La mort de centaines de personnes, si elle est lente et différée, comme avec l’exposition industrielle à l’amiante, n’a-t-elle pas sa place dans les prétoires de la justice pénale française ? Aujourd’hui s’ouvre, en Italie, le procès en appel des dirigeants de l’usine Eternit de Casale Monferrato, dont la condamnation l’an dernier, en première instance, à seize ans de prison ferme, avait pointé la responsabilité pénale des industriels de l’amiante.

En revanche, de ce côté des Alpes, la perspective d’un tel procès s’est encore éloignée, après la décision rendue la semaine dernière par la chambre d’appel de Paris d'arrêter d'instruire et de ne pas juger l’affaire Amisol (lire notre article ici) : c'est une usine pourtant emblématique des pires conditions de travail liées à cette fibre cancérigène. Cette décision, sans doute conforme au droit actuel, en dit beaucoup sur les impasses juridiques et les manquements politiques que le scandale de l’amiante ne cesse de révéler, dix-sept ans après le dépôt des premières plaintes.
L’hécatombe liée à l’amiante est en effet toujours en cours. La courbe des décès n’amorcera aucune baisse avant 2020, en raison de la longue période de latence du mésothéliome de la plèvre, cancer aussi lent à démarrer que prompt à tuer.
Le bilan humain de la catastrophe n’est plus à documenter : 100 000 personnes sont mortes, ou mourront en France entre 1995 et 2025, en raison de leur exposition à l’amiante. 500 000 morts à l’échelle de l’Europe. Des chiffres terribles, mais qui ne suffisent pas à exprimer les réalités de la mort inexorable et douloureuse promise aux travailleurs de l’amiante.

Pour saisir la violence de ces trajectoires personnelles, en ce qui concerne l’usine italienne Eternit, il faut lire l’ouvrage édifiant du journaliste Giampiero Rossi, Eternit, la fibre tueuse, traduit, à la rentrée dernière, aux éditions La Découverte. On y ressent ce que signifie la mort successive d’un mari, d’une sœur, d’un neveu et d’une fille d’un mésothéliome de la plèvre, comme c’est arrivé à Romana, une habitante de la ville de Casale. On y voit aussi ce que signifie vivre dans une ville tellement nimbée, en permanence, d’une poussière claire et blanche liée à l’amiante « que les bombardiers des forces alliées ne jouirent jamais de la visibilité nécessaire pour détruire son grand pont sur le Pô ». On y apprend également que le « matériau miracle » qu’était l’amiante semblait à ce point incorruptible et éternel que l’entreprise fabriquant un alliage de ciment et d’amiante fut baptisée, pour cela, Eternit...
Les conditions de travail subies par les ouvrières de l’usine française Amisol à Clermont-Ferrand sont, elles, documentées par les récits recueillis par France Culture, comme par d’autres témoignages récoltés par la chercheuse Annie Thébaud-Mony dans son ouvrage Travailler peut nuire gravement à votre santé.
Elles sont aussi visibles à travers les rapports de l’inspection du travail, qui ont alerté précocement sur la dangerosité de l’usine, ou encore au regard des photos de l’usine prises dans les années 1970.

« Éviter la réitération de telles catastrophes »
Ces atteintes à la santé des travailleurs de l’amiante exigent-elles un procès au pénal ? Pour Jean-Paul Teissonnière, l'avocat des victimes, aucun doute. « L’argument selon lequel il faut dépénaliser les accidents du travail et les catastrophes industrielles en indemnisant les victimes, afin d’éviter une hystérisation des débats propres au procès pénal pouvant aboutir à une déception pour les victimes, me semble irrecevable. Cela revient à dire que le marché peut réguler les questions de sécurité, alors que l’histoire fait la démonstration inverse. Pour les industriels de l’amiante, le coût lié aux indemnisations était moindre que les bénéfices réalisés en continuant l’exploitation de l’amiante. La santé et la sécurité doivent faire partie des attributions régaliennes de l’État. »

