Série Épisode 2 Travailler, être surveillé

Le télétravail sous haute surveillance

Analyse du temps de pause, de la participation aux réunions ou de la cadence de réponses aux mails : avec l’émergence du télétravail, des logiciels développés spécifiquement ou dévoyés de leurs objectifs premiers sont utilisés pour contrôler la productivité des salariés à distance.

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Le rituel est immuable, il dure depuis douze ans. Le téléphone sonne, Boris*, la quarantaine, décroche machinalement. Au bout du fil, un père de famille, une grand-mère ou une étudiante, qui s’interroge sur un contrat d’assurance. En tant que conseiller chez GMF, Boris les renseigne et aiguille vers les offres les plus adaptées.

Mais aux yeux de sa hiérarchie, Boris n’a qu’un but : vendre un contrat d’assurance. « C’est une des raisons générales du mal-être lié au métier, regrette-t-il. Je n’extorque pas les gens, je ne les menace pas, mais si une dame a perdu un enfant dans un accident de voiture, je dois lui vendre un contrat. » Depuis 2005, GMF fait partie, avec Maaf et MMA, du groupe Covéa, premier assureur de biens et de responsabilité pour les particuliers en France (415 millions d’euros de bénéfice net en 2020).

Pour GMF, Boris travaille 7 heures par jour, du lundi au vendredi. Il passe actuellement un ou deux jours par semaine en télétravail. Et à son domicile comme au bureau, son temps de travail est passé au crible par ses managers. Sur chaque heure, Boris a le droit à 9 minutes de pause. Mais s’il souhaite en faire une, il doit consulter une page dédiée d’un logiciel interne à l’entreprise qui liste les collègues qui profitent également d’un temps mort.

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Une femme travaille dans la chambre de son fils, en février 2022. © Photo Riccardo Milani / Hans Lucas via AFP

À la maison aussi. « Si, à 10 heures, je reçois un colis ou je veux aller aux toilettes, je regarde sur cette page et si c’est rouge je ne peux pas y aller. Si j’y vais, je peux recevoir un mail ou un coup de fil de mes responsables », décrit-il.

Chez GMF, tout est normé et rationalisé. La moyenne du temps passé pour chaque appel reçu par Boris doit tourner autour de 351 secondes. Lorsqu’il est en télétravail, la durée de chacun d’entre eux est enregistrée et transmise à sa hiérarchie. « Si mes objectifs mensuels ne sont pas atteints, la longueur des appels peut être évoquée lors des entretiens avec les managers », indique-t-il.

Le taux de rappel est également évalué. Si un client le contacte le matin et rappelle trois heures plus tard, c’est forcément qu’il a une autre question. Pour sa hiérarchie, cela signifie que Boris a mal fait son travail.

« Si je veux aller aux toilettes, je dépasse mon temps de pause. C’est une épée de Damoclès au-dessus de ma carrière, qui apparaîtra potentiellement sur ma feuille de statistiques lors de mes prochains entretiens pour avoir une prime ou une promotion. Mais on s’habitue. » Au départ frustré, aujourd’hui énervé, Boris reste attaché à ce job, à son salaire et à son environnement, se disant que l’herbe n’est pas plus verte ailleurs.

Avec la démocratisation du télétravail, la pression constante que connaît Boris, y compris chez lui, est vécue par de plus en plus de salarié·es. Douanier dans le nord de la France, Hervé* a vu son patron lui suggérer de retirer une heure sur sa journée, car il avait mentionné dans un mail auquel a eu accès son supérieur qu’il avait appelé un plombier durant ses horaires de travail pour résoudre un dégât des eaux.

Salariée de Sanofi, Nathalie* ne peut pour sa part pas télétravailler en dehors de chez elle, au prétexte que la conformité électrique du lieu où elle exerce doit être vérifiée – ce qui a été fait pour son domicile. « Je ne sais pas si c’est vérifié, mais j’ai déclaré un lieu de télétravail et je ne suis pas censée travailler ailleurs », complète-t-elle.

Flicage sur Slack ou WhatsApp

Le flicage du télétravail se dessine dans l’ombre de logiciels de visioconférence et de travaux collaboratifs à distance, entrés dans le langage commun en même temps que le Covid-19. Microsoft Teams, Zoom, Slack ou Skype se révèlent parfois aussi efficaces que les plus perfectionnés des logiciels de surveillance.

Chef de projet dans une entreprise parisienne spécialisée dans le développement informatique, Maxime* passe depuis mars 2020 deux, trois jours en télétravail. La coordination au sein de l’équipe composée de développeurs, graphistes ou chefs de projet se fait principalement sur Slack.

« Chaque matin, le patron nous salue à 8 heures et nous pose une question. Les premières fois, nous n’avons pas fait attention, mais on sait désormais que si on n’y répond pas, il va nous envoyer un message privé ou demander aux collègues s’ils ont des nouvelles, raconte-t-il. C’est un moyen de surveiller nos horaires. Or, j’ai certaines collègues qui déposent leurs enfants à l’école ou à la crèche et ne peuvent pas se connecter avant 8 h 30. » Les plannings se faisant sur des agendas collaboratifs, Maxime avoue également inventer de faux rendez-vous pour justifier qu’il travaille bien depuis chez lui.

