Culture et idées

Soutien de Bush et de la guerre en Irak, la revue "Le Meilleur des mondes" esquisse une autocritique

Le Meilleur des mondes, revue trimestrielle parfois présentée de façon un peu rapide comme l'organe des néo-conservateurs français, se désolidarise de la guerre menée en Irak par George Bush, dans l'éditorial de son numéro 7 qui paru vendredi. Ce changement de cap d'un pan intellectuel, lié de près ou de loin à l'ouverture à gauche entreprise par Nicolas Sarkozy, apparaît comme un symptôme qui pourrait s'avérer lourd de sens. Mediapart a donc pris le vent du Meilleur des mondes.

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« Notre position de l’époque, nous n’en rougissons pas. Mais nous devons aussi, sans complaisance à l’égard de nous-mêmes, reconnaître nos erreurs. » Ces deux phrases intriguent, au beau milieu de l’éditorial du n° 7 de la revue Le Meilleur des mondes, publié vendredi 9 mai (lire sous l'onglet Prolonger). Ce trimestriel est un excellent baromètre des humeurs publiques qui agitent la France depuis le 11 septembre 2001. C’est alors que se forma le Cercle de l’Oratoire, à Paris, autour de Michel Taubmann, journaliste responsable d’Arte-Info, et de son épouse, Florence Taubmann, pasteur au Temple de l'oratoire du Louvre.


Ce groupe s'est constitué de philosophes (Monique Canto-Sperber, André Glucksmann, Pierre-André Taguieff), d’écrivains (Pascal Bruckner, Olivier Rolin), d’historiens (Stéphane Courtois, Max Lagarrigue), de spécialistes des relations internationales (Thérèse Delpech, Antoine Basbous, Frédéric Encel), de journalistes (Cécilia Gabizon, Elisabeth Schemla), ou de futurs ministres du gouvernement Fillon (Fadela Amara, Bernard Kouchner). Il devait apporter un soutien sans faille à Washington, offrant « une voix à l’Amérique » (Jean Birnbaum).


Le cercle de l’Oratoire lance une première pétition en faveur de l'intervention de l'ONU en Afghanistan : « Cette guerre est la nôtre » (Le Monde du 8 novembre 2001). Une seconde est publiée dans Le Figaro du 4 mars 2003 : « Avec Washington et Londres, pour le soutien du peuple irakien. » « Sa liberté dépend désormais de la victoire des armées anglo-américaines et de la coalition qui les soutient », affirme ce texte, publié quinze jours avant le déluge des premiers missiles sur Bagdad.


En 2006, Olivier Rubinstein, des éditions Denoël, abrite la parturition d’une revue dont il assume la direction, Le Meilleur des mondes, animé par le noyau initial autour de Michel Taubmann, auquel s’agrègent les journalistes Brice Couturier et Olivier Languepin, les réalisateurs Antoine Vitkine et Raphaël Glucksmann, l’écrivain Marc Weitzmann, ou le journaliste-réalisateur-écrivain Michaël Prazan…

Vacarme antiaméricain

Tout ce monde se défend d’avoir été un réservoir de néo-conservateurs bellicistes, ainsi qu’il regrette d’avoir été caricaturée, notamment, accuse-t-il, par le magazine Marianne. Et, dans son numéro 7, Le Meilleur des mondes reproche encore à la France d’avoir, en 2003, poussé Washington à l’unilatéralisme en s’opposant à la guerre en Irak avec trop de vigueur ostentatoire, «en agitant le chiffon rouge du droit de veto au Conseil de sécurité». Alors si Le Meilleur des mondes persiste, pourquoi ne signe-t-il plus ?

« Nous nous sommes retrouvés piégés par le caractère très idéologique du débat franco-français. À ceux qui affirmaient :
"La guerre est toujours la pire des solutions" ou "Il faut respecter la souveraineté de l’Irak", nous répondions en clamant d’autres grands principes : "droit d’ingérence" et "démocratie ". Nous n’avons pas assez prêté l’oreille à ceux d’entre nous qui, au milieu du vacarme antiaméricain, s’inquiétaient de l’absence de vrais projets politiques, de "building nation", pour l’après-guerre. Hantés par le passé, nous avons vu l’Amérique de 2003 avec les lunettes de 1944. Or George W. Bush n’est pas Franklin D. Roosevelt. Aveuglé par le 11-Septembre, ignorant des réalités du monde, le président américain a conduit son pays et le peuple irakien au désastre. Si nous souhaitons la défaite des terroristes, si nous nous réjouissons de chaque succès de l’armée américaine et de ses alliés en Irak et du recul fragile mais substantiel des violences, nous jugeons très sévèrement aujourd’hui le bilan de l’administration républicaine. George Bush a fait reculer, peut-être pour longtemps, la belle idée de droit d’ingérence, initiée par Bernard Kouchner au Kurdistan au début des années 1990 avec le soutien de François Mitterrand et de Michel Rocard. »