Agrandissement : Illustration 4

Au souci de justice pour les faits passés s’ajoute, en effet, une inquiétude pour le futur. Pour l’avocat, « le drame de l’amiante n’est pas lié seulement à un problème de réglementation. Un interdit majeur a été violé. La sanction pénale doit affirmer que cela ne doit pas se renouveler. Il existe un poids symbolique du procès pénal, un caractère infamant de la condamnation, qui doit permettre d’éviter la réitération de telles catastrophes. »
Annie Thébaud-Mony juge aussi que la décision de prononcer un non-lieu dans l’affaire Amisol constitue « une autorisation implicite donnée aux industriels de continuer à empoisonner délibérément au nom du profit ! Cela concerne les dirigeants de la chimie, du nucléaire et j'en passe... C'est la sanction pénale qui a fait progresser la prévention routière. Il en est de même pour ceux qui décident de choix économiques/financiers conduisant à l'empoisonnement des travailleurs, mais aussi de populations contaminées ».
Si on peut en comprendre le besoin, la justice française a du mal à se saisir au plan pénal de ces affaires, comme cela a été fait en Italie, faute de volonté suffisante ou de cadre légal adapté. L’affaire Amisol est symptomatique de ces impasses.

Symboliquement, l’usine incarne les luttes des travailleurs de l’amiante. Non seulement les conditions de travail y étaient parmi les plus catastrophiques des usines françaises, mais il y eut aussi, très précocement, une jonction entre cette lutte ouvrière et le combat mené, depuis l’université Jussieu, par le scientifique Henri Pézerat pour la reconnaissance des dégâts liés à l’amiante.
Comme l’expliquait Josette Roudaire, ancienne ouvrière d’Amisol et déléguée CGT, « on aurait été tout seul ou Jussieu aurait été tout seul, il n’y aurait pas eu tout ce mouvement. Jussieu avait la connaissance intellectuelle et la preuve était Amisol. La rencontre de ces deux luttes, c’était une bombe ».
Toutefois, juridiquement, le dossier était fragilisé par le temps écoulé depuis le déroulement des faits, et notamment le décès du principal directeur de l’usine à la fin des années 1980. La plainte visait donc son fils, qui n’avait lui-même été directeur que durant six mois, avant la fermeture définitive de l’usine, en 1974, il y aura bientôt quarante ans.
Jean-Paul Teissonnière affirme qu’il « n’en reste pas moins que l’arrêt de la chambre d’instruction de Paris est choquant, parce qu’il ignore l’état des connaissances dans les années 1970 et l’état de la réglementation applicable à cette époque ». Mais, pour la quatrième chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, au contraire, « les faits commis en 1974 ne peuvent être appréciés avec les exigences de santé publique apparues depuis » et « même en prenant en compte les alertes faites par les médecins, les préoccupations concernant l’emploi dominaient et participaient à l’atténuation de la conscience du risque ».

Agrandissement : Illustration 6

Autrement dit, bien qu’Amisol soit une usine emblématique du scandale de l’amiante, elle ne constitue sans doute pas, pour autant, une affaire juridique apte à porter sur le devant de la scène, et devant un tribunal pénal, ce scandale, à l’instar de l’entreprise italienne Eternit, dont les dirigeants sont encore en vie.
« Un scandale superlatif »
Le fait que l’affaire Amisol n’atteigne même pas la phase de jugement est donc « un sale coup », reconnaît Jean-Paul Teissonnière, pour qui cette usine représentait « un scandale superlatif » de l’amiante. Mais cette décision n’exclut pas, pour autant, un futur procès pénal.

