Économie et social

EADS: le rapport qui accuse dirigeants et actionnaires

Mediapart s'est procuré le rapport d'enquête de l'Autorité des marchés financiers sur EADS, dont la synthèse est téléchargeable sur notre site. Les enquêteurs y relèvent les ventes massives d'actions réalisées par la plupart des dirigeants d'EADS et ses actionnaires de contrôle, Lagardère et DaimlerChrysler. Des cessions qu'ils auraient dû s'abstenir de faire, alors qu'ils étaient détenteurs d'au moins trois informations privilégiées: un budget-plan qui montrait une nette dégradation de la rentabilité future d'Airbus dès juin 2005, des problèmes d'industrialisation de l'A 380, une révision complète du programme de l'A 350.

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C'est le rapport que tout le monde attend. Un long rapport de quatre-vingt-quatorze pages, dont Mediapart a pu prendre connaissance. Dans un style précis, les enquêteurs de l'autorité des marchés financiers (AMF) y retracent toutes les informations qui ont circulé chez EADS au cours de cette période décisive, entre le 1er mai 2005 et le 13 juin 2006 (lire en pièce jointe, la synthèse du rapport de l'AMF).

Ils s'efforcent de démêler les écheveaux du connu et du plausible pour retrouver les faits. Avec une préoccupation constante : « Les actionnaires de contrôle et les principaux dirigeants du groupe EADS disposaient-ils, lorsqu'ils ont cédé leurs titres, d'informations que le marché n'avait pas et qui auraient dû les conduire à s'en abstenir ? Le cas échéant, le marché aurait-il dû, ou non, avoir ces informations ? »

Car il faut bien tenter d'élucider les ventes d'actions par les dirigeants et les actionnaires d'EADS entre novembre 2005 et avril 2006, deux mois avant que le groupe ne fasse état des ses problèmes sur l'A380 et l'A350. Des cessions massives, comme le constate le rapport. «Entre le 19 juillet 2005 et le 13 juin 2006, sur les 21 membres des comités exécutifs d'EADS et d'Airbus, 17 ont cédé un montant total de 1.708.600 actions issues de l'exercice de leurs stock-options pour une plus-value brute de près de 20 millions d'euros. Parmi eux, 11 des dirigeants du groupe ont exercé l'intégralité de leurs options exerçables au 13 juin 2006, c'est-à-dire celles issues des plans d'attribution des exercices 2000 à 2003.»

Avant de relever une étrangeté: « Pourtant, pour les dirigeants imposables en France, les options issues des plans de 2002 et 2003 étaient fiscalement indisponibles, puisqu'elles avaient été attribuées moins de quatre ans auparavant, si bien que la plus-value résultant de leur vente fut imposée en tant que salaire. » Une incongruité en regard des trésors d'imagination auxquels peuvent avoir recours les dirigeants pour ne pas payer un centime de trop au fisc.

Autre observation surprenante : « 95% des titres cédés l'ont été soit entre le 9 et le 29 novembre, soit entre le 8 et le 24 mars [...] Aucune transaction n'est intervenue, en revanche, lors de la fenêtre suivante, ouverte du 16 mai au 5 juin 2006, et la fenêtre d'exercice précédente, ouverte du 27 juillet au 16 août 2005, n'a été que marginalement utilisée. » Interrogés lors de leur audition, plusieurs dirigeants ont avancé que lever leurs options à ces dates n'aurait pas été intéressant, le cours de l'action étant inférieur à celui de l'option.

Ce que contestent partiellement les enquêteurs de l'AMF, au moins pour les options attribuées en 2000 et 2002. Ils remarquent aussi que si le cours du titre rendait la vente plus attractive à partir de novembre 2005, « le caractère massif des cessions observées pourrait aussi a contrario témoigner d'une absence de confiance dans la poursuite de la progression du cours».

2 milliards pour chacun des deux actionnaires de contrôle

Le comportement des deux actionnaires principaux, les groupes Lagardère et DaimlerChrysler, suscite encore plus d'interrogations chez les enquêteurs de l'AMF. En avril 2006, chacun d'entre eux a réalisé une vente à terme « de plus de 61 millions d'actions EADS pour un montant proche de 2 milliards d'euros », écrit le rapport.

Ces opérations, envisagées dès la fin du printemps 2005, ont été retardées en raison des discussions « avec le gouvernement français et la présidence de la République mais aussi avec le gouvernement allemand ». Finalement, ce n'est que fin mars 2006 que les deux groupes ont obtenu le feu vert.

Le 4 avril, ils annonçaient leur désengagement partiel. Lagardère faisait sa cession à cinq institutionnels par le biais d'une opération montée par la banque Ixis. DaimlerChrysler vendait dans le cadre d'un placement privé, organisé par JP Morgan et Morgan Stanley. Les ventes se sont pour chacun réalisées au prix de 32,60 euros par titre.

