Conséquence d'erreurs politiques en chaîne et de structures trop rigides, l'archipel a cumulé deux tares redoutables à la fin du XXe siècle: une croissance atone (stagnation) et des prix en baisse (déflation), qui ont abouti à un creusement gigantesque de sa dette, à près de 200% de son Produit intérieur brut en 2010 (contre 82,5% attendu pour la France et 113% pour la Grèce). Un avant-goût de cette croissance molle et fragile qui semble se profiler pour l'Europe, confrontée à l'explosion de ses finances publiques? Lors d'un débat organisé le 4 mars à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris, Robert Boyer, spécialiste des crises du capitalisme, s'est employé à discuter du bien-fondé de cette inquiétante comparaison.
Insistant sur l'«originalité» de la crise en cours, avec sa «combinatoire très spécifique», l'économiste, éminent représentant de la théorie de la régulation (lire sous l'onglet Prolonger), a rappelé l'«incertitude souvent radicale qui régit les sorties de crise». Manière de prendre ses précautions avant d'entrer dans le vif du sujet: sur la gestion de la dette, la régulation de la finance, ou le retour de l'inflation, l'expérience japonaise est riche d'enseignements.
Quand rétablir les finances publiques?
Prenons la dette nippone. Pourquoi n'inquiète-t-elle pas au moins autant que les finances grecques? En fait, ce n'est pas tant le volume de dette qui importe, que l'identité de ses propriétaires, plus ou moins réactifs aux annonces des agences de notation, plus ou moins soucieux de leurs rendements sur les obligations. Or, la dette japonaise est «domestique»: ce sont avant tout les banques de l'archipel qui la détiennent. «Une affaire de famille», résumait, lors du même débat, Christian Sautter, l'ancien ministre de l'économie (1999-2000). Rien à voir avec la Grèce, ou les Etats-Unis, dont la dette est en grande partie (et de plus en plus) aux mains des étrangers.Robert Boyer fait de cette «diversification et internationalisation des titres publics des pays de la zone euro», l'une des grandes différences entre le Japon des années 90 et la zone euro aujourd'hui. L'an dernier, la Banque centrale européenne (BCE) détenait 41% de la dette, contre près de 21% pour le reste du monde. Une dette en partie disséminée partout dans le monde, qui facilite les mécanismes de spéculation. D'autant que «la violence et l'instabilité des jugements» des marchés se sont accrues ces dernières années.
Quand agir pour rétablir les finances? C'est un «dilemme», pour Boyer. D'un côté, il faut agir le plus tôt possible, si l'on veut restaurer la confiance sur les marchés. De l'autre, attendre (sans doute longtemps) qu'il existe un soutien des opinions publiques sur la question. De toute façon, les trois solutions disponibles pour réduire la dette ne sont pas convaincantes. Austérité budgétaire et hausse des impôts? Cela pourrait tuer dans l'œuf la fragile reprise. Accélération de la croissance? Peu crédible pour les vieux pays industrialisés d'Europe... Laisser filer l'inflation? Mais les marchés risquent de perdre la tête. Alors quoi? «Le défaut d'un pays peut arriver», lâche Robert Boyer, qui rappelle les précédents – Russie 1991, Russie 1998, Argentine 2001.