Agrandissement : Illustration 7

D’abord, un pourvoi en cassation a immédiatement été fait, même s’il a peu de chance d’aboutir (lire l’article de Michel Deléan). Ensuite, dans le volet français de l’entreprise Eternit, l’arrêt de la Cour de cassation du 28 juin 2012 a rouvert la possibilité d’un procès pénal, en annulant celui de la cour d’appel de Paris qui avait lui-même annulé la mise en examen de cinq responsables français d’Eternit et de cette société en tant que personne morale. Enfin, l’affaire Valéo, dans le cadre de laquelle Martine Aubry est mise en examen, est toujours en cours.
Toutefois, comme l’écrit Mariel Garrigos-Kerjan, docteur en droit, « les plaintes que les victimes d’exposition longue et ancienne ont déposées pour homicides ou blessures involontaires n’ont jusqu’ici pas abouti ; soit que les plaintes simples déposées n’aient pas donné lieu à poursuites, soit que les plaintes avec constitution de partie civile aient abouti à des décisions de non-lieu ».
Au-delà des spécificités de l’affaire Amisol, les motifs invoqués par la cour d’appel de Paris pour conclure au non-lieu, à savoir le décès du principal directeur de l’usine et « l’absence de lien de causalité certain, de faute délibérée et de faute caractérisée » pour prouver les blessures et homicides involontaires, sont symptomatiques de la difficulté à constituer les charges nécessaires dans le scandale de l’amiante.
La conjonction du procès en appel côté italien et du non-lieu côté français oblige toutefois à une comparaison qui laisse béante l’interrogation sur la difficulté d’un procès pénal de l’amiante, de ce côté-ci des Alpes. Que ce soit pour Amisol ou dans la plainte déposée en 1997 à Dunkerque par quatre ouvriers exposés à l’amiante, qui avait également débouché sur un non-lieu, l’ancienneté des affaires a été invoquée comme l’obstacle principal à une procédure pénale.
L’imputabilité des faits est, en effet, compliquée, notamment si différents directeurs se sont succédé ou que l’ouvrier touché a occupé différents emplois. Mais cette difficulté inhérente aux affaires d’amiante, dans lesquelles existe un décalage chronologique entre le moment de l’exposition et le surgissement de la maladie, se posait également en Italie.
Deux éléments principaux peuvent alors, schématiquement, expliquer la situation française, sans d’ailleurs s’exclure l’un l’autre : un manque de volonté des pouvoirs publics ou une mauvaise adaptation du législateur à ce type de situation.

Pour Annie Thébaud-Mony, « concernant l'amiante, l'action des pouvoirs publics se caractérise par l'inertie, voire le déni ». Depuis le dépôt des premières plaintes en 1996, l’action publique a en effet été limitée, et concentrée sur l’indemnisation des victimes au civil ou à travers le Fonds d’investissement des victimes de l’amiante (FIVA).
Une lettre émanant du directeur de l’office responsable des enquêtes menées par le pôle santé du tribunal de Paris, révélée l’an dernier par Le Canard enchaîné, notait d’ailleurs qu’il « convient de s’interroger sur l’opportunité de continuer à traiter sur un plan pénal les dossiers (...), alors que des voies civiles et indemnitaires existent d’ores et déjà ». Pour Jean-Paul Teissonnière, « dans la tête de certains, l’idée était sans doute présente d’ouvrir la voie de l’indemnisation lorsque le scandale a éclaté avec, en contrepartie, l’idée de barrer la route à un procès pénal ».

Les pouvoirs publics ont-ils, par ailleurs, suffisamment soutenu la juge d’instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy, en charge de la plupart des dossiers de l’amiante au pôle santé du tribunal de grande instance de Paris, dont aucun n’a abouti ? Sans prêter le flanc aux accusations qui voient dans le prochain changement d’affectation de cette juge une mesure politique, et non l’application automatique de la limite de dix années au même poste, le manque d’enquêteurs et de moyens du pôle santé de la justice française contraste fortement avec la situation italienne.
Invité l’an dernier à exposer ses méthodes devant le Syndicat de la magistrature, Raffaele Guariniello, le procureur turinois à l’origine du dossier Eternit, avait décrit une équipe qualifiée et spécialisée dans la protection de la santé au travail, avec des enquêteurs de terrain, des informaticiens ayant permis d’intercepter et de récupérer des mails, des perquisitions à grande échelle...
« Je peux travailler en mon âme et conscience et scientifiquement », avait alors confié Raffaele Guariniello. Pour Jean-Paul Teissonnière, c’est là que réside aussi une part de l’explication. « La principale différence entre la France et l’Italie est l’indépendance du parquet dans ce dernier pays. La tradition culturelle du parquet, en France, est d’être dans la connivence avec les pouvoirs économiques et politiques. Du fait de ce lien jamais rompu entre les procureurs et le pouvoir politique, ils demeurent des sortes de préfets de l’institution judiciaire. »
« Les industriels ont acquis un droit de tuer »
Le manque de volonté des pouvoirs publics ou du parquet ne suffit toutefois pas à expliquer l’échec de plusieurs instructions menées en matière d’amiante, dont l’origine est à chercher aussi du côté des textes de loi. La qualification la plus pertinente pour poursuivre les responsables des catastrophes sanitaires est l’infraction d’homicide involontaire, prévue par l’article 221-6 du code pénal. Or, ce délit est très compliqué à constituer, notamment parce que la loi du 10 juillet 2000, dite loi Fauchon, a fixé une nouvelle définition des délits non intentionnels.
En cas de lien indirect entre la faute et le dommage, le délit n’est en effet constitué que si a été commise une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité » ou « une faute caractérisée exposant autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer ». Étant donné ces conditions très restrictives, cette loi a donc entraîné une forme d’impunité des décideurs, pour les domaines économiques et financiers, l’urbanisme, la santé ou l’environnement, car les violations manifestement délibérées ou les fautes caractérisées sont très délicates à prouver.

