Crémations imposées, funérailles entachées: l’Etat n’a pas su faire face aux morts du Covid

Une note rédigée par la direction générale des collectivités locales met en avant les dysfonctionnements graves relevés lors de la première vague de Covid-19, comme des crémations forcées ou la mise en danger de salariés du funéraire. Le document pointe un ensemble de préconisations éthiques et de textes légaux qui n’ont pas été pris en compte.

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On savait que l’attention portée aux morts avait constitué un point noir de l’épidémie de Covid du printemps dernier. Mais une note de synthèse de la direction générale des collectivités locales (DGCL), obtenue par Mediapart, révèle une situation encore plus grave que celle décrite à l’époque. Crémations imposées au mépris de la loi, funérailles empêchées, mises en bière forcées : le bilan est lourd et saisissant. Contactée, la direction générale du ministère de la santé indique n’avoir pris connaissance de ces retours « que courant octobre ». Ce qui ne manque pas d’inquiéter une nouvelle fois sur le fonctionnement de l’appareil d’État et sur l’impréparation face à la deuxième vague.

Lors de sa récente allocution du 28 octobre, le président Emmanuel Macron déclarait : « Je veux que nous puissions continuer à enterrer dignement nos morts. » Rien ne le laisse présager dans la note consultée, qui pointe une montagne de dysfonctionnements.

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À Strasbourg, le 1er novembre 2020. © AFP

Intitulé « Retours sur les impacts du confinement suite à l’épidémie du COVID 19 », le document de la DGCL synthétise les remontées d’informations des membres du Cnof (le Conseil national des opérations funéraires), une entité consultative placée sous l’autorité du ministère de l’intérieur où siègent entre autres les principales fédérations de pompes funèbres, des associations de représentants des familles ou de défense des consommateurs.

Datée du mois de septembre, la note rassemble les retours sur expérience issus d’une réunion du Cnof du 7 juillet. Le ton, propre à l’administration, est mesuré, mais les remontées d’informations, graves : « La majeure partie des associations des familles partagent le même constat : durant l’épidémie du Covid, les questions éthiques ont été reléguées au second plan des préoccupations, alors qu’elles renvoient à ce que la société a de plus précieux, la dignité humaine », indique le document.

Les auteurs soulèvent aussi les différentes « entraves à la liberté des funérailles » relevées pendant la période. « Localement ont pu être constatées l’interdiction de la tenue des cérémonies funéraires et l’interdiction d’accès au crématorium ou au cimetière. » Et ce, alors que l’arrêté du 15 mars le permettait. Avec une jauge de vingt personnes dans les cimetières et même plus pour les lieux de culte lors des obsèques.

Plus problématique encore, la synthèse évoque également des cas de crémations forcées, un délit puni par le code de procédure pénale de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. « De manière saisissante, rapporte ainsi la DGCL, plusieurs sources révèlent que dans différents sites, la crémation a été ponctuellement systématique indépendamment des souhaits de la personne décédée ou de celle ayant qualité pour pourvoir les funérailles. »

Le tout dans la plus grande discrétion. « Cette information, largement condamnée par les fédérations d’opérateurs funéraires, n’est remontée qu’après le déconfinement, ces décisions ayant été prises dans l’urgence sans explication et au nom de la crise. »

Quelles suites les autorités ont-elles données à ces remontées d’informations ? La note ne le dit pas. Preuve que le sujet inquiète néanmoins, le 2 novembre, la direction générale des collectivités locales ajoutait à sa note réglementaire à l’attention des services funéraires ce passage a priori évident : « En aucun cas une crémation ne peut être imposée. »

Si le document ne précise pas non plus dans quelles conditions ont été réalisées ces crémations forcées, pas plus que le nombre de familles concernées, il n’élude en revanche pas la responsabilité de l’État : « Une information claire et largement partagée aurait également évité les situations où la crémation a été présentée, de manière illégale, comme obligatoire », est-il précisé.

Le manque « de cohérence et de fluidité de l’information », maintes fois pointé dans la gestion de crise, est en effet l’un des autres points marquants du retour d’expérience permis par le travail des membres du Cnof et centralisé par le directeur général des collectivités locales, Stanislas Bourron, qui préside l’instance. Les personnels du funéraire et les familles ont souvent été laissés face à eux-mêmes.

