En affirmant la « ressemblance » entre notre temps et les « années 1930 », le président de la République a réactivé le spectre du fascisme et le clivage politique et intellectuel qui s’est noué autour de l’usage de ce terme. Emmanuel Macron ne fait ainsi guère que prolonger son agenda consistant à rejouer, aux élections européennes, le second tour de la présidentielle de 2017, entre autoproclamés « progressistes », censés être les seuls remparts de la démocratie, et dangereux « populistes », amalgamés et soupçonnés de dérives fascisantes.
Une telle sortie a, encore une fois, divisé les rangs intellectuels, entre celles et ceux qui s’évertuent à souligner les spécificités de l’entre-deux-guerres et d’autres, inquiets que le fait de souligner les singularités indéniables du fascisme historique n’en vienne à obscurcir les dynamiques d’extrême droite contemporaines.
L’historien Serge Bernstein a ainsi jugé, dans une tribune récente, que la thèse d’un retour aux années 1930 était « insoutenable », en raison non seulement des différences structurelles entre les années 1930 et les années 2010, mais aussi parce que « l’histoire n’est pas une science exacte, où les mêmes causes produiraient automatiquement les mêmes effets ».
Pascal Ory, autre historien, lui a répondu que « l’analogie » était possible et avait « pour premier mérite de faire réfléchir » à des configurations sociales au sujet desquelles il serait possible de dresser certains parallèles.
Les deux historiens ne faisaient ainsi qu’illustrer un clivage intellectuel récurrent depuis quelques années et la montée en puissance, voire l’accès au pouvoir, de forces droitières et autoritaires, dont Trump, Bolsonaro ou Erdogan sont les emblèmes. Ce clivage divise, y compris parmi des chercheurs qui partagent des positions politiques proches puisque, par exemple, Wendy Brown, dans son dernier livre, récuse la comparaison entre le moment contemporain et le fascisme historique, tandis qu’Éric Fassin la promeut.
À la différence de ceux qui, à l’instar de l’historien Robert Paxton, spécialiste de Vichy, convoquent la réalité du fascisme historique pour en souligner les différences avec l’époque contemporaine, Éric Fassin juge en effet qu’il « importe aujourd’hui d’appeler un chat un chat : refuser de nommer ce néofascisme autorise à ne rien faire. La rigueur intellectuelle scrupuleuse de quelques-uns sert de prétexte à la molle lâcheté politique de beaucoup ».
L’histoire nous rappelle certes que les dynamiques d’extrême droite prospèrent sur la réticence des contemporains à mesurer la proximité du gouffre et leur tendance à se voiler la face par tous les moyens possibles. Mais elle nous enseigne aussi que véhiculer aujourd’hui un imaginaire politique dominé par les Chemises brunes et la marche au pas de l’oie est susceptible de faire manquer les visages que prennent les menaces contemporaines.
L’utilisation, ad nauseam et à mauvais escient, des « gimmick paresseux » du retour-des-années-1930 ou des heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire oublie en effet ce que disait déjà l’écrivain George Orwell au sortir de la Seconde Guerre mondiale : « Lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon. »
Dans cette configuration, la question de savoir si l’on est ou non dans un moment politique qui peut se prêter au fascisme est peut-être secondaire, comparée à celle de savoir comment résister à ces dynamiques droitières et autoritaires. Deux livres de facture différente, publiés en cette rentrée, jugent ainsi urgent de théoriser, développer et réarmer un antifascisme contemporain.

Le premier, du sociologue Ugo Palheta, s’intitule La Possibilité du fascisme – France, la trajectoire du désastre (éditions La Découverte). Ce n’est pas un livre sur l’extrême droite, mais une tentative d’élaboration des possibilités de résister à une configuration politique et sociale mortifère.
Pour lui, « certes, il ne s’agit pas d’un “retour des années 1930”, formulation contre-productive tant elle laisse entendre un recommencement à l’identique, mais le fascisme s’inscrit dans notre époque comme une possibilité concrète ». Toutefois, il existerait bien une « actualité » du fascisme, qui n’est synonyme ni « d’imminence » ni d’inexorabilité.
Le maître de conférences à l’université de Lille appelle pour cela de ses vœux un antifascisme menant « de front le combat contre ce néofascisme en gestation, et contre la triple offensive – néolibérale, autoritaire et raciste – qui en nourrit la progression ». Et il juge que ce nouvel antifascisme ne pourra émerger qu’en étant « capable de mener de front le combat contre l’extrême droite et celui contre les politiques destructrices qui favorisent son ascension ».
Le sociologue est conscient que le terme même d’antifascisme véhicule des images et des imaginaires surannés. « Comment hériter de l’antifascisme sans se contenter d’en reproduire les formes passées ou, pire, d’en mimer les postures ? » interroge ainsi le sociologue.
