Il y a d’abord la beauté de la langue arabe, choc esthétique inaugural. Il y a ensuite, sur une vue des toits d’Aix-en-Provence, la musique qui s’échappe d’un oud, sous les doigts du compositeur Moneim Adwan, né en 1970 à Gaza. Ces premiers sons et ces premières images constituent le cauchemar des sots ou des salauds, qui craignent comme la peste le « grand remplacement » – invoqué dès que ces braves gens n’ont plus l’impression de se regarder dans un miroir face à autrui.
Pour tous les autres – l’immense majorité –, le début de ce film sonne telle une promesse inspirée, une voie pleine d’issues, une prophétie généreuse : un enrichissement.
Les Yeux de la parole illustre ce qu’offre un documentaire, lorsqu’il atteint des moments de grâce propres à ce genre cinématographique : le partage, irrigué à la manière d'un goutte-à-goutte spirituel. Un partage qui survient à l’écran pour ensuite s’accomplir parmi les spectateurs. D’où l’intérêt d’aller éprouver, dans une salle, un film pareil.
Il relate, par petites touches agencées, l’expérience d’une jonction réussie entre les échos d’une haute culture arabe et les premières classes (6e et 5e) de Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté) du collège Jas-de-Bouffan – une ancienne ZAC à l’ouest d’Aix –, animé par une équipe pédagogique de toute évidence ardente et tonique.
Accompagner la naissance d’un opéra intitulé Kalîla wa Dimna : voilà ce à quoi sont invités, du haut de leurs 13 ans, les élèves, au long d’une année scolaire qui les verra transfigurés. C’est ce bougé intérieur personnel et collectif que capte le documentaire, tout en nous captivant, tant émeuvent et passionnent l’avancement du projet et sa réception, à l’unisson, par une jeunesse brassée, bigarrée, kaléidoscopique.
À rebours des peurs pseudo-politiques – soufflant sur les braises pour prôner l’enfermement, la séparation, l’épuration –, la culture nous relie. En témoignent les fables animalières de Kalila et Dimna, rédigées en sanskrit vers 200 par un brahmane anonyme – une sorte d’Ésope hindou.
Traduites en persan, elles furent adaptées en arabe, vers 750, par Ibn al-Muqaffa’, qui les acclimata en une sorte d’apologue politique et moral, sur fond d’intrigues de cour rapportées par deux chacals, Kalîla et Dimna. Au XVIIe siècle, dans le royaume de France, Jean de La Fontaine fit son miel d’une traduction française de ces écrits ayant défié le temps et les frontières (Le Chat, la belette et le petit lapin, Les Deux Pigeons et d’autres fables en font foi).
Au bout de tant de siècles, la boucle semble se boucler sous nos yeux, dans un studio de répétition du festival d’Aix et dans les salles de classe du collège Jas-de-Bouffan. Le film montre l’étendue de la séparation, qui ne cesse cependant de se réduire, entre deux mondes : les artistes – ils polissent la quintessence – et les élèves – ils tâtonnent.
Les premiers, sur scène ou dans les coulisses, s’interrogent à haute voix – séquence ô combien vivifiante sur des questions de traduction (avec toutefois un détour scientifiquement contestable sur l’étymologie du mot charabia, mais ne chipotons pas !). Les seconds, sur les bancs du collège, voguent sur Google à la recherche de jalons. Une jeune fille crève l’écran, tant sa délicieuse ignorance, doublée d’un culot d’acier, illustrent, avec une vis comica impayable, l’importance du travail pédagogique en cours : « La bande de Gaza, c’est en Algérie, j’te dis ! » Quelques clics plus tard : « C’est en Palisteur ! Le Palistin, t’inquiète, je sais, le Palistin, c’est en Algérie ! »
La grande force des Yeux de la parole consiste non pas à fabriquer un exemplum, mais à montrer ce qui cloche et ce qui se répare, les fossés qui se comblent : ce que suture une œuvre en progrès, capable de fédérer bien davantage que tous les prétendus plans d’un ministre de l’éducation ! À ras d’humains, en partant des lacunes, une équipe pédagogique hausse, hisse, instruit. En s’appuyant sur des connaissances enfouies chez Fatima ou Aziz, par exemple, qui deviennent des truchements, à la faveur de mots ou d’expressions arabes mis sur la table et mutualisés.
Le documentaire joue de bout en bout sur les télescopages entre une culture engloutie et les instruments contemporains qui permettent de la redécouvrir : Internet s’immisce, WhatsApp règne, Skype prévaut. Électronique à tous les étages…
La figure du poète syrien Fady Jomar, persécuté par le régime Assad, exilé en Allemagne, qui a coécrit le livret de l’opéra en adaptant Kalila et Dimna, fait surgir la question de l’exil, des frontières, des migrants… Les chants qui s’élèvent nous paraissent à la fois immémoriaux et commentant l’actualité : « Soyons une route qui rapproche les éloignés » ; « seule l’oppression est sans frontière » ; « même si vous tuez un poète, mille chansons lui survivront ».
Jointoyer ce qui semble disloqué, telle est la morale d’un film qui, par la grâce d’un montage aux aguets, épingle aussi bien le lapsus d’un collégien (« je jure sur le Coran… euh ! la couronne ») que l’enlacement bouleversant de mélopées orientales et d’une suite de Bach interprétée au violoncelle par Yassir Bousselam.
Filmer la rencontre et la reconnaissance, par-delà une fracture Nord-Sud, par-delà notre société d’apartheid à la française, par-delà le racisme, les préjugés, l’ignorance et l’indifférence : tel est le pari, réussi jusqu’à chambouler au plus profond des consciences, des Yeux de la parole.
La dernière scène montre nos collégiens s’installant parmi les fauteuils rouges du théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence pour assister, enfin, à la première de Kalîla wa Dimna, mis en scène par Olivier Letellier assisté de Sacha Todorov. Sous les dorures d’une salle à l’italienne, cette jeunesse venue d’une cité, issue de l’immigration – selon les expressions terriblement consacrées – trouve place. Elle est à sa place. À ses yeux et aux nôtres ; sans conteste. Voilà ce que parvient à matérialiser, après une exploration palpitante des cheminements de la création, ce documentaire engagé au meilleur sens du terme : témoin de la dignité humaine ; auxiliaire de vie, de finesse et de savoir ; complice des soubresauts intérieurs que provoque une exposition radicale aux sons, aux sens, aux choses de l’esprit. Transmission réussie !
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Les Yeux de la parole,
en salles le 13 mars 2019.
Réalisation : David Daurier & Jean-Marie Montangerand
Montage : Victor R. Ulloa
Image : David Daurier
Son : Jean-Marie Montangerand
Traduction : Sonia Gharbi
Mixage : Colin Idier
Étalonnage : Alexandre Sadowski