Benalla et les contrats russes: qui sont les deux oligarques au cœur de l’enquête

Alors que les auditions s’enchaînent dans l’enquête sur l’affaire des contrats russes d’Alexandre Benalla, Mediapart dresse le portrait des deux oligarques au cœur du dossier, Iskander Makhmudov et Farkhad Akhmedov. Des milliardaires soutiens du régime de Poutine, à l’ombre duquel ils ont fait fortune dans des secteurs stratégiques.

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Jour après jour, l’étau se resserre autour d’Alexandre Benalla dans le volet possiblement le plus inquiétant de l'affaire qui porte son nom : les contrats signés avec deux oligarques russes. Les enquêteurs de la préfecture de police de Paris en charge des investigations ont procédé aux premières auditions cette semaine, après l'ouverture d'une enquête pour « corruption » par le parquet national financier (PNF). 

Le 12 février, Jean-Maurice Bernard, le dirigeant de Velours, la société sous-traitante du premier contrat, a été entendu comme témoin par les enquêteurs, pendant près de dix heures. À l'appui de ses déclarations, il a été invité à transmettre un certain nombre de documents, notamment les contrats et échanges avec les protagonistes du dossier.

Il a notamment été interrogé par les enquêteurs sur le rôle joué par Alexandre Benalla, alors que ce dernier était encore à l’Élysée, dans la négociation de ce contrat et sa mise en œuvre. La semaine dernière, M. Bernard avait expliqué à Mediapart : « Il n’y a qu’une réalité. Elle est aussi simple qu’incontestable. Alexandre Benalla nous a demandé de ne pas rompre le contrat nous liant à la société Mars. Contrat pour lequel il nous a sollicités. Contrat dont il a assisté la négociation. Contrat dont il a suggéré les noms. »

De son côté, l’Élysée reste muré dans le silence, se refusant à commenter l’affaire. Le 12 février, le directeur de cabinet d'Emmanuel Macron a écrit au président de la commission de déontologie de la fonction publique afin de l’assurer que l'Élysée n’avait jamais été averti du rôle d'Alexandre Benalla dans ce contrat russe, selon Marianne.

Depuis nos révélations, Emmanuel Macron, qui ne cesse, depuis deux ans, d’exprimer son inquiétude sur les risques d’ingérence russe dans la vie politique française, n’a ni fait de signalement auprès de la justice, ni diligenté d’enquête interne pour vérifier qu’Alexandre Benalla ne s’était pas compromis avec la Russie.

La question se pose pourtant, compte tenu du profil des deux oligarques russes – Iskander Makhmudov et Farkhad Akhmedov – avec lesquels l’ancien collaborateur du chef de l’État a négocié des contrats de sécurité, dont un alors qu’il était encore en poste à l’Élysée.

  • Iskander Makhmudov, le « soldat de Poutine »

Dans plusieurs journaux russes, il est surnommé le « roi des commandes publiques » (ici, , ou par exemple), quand ce n’est pas le « soldat de Poutine ». Cette dernière expression est d’ailleurs la sienne. Questionné en août 2002 par l’agence russe RIA Novosti sur son rapport au pouvoir, Iskander Makhmudov expliquait : « Nous vivons dans cet État, nous travaillons, nous respectons ses lois, nous menons un dialogue avec les autorités (...) Si on nous demande de l'aide, on aidera. Nous sommes tous des soldats de Poutine. » La veille, il avait reçu le représentant de Poutine dans l’Oural, et estimait avoir été traité « comme une partie de l'État ». « Nous ne sommes pas seulement une tranche de l'État, nous vivons dans cet État, nous vivons par les soucis et les ennuis de cet État », ajoutait-il.

Le représentant en France de Makhmudov, l’homme d’affaires français Jean-Louis Haguenauer, qui a joué les intermédiaires d’Alexandre Benalla pour le contrat de sécurité, le dépeint lui aussi en homme de Poutine : « En Russie, expliquait-il à Mediapart en janvier, il y a deux types d'oligarques : ceux qui ont volé et dilapidé et ceux qui ont pris et construit. Makhmudov appartient à la deuxième catégorie. Cela a suscité beaucoup de jalousies pouvant expliquer les enquêtes judiciaires qui n'aboutissent sur rien de concret. Comme la plupart des oligarques, ce sont les soldats du pouvoir face au système américain. »

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Iskander Makhmudov.

Iskander Makhmudov, 55 ans, appartient à ce cercle d’oligarques proches du Kremlin qui raflent des commandes d’État se chiffrant en milliards et qui jonglent, dans la plus grande opacité, avec des sociétés offshore dans plusieurs paradis fiscaux, comme Chypre, le Luxembourg et Monaco.