« Dans un cas comme dans l'autre, l'enquête a permis d'établir que l'engagement d'opérations à terme a été motivé par la volonté de bénéficier d'une fiscalité plus favorable à compter de 2007. Dans ces conditions et alors qu'aucun des deux groupes n'avait à faire face à un besoin de trésorerie pressant en 2006, la décision de DaimlerChrysler et de Lagardère de procéder à des opérations à terme assises sur le prix du marché d'EADS de 2006, plutôt que d'attendre 2007 pour réaliser une cession au comptant, pourrait témoigner d'une anticipation par les deux actionnaires de contrôle privés d'EADS d'une baisse future du cours du titre, interprétation que ni l'analyse détaillée de la chronologie et des modalités des opérations ni les explications recueillies auprès des deux groupes n'ont permis d'écarter. »

Ces ventes massives, ces actions qui semblent brusquement brûler les doigts amènent à une question. Qui savait quoi et à quelle date ? Les conclusions du rapport à ce sujet sont sans réserve. « Les investigations ont permis d'identifier trois informations privilégiées, détenues, en totalité ou en partie par les dirigeants d'EADS et ses actionnaires de contrôle, antérieurement à leurs interventions directes ou indirectes sur le marché du titre EADS ».

Une dégradation à venir d'Airbus notée dès juin 2005

La première est relative au budget-plan établi par EADS afin d'avoir une vision prévisionnelle sur trois ans. « L'enquête a mis en évidence le fait dès le mois de juin 2005, alors même que l'annonce par Airbus au cours du salon du Bourget d'un nombre de commandes exceptionnel marquait le début d'une phase de hausse significative du titre EADS, les principaux dirigeants et les actionnaires de contrôle du groupe ont pris conscience, à l'inverse, de la probable dégradation à moyen et long terme de la rentabilité prévisionnelle d'Airbus et du groupe », souligne le rapport d'enquête.

A la fin du premier semestre 2005, Airbus se rend compte en effet que l'augmentation des frais de recherche et développement induits par l'A350, les pénalités de retard liées à la première révision en mai 2005 du calendrier de livraison de l'A380, l'augmentation des coûts de production, la dégradation constatée des prix de vente de l'ensemble de la gamme vont avoir des effets négatifs sur son résultat d'exploitation (EBIT).

Lors du conseil d'administration d'EADS, le 7 juin 2005, Airbus présente des prévisions sensiblement en baisse pour 2007 : son résultat d'exploitation prévisionnel ne serait plus que 1,7 milliard d'euros contre 2,6 milliards prévus dans le plan élaboré six mois auparavant et sa marge opérationnelle ne s'établirait plus qu'à 6,5% au lieu de 9,9%.

«Consécutivement, indique le rapport, l'Ebit prévisionnel d'EADS pour 2007 est estimé, en juillet 2005, à 2,6 milliards d'euros contre 3,5 milliards» six mois plus tôt. « Selon les déclarations concordantes d'Arnaud Lagardère et de Manfred Bischoff [représentant du groupe DaimlerChrysler], c'est précisément à la fin du printemps ou au début de l'été 2005 qu'a été entamée la concertation entre les deux actionnaires de contrôle privés d'EADS, en vue de la réalisation d'une opération de désengagement partiel simultanée du capital du groupe », relève incidemment le rapporteur de l'enquête.

Cette dégradation des perspectives futures ne pourra pas être corrigée au fil des mois. Dans le même temps, le marché continue lui à parier sur une amélioration des résultats à venir. Les directions financières d'EADS et d'Airbus insisteront plusieurs fois sur les divergences d'appréciation entre les prévisions du groupe et les estimations du marché. « Sans qu'il y soit remédié », insistent les enquêteurs.

Le devoir d'abstention

La deuxième information porte sur l'A380. « Au plus tard le 1er mars, les membres du comité exécutif d'Airbus et de son comité d'actionnaires avaient été informés [...] que la livraison des sections de l'appareil à la chaîne d'assemblage finale de Toulouse avait été interrompue et qu'une replanification du programme de production avait été engagée. »

La troisième information privilégiée, selon le rapport, est relative à l'A350. D'après l'enquête, les actionnaires et les dirigeants ont su «au plus tard le 7 mars» que les coûts de développement de programme avaient augmenté de près de 30%, et que sa part de marché attendue s'était dégradée face à l'avion concurrent de Boeing, le B 787 Dreamliner, «conduisant à la constatation de ce que la valeur actuelle nette du programme était devenue négative ».

Toutes ces informations auraient-elles dues être rendues publiques ? Le rapport de l'AMF à ce sujet est nuancé. Pour certaines, comme l'A 380, oui, assurément. Pour d'autres, comme le budget prévisionnel, il est moins définitif. Il constate, en tout cas, que jamais le groupe EADS n'aurait dû laisser s'installer une telle différence d'appréciation de la situation avec le marché.

Les dirigeants et les actionnaires qui ont vendu pendant cette période cruciale, eux, auraient dû y renoncer, car ils étaient détenteurs d'informations privilégiées. Il note, à ce titre, que Hans-Peter Ring, directeur financier, et qui devait donner son accord pour toute levée d'options, « ne leur a pas interdit de céder leurs titres, comme il en avait pourtant le pouvoir ».

Dix-sept personnes se retrouvent soupçonnées d'avoir manqué à l'obligation d'abstention définie par le règlement de l'AMF. Parmi les membres du comité exécutif d'Airbus sont ainsi mis en cause Olivier Andriès, Charles Champion, Henri Coupron, Alain Flourens, Gustav Humbert, John Leahy, Erik Pillet, Andreas Spert, Thomas Williams. Comme membres du comité exécutif d'EADS et du comité des actionnaires d'Airbus, on retrouve Thomas Enders, Noël Forgeard, Jean-Paul Gut. En tant que membres du seul comité exécutif sont soupçonnés François Auque, Fabrice Brégier, Ralph Crosby, Jussi Itavuori et Stefan Zoller. Et, enfin, les deux actionnaires de contrôle, DaimlerChrysler et Lagardère.

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