Ces indicateurs indiquent une information qui n’est pas celle du vrai travail. Ce sont des artifices qui donnent des représentations de l’engagement théorique de l’individu.

Marc-Éric Bobillier Chaumon, professeur au Conservatoire national des arts et métiers

Professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Marc-Éric Bobillier Chaumon étudie notamment l’impact sur les salarié·es de ces logiciels, capables de générer des comptes rendus sur le taux de consultation et de participation aux visioconférences.

« Le problème de ces indicateurs est qu’ils indiquent une information qui n’est pas celle du vrai travail, alerte-t-il. Ce sont des artifices qui donnent des représentations de l’engagement théorique de l’individu. La réflexion, la prise de notes, tout un ensemble de “tâches cachées” ne sont pas incluses. »

Ce dévoiement du rôle initial de ces outils illustre la pensée selon laquelle un salarié travaille forcément moins lorsqu’il est chez lui, à l’abri du regard de ses collègues. Comme des milliers de fonctionnaires, Myriam Lebkiri, secrétaire départementale de la CGT des finances publiques, fait face à ces stéréotypes. « Une des dérives, c’est que les mères de famille n’ont pas le droit d’être en télétravail le mercredi, car on les soupçonne de prendre cela à des fins de garde d’enfants, qui n’ont pas école. »

À l’image de GMF, certaines entreprises développent en interne ces logiciels censés analyser le travail des salarié·es, mais qui dégradent surtout la relation de confiance avec les employé·es. « Ce sont des outils de pression à l’accessibilité : on évalue les compétences professionnelles selon la disponibilité en ligne du salarié », estime Marc-Éric Bobillier Chaumon, du CNAM.

Des mouchards informatiques très efficaces

Des sociétés spécialisées vendent ou louent des logiciels traquant les faits et gestes des salarié·es : Time Doctor analyse les sites et applications visités, l’heure de la connexion et la déconnexion, Hubstaff traque les données GPS. L’entreprise américaine CleverControl s’enorgueillit, elle, de la capacité de son logiciel à « détecter les feignants ».

Un simple clic permet de tester gratuitement pendant deux jours cette plateforme, qui revendique 10 000 clients à travers le monde. Après avoir enregistré notre ordinateur, CleverControl enregistre en direct notre écran et capte nos moindres faits et gestes. Dans un onglet intitulé « statistiques utilisateur », un graphique détaille les pages consultées par catégories : application, réseau social ou tchats. Le nombre de secondes passées sur chaque site y est détaillé.

Une option recense également chaque requête de recherche envoyée sur Google. Une autre permet de prendre le contrôle de notre caméra ou de notre micro. Surveillance du télétravail poussée à son paroxysme, CleverControl est-il utilisé par des entreprises françaises ? La société américaine a refusé de répondre à nos questions.

Thierry Amarre, délégué syndical CGT chez GMF, constate au quotidien les conséquences de ces méthodes sur les salarié·es : un absentéisme en hausse, un turnover qui augmente et des abandons de poste de plus en plus réguliers.

« En analysant nos appels, la hiérarchie nous reproche de passer trop de temps au téléphone, donc de faire de la surqualité. Mais ils oublient qu’on est une société de service ! Au bout du fil, nous avons des humains qui ont des problématiques et des questions singulières. Peu importent nos revendications, la direction applique son Lean management : on doit se comporter comme des salariés à la chaîne qui vissent des boulons. » Contactée, GMF n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.

En France, la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) se penche de plus en plus sur le sujet. À l’automne 2021, elle alertait notamment sur l’illégalité de « la surveillance constante au moyen de dispositifs vidéo (tels qu’une webcam) ou audio » ou le recours à des « keyloggers », logiciels qui permettent d’enregistrer l’ensemble des frappes au clavier effectuées par une personne sur un ordinateur. Le contrôle des outils de surveillance utilisés dans le cadre du télétravail fait d’ailleurs partie des thématiques prioritaires de contrôle 2022 de l’institution.

Une surveillance accrue qui se traduit pour de nombreux salarié·es par du travail gratuit. Une enquête menée en 2021 par la CGT auprès de 15 000 salarié·es, déjà citée ici, a mis en lumière les nombreux écueils du télétravail, faute de cadre légal. 48 % des personnes interrogées ont indiqué recevoir des SMS en dehors de leurs heures de travail, 52 % prendre moins de pauses qu’en présentiel, et 69 % travailler « de temps en temps » en dehors de leurs horaires de travail. Et combien se sentent fliqués jusqu’à l’intérieur même de leur lieu de vie ?

#FREEMORTAZA

Depuis le 7 janvier 2023 notre confrère et ami Mortaza Behboudi est emprisonné en Afghanistan, dans les prisons talibanes.

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