L’éditeur Frédéric Joly (Flammarion), membre du comité éditorial de la revue, décrit celle-ci comme « pluraliste, parcourue de débats vifs et parfois musclés, aussi bien sur la situation intérieure à propos de laquelle s’affrontèrent les partisans, à des degrés divers, de Ségolène Royal et de Nicolas Sarkozy, que sur le plan international, notamment à propos de la visite de Khadafi à Paris. Le rédacteur en chef, dans ce débat permanent, fait preuve d’un équilibrisme prononcé ».

Islamisme radical

Michel Taubmann, rédacteur en chef et signataire de l’éditorial du numéro 7, reconnaît volontiers qu’il s’agit d’une mise au point et qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Mais il tempère : « Nous ne reconnaissons pas tant nos erreurs que celles de l’administration Bush, qui a tenté une action louable (instaurer la démocratie) avec des moyens voués à l’échec et déshonorants. Sur le fond, notre constat demeure juste : la gauche, inadaptée, est empêtrée dans son malaise (malgré les efforts d’un Manuel Valls, auquel nous consacrons ce numéro 7) ; l’anti-américanisme et l’hostilité systématique à Israël continuent, hélas !, sur la lancée que nous dénoncions ; enfin le danger de l’islamisme radical, y compris et même d’abord pour les musulmans, perdure. »

Surtout, Michel Taubmann, qui représente une sensibilité proche des rénovateurs libéraux du PS, s’intéresse moins au passé empli de malentendus selon lui (le bruyant ralliement d’André Glucksmann à Nicolas Sarkozy l’an dernier, qui rejaillit sur la revue à laquelle il appartient), qu’à un futur proche regardé avec une sorte de gourmandise de maître saucier : « Nous sommes à la lisière des libéraux qui restent fidèles à la gauche et de ceux qui ont accepté l’ouverture. Et ça commence à craquer. Jacky Mamou, ancien président de Médecins sans frontières et très proche de Bernard Kouchner, adresse une lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, tardive mais bienvenue, au nom du comité Urgence Darfour, pour fustiger une phrase du président de la République lors de sa prestation télévisée du 24 avril : "La Chine aide le monde dans la crise du Darfour pour éviter le drame." »



Se situant dans une faille de la tectonique politique, Le Meilleur des mondes semble avoir joué puis perdu, à l’instar d’un Jean-Marie Bockel, socialiste rallié au Président Sarkozy, aujourd’hui évincé des affaires « françafricaines » sur pression d’Omar Bongo et consorts. Mais Michel Taubmann fait bonne figure avec cette raillerie : « Si les Etats-Unis avaient réussi en Irak, vous seriez en train de nous féliciter pour notre clairvoyance ; idem si la politique économique de Sarkozy avait été un succès !... »

Cette revue naît de l'ennui

Un tel aggiornamento, non sans contorsions, du Meilleur des mondes, ne semble pas au goût d’un membre du comité éditorial, l’écrivain (longtemps journaliste aux Inrockuptibles) Marc Weitzmann, actuellement à New York : « Je ne m'y reconnais nullement, et pas plus dans la "repentance", que dans les motifs "droits-de-l'hommistes" pour lesquels la revue aurait – première nouvelle – soutenu la guerre. On pourrait parfaitement argumenter au contraire que les meilleures raisons de soutenir cette guerre étaient les plus cyniques. Ou encore que la guerre a permis de créer un champ de bataille limité à un conflit qui, jusque-là, n'avait pas de forme. En tout état de cause, ni l'évaluation de la guerre en Irak aujourd'hui, ni celle de ses raisons valables ou non, ne peuvent être faites aussi vite. » Bref, l’éditorial à paraître lui semble fort éloigné de ce qu’il écrivit dans son dernier livre (publié par Frédéric Joly) : Notes sur la terreur (Flammarion, 220 p., 21 €), paru en janvier.