L’homme d’affaires d’origine ouzbek, à la tête d'un patrimoine personnel d'environ 6 milliards d’euros selon la revue Forbes, a construit sa fortune lors des vagues de privatisations de la fin des années 1980 et du début des années 1990, dans les secteurs industriels et miniers. Fondateur de la compagnie minière Ural Mining and Metallurgical Company (UGMK – premier producteur de cuivre affiné en Russie et de zinc), il est aussi l’actionnaire majoritaire de Transmashholding (TMH – premier fabricant russe de matériel ferroviaire et principal fournisseur de la compagnie publique des chemins de fer RZD.

Makhmudov mène ses affaires en tandem avec son indissociable partenaire Andrey Bokarev, rencontré en 1998, co-actionnaire de UGMK, qu’il a placé à la tête de Transmashholding. En 2015, le duo Makhmudov-Bokarev est devenu leader des commandes publiques d’État russe, totalisant à eux seuls 130,7 milliards de roubles de commandes (environ 1,72 milliard d'euros). Un succès impossible sans connexion avec le pouvoir.

Si Makhmudov s’affiche rarement publiquement, préférant l’ombre et la discrétion, il missionne son alter ego Bokarev pour le représenter auprès de Vladimir Poutine, comme en témoignent des rencontres régulières, tantôt lors d’entretiens privés (comme ici ou ), tantôt lors de réunions en présence d’une groupe d’oligarques (comme là). Dernière rencontre en date : le 26 décembre 2018.

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Andrey Bokarev lors de l'une de ses nombreuses rencontres avec Vladimir Poutine. Ici le 28 février 2014, dans la résidence privée du président russe. © de

Iskander Makhmudov a aussi confié à Bokarev la construction de l’arène de glace « Shaïba » pour les Jeux olympiques de Sotchi en 2014. Financée à hauteur de plus de 90 millions d'euros, elle aurait été cédée gratuitement au gouvernement l’année suivante. Enfin, Bokarev est devenu le premier oligarque à investir dans la filière de l'armement : en 2017, il a pris le contrôle du groupe Kalachnikov au côté de l'homme d'affaires Alexey Krivoruchko, après que l'entreprise publique Rostec eut vendu ses parts. La vente des actions de la société aurait été personnellement coordonnée par le président, selon une source citée par l'agence de presse de l'Oural, Ura.ru.

En 2015, l'agence de presse évoquait le renforcement des positions du bras droit de Makhmudov, qui investit dans tous les secteurs stratégiques du pays. Bokarev y est à nouveau présenté comme le « roi des contrats publics », apprécié de Poutine, qui l’a remercié publiquement pour son aide financière pour les infrastructures des Jeux olympiques de Sotchi. « Peu de gens ont réussi à rencontrer personnellement le président l’année dernière », relève pourtant Ura.ru, qui écrit que Bokarev aurait « bénéficié du soutien de l'ancien directeur du FSB Patrushev », et qu’il aurait ensuite « conservé le soutien des services spéciaux ».

Le tandem Makhmudov-Bokarev a aussi été choisi par le métro moscovite pour un gigantesque projet de développement et de remplacement des wagons qui doit se dérouler sur 30 ans.

Ces dernières années, le duo a également racheté les actifs de l’oligarque Guennadi Timtchenko, un ami de longue date de Poutine, pour les détourner des sanctions américaines visant le milliardaire.

Nikita Krichevski, docteur en économie, souligne auprès de Mediapart la mainmise des deux hommes d’affaires sur les « commandes budgétaires des régions et de Moscou, principalement dans le secteur des transports ». Selon lui, « il est connu que le ministre des transports de Moscou, Maxim Liksutov, est un protégé d’Iskander Makhmudov et Andrey Bokarev ».

L’économiste voit dans leurs déclarations patriotes – « nous sommes tous des soldats de Poutine » –, « une tentative de prouver leur loyauté » et une forme de « servilité » qui permettrait d'obtenir une sorte de carte blanche. « Avec ce comportement obséquieux, ils essaient d'obtenir une indulgence par rapport à leurs activités, estime-t-il. Plus vous vous rapprocherez du pouvoir, plus vous serez sûr de vous. D'une part, vous réduirez le risque de contrôles policiers de vos activités, d'autre part, vous trouverez où évacuer votre argent à l'étranger. » Nikita Krichevski rappelle aussi qu'« au cours des premières années du règne de Poutine, le rencontrer sous la caméra valait un demi-million de dollars. Aujourd'hui, je ne peux même pas imaginer combien une telle réunion pourrait coûter », commente-t-il.