Il faut dire que les normes n’ont cessé d’être modifiées. Entre le 27 mars et le 31 mai, rappelle la note de la DGCL, pas moins de six décrets différents ont été diffusés. Le haut conseil à la santé publique (HCSP) a d’abord estimé nécessaire, dans son avis du 18 février, une mise en bière immédiate (mise en housse et en cercueil des corps) en cas de présomption de Covid. Avant de changer brusquement d’avis le 24 mars, en plein pic épidémique, autorisant cette fois le transport de corps sans cercueils des malades présumés du Covid et la présentation du visage du défunt aux proches en housse ouverte, mais aussi les toilettes rituelles…

Une position sur laquelle il reviendra à nouveau le 2 avril, interdisant les toilettes rituelles et rétablissant la mise en bière immédiate après le courrier adressé au premier ministre le 27 mars par trois confédérations de pompes funèbres, inquiètes des conséquences sanitaires sur leurs salariés.

Encore fallait-il pouvoir détecter les défunts décédés du Covid des autres. Sur ce point, le document indique : « La notion de défunt “probable” porteur du Sars-COV-2 a été particulièrement difficile à appréhender, aucune information tangible ne permettant de l’apprécier et de fonder ensuite les pratiques adoptées. »

« Les remontées d’informations, poursuit le document plus loin, font apparaître que les pratiques des médecins constatant les décès notamment à domicile ont été très variables. Certains ont systématiquement coché la case mise en bière immédiate, d’autres jamais, laissant l’opérateur funéraire aviser. »

Une situation éthique critique mais prévisible

La DGCL ne développe là encore aucune donnée chiffrée ni sur le nombre de familles en deuil empêchées d’accompagner leurs proches alors qu’ils n’étaient pas décédés du Covid, ni sur le nombre de salariés du funéraire ayant été exposés au virus en manipulant un défunt dont le certificat aurait été mal rempli. Le document évoque en revanche des démarches engagées devant les prud’hommes.

Tous les témoignages recueillis par Mediapart abondent en ce sens, les défaillances de la politique de test du gouvernement ajoutées à l’absence de consignes claires dans une situation de pénurie d’équipement de protection et de risque épidémique ont alimenté un sentiment de panique, au point de pousser des employés du funéraire à braver certains interdits, comme le secret médical : « À force, on s’est mis à ouvrir les espaces cachetés par les médecins sur les certificats de décès pour voir si les personnes qui nous arrivaient sans précaution n’étaient pas décédées du Covid », reconnaît Christian* (le prénom a été modifié) qui travaille dans une grande agence de Paris.

« On a eu en Ehpad des corps présentés par les médecins comme non-Covid alors que les infirmières nous disaient : “Ah lui par contre, il avait les symptômes” », se souvient de son côté Gautier Caton, porte-parole de la CPFM (confédération des pompes funèbres et de la marbrerie), principale fédération patronale du secteur.

Sur le sentiment de panique, le rapport de synthèse de la DGCL offre à ce titre le témoignage glaçant d’un représentant d’une fédération de pompes funèbres installée près de Mulhouse, région violemment touchée par le virus lors de la première vague : « Pas de soins, pas de toilettes, les vêtements sont posés sur la housse, les mises en bière sont immédiates en cercueils simples dans les hôpitaux […] tous les décès sont considérés Covid. […] Les familles qui insistent ont la possibilité de se recueillir de 3 à 4 minutes et à distance. »

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Extrait du rapport de synthèse de la DGCL.

Sans surprise, le retour d’expériences de la DGCL sur le funéraire, comme d’autres rapports administratifs sur la gestion de crise, préconise d’associer les interlocuteurs de la profession à la prise de décision politique.

Une précaution qui aurait permis d’éviter par exemple que le secteur ne soit écarté par le ministère de la santé des dotations de masques, voire qu’il subisse à nouveau des réquisitions de matériel comme ce fut le cas au printemps.

« Les opérateurs funéraires ont pu bénéficier, dès lors que cela a pu être possible, du stock national d’État », se défend le ministère contacté par Mediapart, rappelant la lettre de la direction générale de la santé (DGS) autorisant la distribution gratuite de masques chirurgicaux au secteur funéraire. Un courrier signé, daté du 22 juin… Soit cinq mois après le début de la pandémie.

Ce manque de réactivité semble pouvoir être attribué autant à des problèmes de gouvernance qu’à un désintérêt général du ministère de la santé. « La mort, c’est clairement l’échec de la médecine. Toutes les discussions à ce sujet avec le ministère de la santé ont toujours été compliquées, analyse François Michaud-Nérard, écrivain, spécialiste des questions de deuil et ancien patron des services funéraires de la Ville de Paris.