En 2006, c’est Marc Weitzmann qui rédigea le texte qui avait servi d’éditorial au numéro 1 : « Cette revue naît de l’ennui, de la solitude et du malaise croissant de quelques uns face à une vie publique française qui semble se complaire dans le ressassement de mythes intellectuels usés et de rancœurs politiques impuissantes. »



Nolens volens, il s’inscrivait dans une tradition littéraire incarnée par l’Alfred de Musset de La Confession d’un enfant du siècle (1836) : « Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux mondes quelque chose de semblable à l’océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris. »



Et puis il y avait ce mot, inaugural, d’ennui. L’ennui « fruit de la morne incuriosité », baudelairien à souhait, montrait le mufle dès l’Avertissement au lecteur des Fleurs du mal (« Dans la ménagerie infâme de nos vices,/ Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde… »). Voilà un terme qui érige le provocateur Marc Weitzmann en une sorte de dandy postmoderne : « J'avais effectivement en tête, sinon le dandysme, en tout cas une tradition française qui remonte loin. L'Ennui n'est pas pour rien un thème particulièrement puissant dans la littérature française, de Balzac à Stendhal, Flaubert et Baudelaire, jusqu'à Houellebecq. D'ou cela vient-il ? Faut-il remonter au centralisme politique, à la période révolutionnaire – qui a inventé le terme de terrorisme et la Terreur comme concept politique ? Pourquoi retrouve-t-on ce thème de l'ennui dans la littérature russe – un autre pays puissamment structuré par un pouvoir central et une tradition révolutionnaire autoritaire? Je vous renvoie à ce qu'en disent d'une part Freud ("l'ennui est une forme de haine passive") d'autre part l'américain Saül Bellow, ("l'ennui est une manière d'imposer le pouvoir", ce mélange de terreur et d'ennui n'a jamais été proprement analysé dans son roman Le Don de Humboldt, où le héros consacre une thèse entière au sujet), et enfin Martin Amis (lui-même grand lecteur de Bellow) dans son récent livre The Second Plane justement consacré à la terreur, et qui n'est pas pour rien sous-titré : Terror and Boredom. »

Marc Weitzmann se défend pourtant d'une attitude purement esthétique et se veut politique d’abord : « Convenez du blocage que connaît la France depuis la fin des années 1980. Le deuxième septennat de François Mitterrand, celui de Jacques Chirac suivi de son quinquennat, ne furent que paralysie. De là est née notre exaspération, doublée d’un isolement : nous étions confrontés, dans le milieu culturel et politique, à une langue de bois, notamment à propos du Moyen-Orient, capable de figer et d’ostraciser. En Grande-Bretagne, Martin Amis, Ian McEwan ou Salman Rushdie, depuis les années 2000, sont en butte aux mêmes attaques, bien qu'ils se soient tous trois opposés, dès le départ à la guerre en Irak. Ils sont aujourd'hui labellisés "blitons", soit "néocons anglais", islamophobes et racistes en raison de leur défense de la laïcité et de leurs attaques contre l'Islam radical. C'est dire la confusion qui règne dans les milieux intellectuels européens... »



Marc Weitzmann estime que le premier à se montrer capable d’articuler un discours neuf, qui échappât aux cadenas gaullo-socialistes obsolètes depuis 1989, et alors que la gauche demeurait prisonnière d’un discours de guerre froide, fut Nicolas Sarkozy. Le Meilleur des mondes a-t-il alors recyclé en faveur de ce représentant de la droite la notion de « compagnon de route » jadis accolée au PCF ? « Non, dans la mesure où il est difficile de parler d’idéologie à propos de Sarkozy et que même si nous avons publié un entretien avec lui dans notre numéro 2, nous nous voulons une revue flottante. Enfin, je dois reconnaître que si nous avons vu apparaître au grand jour les lacunes de la gauche au cours de la campagne des présidentielles, nous nous sommes rendu compte que la droite était prisonnière d’un courant anti-libéral et de schémas étatistes, mais après la victoire. Elle est parvenue à mieux celer ses contradictions, jusqu’à l’épreuve des faits… »

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