Pour Ugo Palheta, la réponse à cette question est triple. Il s’agit d’abord de « se défaire de l’idée, confortable mais impuissante, qu’il suffirait d’opposer au FN soit les “valeurs républicaines”, dont la réalité est démentie quotidiennement pour la majorité de la population, soit un “front républicain”, constitué d’organisations directement impliquées dans la destruction des conquêtes sociales et démocratiques, dans la banalisation du racisme et, ainsi, dans la progression de l’extrême droite ».
Pour le chercheur, il suffit en effet de « comparer la réaction populaire massive lorsque Jean-Marie Le Pen était parvenu au second tour de l’élection présidentielle en 2002, et son absence quasi totale lorsque sa fille a fait de même en 2017 », pour constater « la dévaluation de ce pseudo-antifascisme pour soirées électorales ».
Mais s’il s’agit « d’abord de refuser la réduction de l’antifascisme à une simple rhétorique anti-FN réservée aux entre-deux-tours », une seconde tentation doit être évitée, car elle constitue aussi une « impasse mortelle ». Elle prend la forme d’un « maximalisme bavard » et revient à « opposer et substituer la visée révolutionnaire au combat antifasciste, mais aussi aux luttes antiracistes, féministes ou encore écologistes, qui constitueraient autant d’illusions et de dérivatifs ».
Toutefois, éviter les deux écueils que sont « opportunisme et sectarisme » ne suffit pas encore à définir « positivement une stratégie antifasciste pour notre temps ». Après, en août 2017, la bataille de Charlottesville, cette cité de Virginie où des militants et militantes antifascistes – dont l’une fut tuée – affrontèrent les néonazis et les suprémacistes, Charles Post, militant antifasciste et cinéaste, avait proposé de distinguer entre, d’un côté, les idéologues ou politiciens populistes de droite (Trump, Bannon, etc.) et, de l’autre, les groupes authentiquement fascistes (KKK, Soldiers of Odin, etc.).
Pour lui comme pour nombre de militants antifascistes, dans la mesure « où les seconds emploient essentiellement des méthodes d’intimidation et de terreur, ils devraient être empêchés par tous les moyens nécessaires, y compris la violence, de s’exprimer ». Au contraire, il faudrait combattre politiquement les premiers et recourir « à des moyens qui ne sont plus simplement intellectuels mais incluent évidemment les grèves, les manifestations… ».
Cependant, pour Ugo Palheta, le cas de l’alt-right états-unienne pose « des difficultés, dans la mesure où ses discours encouragent objectivement la violence à l’encontre des minorités ». Cet exemple fait voler en éclats la dichotomie qui a longtemps réservé aux antifascistes le combat de rue contre les groupuscules fascistes et aux forces politiques progressistes institutionnelles l’opposition aux personnalités ou groupes politiques se revendiquant d’une droite extrême.
Pour le sociologue, le troisième point important, en vue de constituer un combat antifasciste contemporain et pertinent, impose alors de « refuser la tentation de réduire l’antifascisme à la pratique (nécessaire) de l’autodéfense visant à faire reculer le mouvement fasciste ». On ne saurait, juge-t-il, « écraser le fascisme par une simple tactique défensive impliquant de refuser à l’extrême droite l’occupation de la rue ».
Pour lui, le combat contre l’extrême droite doit s’articuler autour de « trois axes politiques fondamentaux : l’opposition au néolibéralisme ; la bataille contre le durcissement de l’autoritarisme de l’État ; la lutte contre la xénophobie et le racisme ». Ce qui supposerait la « constitution d’un bloc subalterne, unifiant les classes populaires blanches et non blanches autour d’un projet de rupture politique et de la perspective d’un pouvoir anticapitaliste, démocratique et décolonial ».
Le « fascisme vole à la gauche son idéologie, ses stratégies, son imagerie et sa culture »
Dans l’attente de ce bloc qui semble aujourd’hui politiquement bien lointain, l’historien Mark Bray cherche, lui, à tirer les leçons de l’antifascisme d’hier pour élaborer celui d’aujourd’hui. Ce chercheur et militant publie, aux éditions Lux, L’Antifascisme. Son passé, son présent, son avenir, fondé sur des entretiens avec des militants « antifas » d’hier et d’aujourd’hui, en Europe et en Amérique du Nord.

Cet ouvrage veut offrir « à une nouvelle génération d’antifascistes l’histoire et la théorie nécessaires pour enrayer la renaissance de l’extrême droite » en prenant en compte les « bouleversements culturels et les avancées technologiques » qui ont « transformé la manière dont les antifascistes s’organisent et se présentent au monde ». Et alors qu’on s’est longtemps contenté de calibrer « les stratégies et les tactiques de l’antifascisme d’après-guerre par rapport à la réapparition potentielle d’une organisation fasciste ».
Pour Mark Bray, il existe plusieurs leçons d’histoire utiles pour les antifascistes d’aujourd’hui : notamment le fait que les fascistes ont toujours « gagné le pouvoir légalement » ; que le fascisme n’a pas été « suffisamment pris au sérieux avant qu’il ne soit trop tard » ; que le « fascisme vole à la gauche son idéologie, ses stratégies, son imagerie et sa culture », ou encore que « le fascisme n’a pas besoin de beaucoup de fascistes pour advenir ».
