Depuis sa naissance en 1999, l'euro a protégé l'économie européenne de nombreux chocs externes, mais la baisse du dollar face à la monnaie unique approche des niveaux dangereux pour le fonctionnement même de la zone euro.
«A un certain niveau de parité, cela risque de conduire à une situation dans laquelle une politique monétaire qui est souhaitable pour certains pays devient intolérable pour d'autres, parce que l'asymétrie est trop forte, en particulier vis-à-vis de ces problèmes de taux de change. Ce qui se traduirait de nouveau par des tensions politiques et la difficulté à conduire une politique monétaire commune», estime Jean Pisani-Ferry, le directeur de Bruegel, le laboratoire économique basé à Bruxelles.
Le dollar a touché lundi un nouveau plus bas historique face à la devise européenne, approchant le seuil de 1,60 dollar pour un euro, et pourrait encore pâtir de la nouvelle réduction de ses taux d'intérêt par la Réserve fédérale des Etats-Unis. En un an, le recul du billet vert face à la devise européenne atteint 16%.
L'économie européenne, globalement peu ouverte sur l'extérieur, est a priori capable d'encaisser une pression temporaire ou une appréciation face au dollar que compenserait une dépréciation vis-à-vis des monnaies aisatiques. Par contre, «le risque devient élevé si cette appréciation de l'euro est durable, et face à toutes les autres monnaies. Cela veut dire un choc très violent, en termes de compétitivité externe et de structure de l'économie».
En effet, explique l'économiste, «nous partons d'une situation dans laquelle certains pays ont des niveaux de compétitivité plus élevés par rapport à d'autres dans la zone euro. L'Allemagne est aujourd'hui dans une bien meilleure position que l'Italie, la France ou le Portugal. Pour les pays en retard de compétitivité par rapport au reste de la zone, cette appréciation de la monnaie unique est beaucoup plus difficile à supporter. D'où les différences dans les réactions politiques».
«Cette situation asymétrique préexistait,remarque l'économiste, mais elle est rendue difficilement tolérable du fait du ralentissement de la croissance et des tensions sur les taux de change.»
La chute accélérée du dollar pourrait venir mettre à mal la position constante de la BCE et de son président Jean-Claude Trichet, pour qui les divergences de situations nationales qui existent au sein de la zone euro ne sont pas supérieures à celles que l'on constate à l'intérieur des Etats-Unis. Et ne font par conséquent pas obstacle au fonctionnement d'une politique monétaire commune.
La BCE ne peut pas suivre la Fed
La situation actuelle sur les marchés de change «s'explique en bonne partie par la réaction divergente de la politique monétaire du côté américain et du côté européen. La Fed affiche une politique de gestion du risque financier et indique qu'elle est prête à baisser ses taux d'intérêt autant qu'il sera nécessaire, tandis que la BCE manifeste ses craintes sur l'inflation. Que cela ait conduit à faire décaler le dollar n'est pas anormal».Du point de vue de la BCE, «la perspective est clairement différente entre les Etats-Unis et l'Europe. Il n'y a pas de crise immobilière généralisée en Europe. Les prix n'ont pas monté en Allemagne. Il y a certes des difficultés en Espagne ou Irlande, mais pas de crise généralisée. Cette asymétrie assez forte entre les situations américaine et européenne tient à l'origine même de la crise».
En outre, «les Etats-Unis sont aujourd'hui au bord de la récession ou déjà en récession, alors que l'Europe est seulement dans une phase de ralentissement. La politique monétaire européenne, tous comportements ou préférences mis à part, ne peut pas être la même. On ne peut pas dire que la BCE va suivre la Fed et parviendra ainsi à effacer l'impact sur le taux de change».
Avec l'aggravation de la crise financière, la chute du dollar pourrait entrer dans une spirale incontrôlable. Dans un éditorial très sévère sur la politique suivie par la Fed, le Wall Street Journal tirait mardi la sonnette d'alarme. «La Fed doit restaurer sa crédibilité monétaire, sinon la panique d'aujourd'hui peut devenir le krach de demain», écrivait le quotidien des milieux d'affaires.
En effet, explique le patron de Bruegel, «la vitesse à laquelle vont les événements et les conséquences pour des pays dont la monnaie est accrochée au dollar, comme la Chine ou les pays du Golfe, mais pour qui la politique monétaire (de baisse des taux) ne correspond absolument pas à la situation inflationniste qu'ils traversent, pourraient déboucher sur un scénario de défiance à l'égard du dollar».
Or, rappelle l'économiste, «les Etats-Unis connaissent des déficits extérieurs considérables, leur actif net est massivement négatif. On peut imaginer qu'un jour l'acheteur marginal de dollar, qui ces dernières années achetait tout ce qui se présentait, ne sera plus là».
Il s'agit, rappelle-t-il, «de banques centrales de pays émergents, surtout asiatiques, notamment la Chine, en fait d'Etats agissant par différents canaux, et non de détenteurs de capitaux privés».
Un volume considérable de travaux théoriques est venu justifier cette situation anormale, que l'on invoque la profondeur et la liquidité des marchés de capitaux aux Etats-Unis ou les rendements supérieurs offerts par les placements en dollar.
Mais, dit Jean Pisani-Ferry, «ces théories ont des limites. Et notamment, le fait que l'euro soit devenu à bien des égards un substitut au dollar. On pourrait donc assister à un basculement d'actifs sur l'euro avec des conséquences encore plus fortes que ce qu'on a vu jusqu'à présent pour l'appréciation de la devise européenne».