Agrandissement : Illustration 10

Pour Jean-Paul Teissonnière, « l’institution judiciaire n’est pas accoutumée à traiter des catastrophes collectives de ce type. En réalité, on n’est pas, avec l’amiante, dans l’imprudence ou le délit involontaire, mais dans une forme d’hyper-rationalité. Pour certains industriels, il était rentable de continuer à utiliser l’amiante, même en devant réglementer ou indemniser plus tard. C’est ainsi le lobby de l’amiante qui a obtenu que la réglementation française d’août 1977 fasse l’impasse sur les effets cancérigènes, que l’on connaissait pourtant déjà ».
Plus généralement, les comportements répréhensibles des décideurs politiques et économiques sont beaucoup moins poursuivis que les comportements de la petite délinquance, aisés à poursuivre, parce que les infractions dont ils relèvent sont plus complexes à constituer.
Le droit n’assure donc pas une répression équilibrée de tous les comportements qui troublent l’ordre public, puisque les atteintes aux biens, les délits routiers, les infractions à la législation sur les stupéfiants ou les infractions sexuelles sont bien davantage sanctionnés que la délinquance en col blanc.
La justice réclamée par les travailleurs de l’amiante interroge donc frontalement les choix des politiques publiques en matière pénale. Pour Annie Thébaud-Mony, « le procès pénal de l’amiante est indispensable vis-à-vis des victimes, parce que le code pénal n'est pas réservé à la criminalité de banlieue ou à ce que les politiques appellent “le grand banditisme”. Les industriels ont acquis un droit de tuer les travailleurs et d’empoisonner les populations. Il y a une exigence de justice à la mesure des conséquences de choix industriels mortels mais à but lucratif ! ».

Quand on mesure, par ailleurs, que, dans le cas italien de l’usine Eternit, la préoccupation vis-à-vis des dégâts de l’amiante ne s’est accélérée que lorsque des habitants, et notamment des notables, de la ville de Casale, ont commencé à subir le même sort que les ouvriers travaillant à l’usine, la dimension sociologiquement très inégalitaire des catastrophes sanitaires de type amiante saute aux yeux. L’idée que la justice puisse reproduire cette inégalité de condition, en exonérant les décideurs et en déboutant les victimes, renforce encore le caractère scandaleux de tels drames.
Face à ce constat, en l’état actuel du droit, les limites de la justice pénale français paraissent donc atteintes, comme elles l’ont été avec d’autres scandales sanitaires, tel celui du sang contaminé ou de l’hormone de croissance. Pour les victimes, l’idée que la réparation pourrait passer par une procédure pénale, dans sa dimension symbolique et compassionnelle notamment, s’éloigne, à moins d’un bouleversement, à la fois, de l’organisation de la justice, des textes de lois, et de la volonté concrète de faire avancer de tels dossiers par les pouvoirs publics.
C’est pour cela que Jean-Paul Teissonnière a fondé, avec des dizaines d’avocats et de juges d’autres pays confrontés aux mêmes lacunes, l’association Interforum, fondée sur l’idée qu’il existe une criminalité particulière de l’industrie, qui est mal prise en compte par le code pénal. « Cette association milite pour une définition plus fine de la délinquance industrielle, dont les dommages sont infiniment plus graves et nombreux que celles produites par la délinquance individuelle », explique l’avocat.
Outre une adaptation de la procédure pénale, l’association Interforum promeut aussi l’idée d’un tribunal international pour les crimes environnementaux. Raffaele Guariniello, le procureur de Turin à l’origine de la condamnation pénale d’Eternit, vient d’accepter d’en être le président d’honneur.
Sur le sujet, retrouvez le reportage de France Culture : Amisol ou “l'enfer blanc”.