L’ouvrage de l’historien se concentre notamment sur la légitimité des antifascistes à empêcher les prises de parole fascisantes et sur la manière dont ces combats peuvent entrer en conflit avec le droit à la libre expression. À partir de l’exemple de Milo Yiannopoulos, figure de l’alt-right, qui n’avait pas pu s’exprimer sur le campus de Berkeley au début de l’année 2017, Mark Bray conteste l’idée que les antifascistes seraient des « ennemis de la liberté d’expression ».
Pour lui, ces actions sont légitimes à l’encontre de prétendues « opinions » qui auraient droit de cité parmi d’autres. L’historien rappelle ainsi que le prétendu « droit de remettre en cause l’humanité d’autres personnes n’est pas sans conséquences. Le 20 mai 2017, un étudiant suprémaciste blanc de l’université du Maryland, membre du groupe Facebook “Alt-Reich”, poignarde à mort un étudiant afro-américain ».
Un précepte récemment suivi par les antifascistes français qui ont expulsé manu militari Yvan Benedetti, porte-parole du Parti nationaliste français (PNF) et ancien leader de l’Œuvre française, de la manifestation des gilets jaunes le 1er décembre dernier.
Tout en acceptant l’idée que le recours à des formes d’action directe puisse constituer une composante de l’action antifasciste, l’historien juge toutefois que « la violence représente une toute petite partie, néanmoins vitale, de l’antifascisme » et rappelle que la vaste majorité des tactiques antifascistes n’implique aucune forme de violence. Les « antifascistes, écrit-il, font des recherches sur les fascistes en ligne, sur le terrain, et parfois les infiltrent ; ils les balancent, poussent les organismes culturels à les renier, font pression sur leurs employeurs pour qu’ils les licencient et demandent aux salles d’annuler leurs concerts, conférences et réunions, ils organisent des événements éducatifs, des groupes de lecture, des entraînements… ».
Mark Bray donne ainsi de nombreux exemples, comme celui des antifas de Copenhague, qui ont « concocté un plan très simple et qui s’est avéré plutôt efficace » : appeler les parents des adolescents fascistes pour leur dire ce dans quoi leurs enfants étaient embrigadés… Ou encore le « groupe d’aide » mis en place par des antifascistes danois pour aider les néonazis à quitter leur mouvement.
Pourquoi alors, interroge-t-il, les Américains sont-ils dans leur immense majorité allergiques « non seulement à l’idée de se battre physiquement contre les fascistes et les suprémacistes blancs, mais aussi à celle d’empêcher sans violence leurs discours en faveur d’un IVe Reich » ?
Pour lui, la réponse tient au fait que, « malgré l’encre qui coule à propos de “Trump, ce fasciste”, depuis le centre-gauche et les soutiens de Hillary Clinton, très peu croient vraiment qu’un régime fasciste puisse se matérialiser en Amérique ». En effet, beaucoup continuent de véhiculer ainsi un imaginaire totalitaire que des décennies de libéralisme paraissent prévenir et gardent « une foi absolue dans le pouvoir de la sphère publique, qui trierait les idées fascistes, et dans les institutions gouvernementales, qui déjoueraient leur avancée ».
À partir de ses réflexions et de sa traversée transnationale des mouvements antifascistes, l’historien juge urgent de développer, outre des formes d’action déjà repérées, ce qu’il désigne comme un « antifascisme du quotidien », car le « spectacle exceptionnel de militants antifascistes affrontant des nazis ne suffira pas pour endiguer la vague trumpiste ».
Pour Mark Bray, « si l’objectif de l’antifascisme en général est d’empêcher que les nazis ne paraissent en public sans être contestés, alors celui de l’antifascisme du quotidien est d’augmenter le coût social des comportements oppressifs, au point que ceux qui les endossent ne voient d’autres possibilités que de rester dans l’ombre ».
L’auteur rappelle que cet antifascisme du quotidien qu’il espère voir émerger n’est pas sans conséquences, parfois graves, puisqu’à Portland, en mai 2017, trois jeunes gens qui tentèrent de protéger une musulmane portant le voile des assauts d’un suprémaciste blanc furent tués, pour deux d’entre eux, et blessé pour le dernier.
« Chaque fois, conclut alors Mark Bray, que quelqu’un prend position contre une intolérance transphobe ou raciste – en la dénonçant, en boycottant, en humiliant, en arrêtant une amitié –, il met un regard antifasciste en pratique et contribue à étendre l’antifascisme du quotidien et à repousser la vague de l’alt-right, de Trump et de leurs partisans. Notre but devrait être que d’ici à vingt ans, ceux qui ont voté Trump soient bien trop mal pour le dire à voix haute. » Vaste programme…