Les questions éthiques qui l’entourent sont pourtant fondamentales. Surtout en période épidémique où le corps du défunt a pu « être associé dans l’imaginaire à un déchet médical qu’il faut manipuler avec précaution pour ne pas contaminer les vivants », comme le relevait le 2 juillet le sénateur communiste des Hauts-de-Seine Pierre Ouzoulias devant les membres de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

Chargé des travaux sur « la crise du funéraire en situation de Covid-19 », le parlementaire préconisait l’organisation d’hommages nationaux par les pouvoirs publics. Il invitait également à replacer la question du deuil et de l’éthique au centre des débats publics. Une réflexion partagée par la note de la DGCL.

« On a créé avec cette crise un sentiment de terreur, une détresse, des situations où le deuil est vécu par les familles comme insurmontable », s’agace de son côté Emmanuel Hirsch, à la tête de l’Espace éthique de la région Île-de-France rattaché à l’ARS, directeur de l’ouvrage Pandémie 2020, éthique, société et politique, paru aux éditions du Cerf. Alors qu’on avait l’expertise, on s’était préparé à gérer toutes les questions éthiques entourant la mort de masse depuis longtemps. On a eu le sida, les attentats, la canicule de 2003, H1N1. Tous les plans de gestion des décès massifs sont là ! Qu’en a fait le gouvernement ? »

Comme Emmanuel Hirsch, François Michaud-Nérard, alors à la tête des services funéraires de la Ville de Paris, était aux premières loges lors de la canicule de 2003. Les fortes températures avaient fait à l’époque plus de 690 morts en trois jours dans la capitale. Les morgues des hôpitaux de Paris croulant sous les cadavres, l’Institut médico-légal dans le XIIe arrondissement de Paris (IML) s’était retrouvé avec 500 corps en état de putréfaction avancée. Le bilan dressé par François Michaud-Nérard à l’époque jetait une lumière coupable sur la gestion politique de la crise : absence de concertation avec les opérateurs de terrain, décisions unilatérales de la préfecture de police de Paris. Sa lecture semble toujours d’actualité.

« Pour la deuxième vague, il risque d’y avoir de la colère »

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Dans le hangar de Rungis réquisitionné pour les morts du Covid-19. © Document Mediapart

À l’époque, alors qu’un entrepôt du marché de Rungis avait été ouvert pour y placer les défunts, le gouvernement avait justifié sa prise en charge catastrophique des décès par le surgissement soudain de la mortalité. Une justification que François Michaud-Nérard écarte pour la situation actuelle. « Sur la gestion des décès massifs, le travail a été fait depuis 2003, ça fait vingt ans que les plans sont là, mais jamais mis en œuvre. Peut-être parce que quand l’État réquisitionne, il doit débourser de l’argent. Les gens sont capables d’accepter énormément de choses surtout quand ils sont persuadés qu’on ne pouvait pas faire autrement… Mais pour la deuxième vague, il risque d’y avoir de la colère. »

Les leçons de la crise en matière funéraire auront-elles été tirées à temps pour cet automne ? Ou faut-il s’attendre, comme au printemps, à voir de nouveau des camions réfrigérés à l’arrière des hôpitaux pour y entreposer les morts, des files d’attente de corbillards amoncelés devant des entrepôts de fruits et légumes transformés en 48 heures par les autorités en morgue géante comme à Rungis, Wissous ou Mulhouse, des défunts oubliés à côté de leur cercueil ? Le ministère nous indique avoir reçu les opérateurs du funéraire le 29 octobre pour parler des dysfonctionnements de la première vague.

Les hôpitaux de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP) ont d’ores et déjà augmenté de 19 % les capacités d’accueil de leurs morgues. Quant au privé, il a cette fois-ci pris les devants : chez OGF, l’entreprise réquisitionnée par l’État au printemps pour gérer les morgues de Rungis et Wissous et leader sur le marché, on a lancé cet été un vaste plan de travaux pour élargir ses funérariums de France.

Selon les informations de Mediapart, la préfecture de la zone de défense de Paris a repris, depuis le 30 octobre, ses consultations avec l’ARS, la Ville de Paris et les opérateurs du funéraire en vue de l’ouverture probable d’un ou de plusieurs dépôts de cercueils dans la Région Île-de-France. Où ? Quand ? Comment ? Contactées, ni la préfecture de police, ni la mairie ne s’avancent. « C’est la cacophonie », analyse un des participants aux réunions. « Ça change tous les jours. Pour l’instant, la situation est encore tenable mais ça peut aller très vite », reconnaît un responsable des pompes funèbres OGF.

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