« Les oligarques sont réunis une ou deux fois par an, ils prennent des photos, ils disent “nous sommes dans l'équipe, nous sommes les bienvenus”. En réalité, ils ont une peur proche de la panique, poursuit l'économiste. Il n’y a pas de poursuites pénales à leur encontre, mais ils craignent qu’elles ne surviennent à tout moment. »

C’est précisément le cas d’Iskander Makhmudov. Comme Mediapart l’a raconté, l’oligarque apparaît dans plusieurs procédures criminelles en Europe, et notamment en Espagne, où il a été mis en examen pour « association illicite » (avec le groupe criminel Ismajlovskaya) et « blanchiment de capitaux » dans le cadre d’une vaste enquête sur les activités de barons du crime organisé russe, déclenchée en 2005. Il est suspecté par plusieurs magistrats européens d’être lié à la mafia russe, et d’être notamment « en lien direct » avec Guennadi Petrov, le chef présumé de Tambovskaya-Malychevskaya, le plus important groupe criminel russe. Des écoutes téléphoniques effectuées en 2007 et 2008 ont permis d’étayer ce lien, comme Mediapart l’a dévoilé.

Mais en 2011, à la suite d’une décision du juge espagnol (dans le dos du procureur anticorruption José Grinda), ce dossier a été transmis au parquet russe. Depuis, l’enquête a été enterrée. Autrement dit, la justice russe a entre ses mains le sort de Makhmudov. Si l’homme d’affaires s’éloigne du pouvoir, elle pourrait décider de réactiver la procédure. Une épée de Damoclès, en somme.

Malgré ses ennuis judiciaires, Makhmudov a été décoré par Vladimir Poutine, le 1er février 2018, de la Médaille de second degré de l'Ordre du mérite pour services à la patrie. Si le président russe décore de nombreuses personnalités et oligarques, cette médaille interroge, étant donné les lourds soupçons judiciaires pesant sur l’homme d’affaires.

  • Farkhad Akhmedov, l'oligarque de l'ombre
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Farkhad Akhmedov. © dr

D’origine azerbaïdjanaise, Farkhad Akhmedov, 63 ans, a bâti sa fortune avec le groupe Northgas, une société pétrolière et gazière russe. Akhmedov fut aussi sénateur entre 2007 et 2010.

L’oligarque affiche une fortune de 1,2 milliard d’euros, selon Forbes. Son divorce médiatique a fait apparaître l’étendue de sa fortune et de ses biens : des hélicoptères, de luxueuses villas (l’une à Saint-Jean-Cap-Ferrat), une collection d'anciens fusils de chasse, une Aston Martin, une collection d’œuvres d’art moderne, et le Luna, deuxième plus grand yacht au monde, une véritable villa flottante amarrée à Dubaï qu’il avait rachetée à un autre oligarque proche du Kremlin, Roman Abramovich.

Comme Makhmudov, Farkhad Akhmedov « est une figure de l'ombre, avec une publicité minimale », souligne l'économiste Nikita Krichevski. Comme lui, il a fait affaire avec Gennady Timtchenko, l'ami de Poutine. Fait important, en 2012, il a vendu sa société Northgas à Novatek, contrôlé par Timtchenko.

Farkhad Akhmedov a lui aussi fait plusieurs déclarations d’allégeance à Vladimir Poutine, comme dans cette interview accordée en mars 2018 au Daily Mail, au moment de l’affaire Skripal. Il y dénonce notamment un « complot politique » britannique qui n’aurait fait que « renforc[er] le pouvoir du président Poutine et le nationalisme russe » selon lui.

En janvier 2018, l'homme d'affaires est apparu dans la « Putin list », un inventaire de plus de 200 noms d’hommes politiques et oligarques compilés par le Trésor américain, en marge d’une loi de sanctions visant alors à punir la Russie, accusée d’ingérence dans l’élection présidentielle américaine de 2016.

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Farkhad Akhmedov devant son yacht, le «Luna». © dr

Bénéficiant de connexions en Azerbaïdjan et en Turquie, Farkhad Akhmedov aurait aussi œuvré au rapprochement entre Ankara et Moscou. D'après le ministre des affaires étrangères turques, Mevlut Cavusoglu, il aurait facilité la « réconciliation » avec le gouvernement russe en 2016, en rencontrant le président Erdogan puis en écrivant à Vladimir Poutine. En octobre 2016, dans un entretien à Sputnik Turquie – relayé par la presse russe et azérie –, le ministre turc saluait ce rôle d'intermédiaire joué par son « ami » Akhmedov, qui aurait été plus « efficace » que « de nombreuses réunions des délégations turques et russes ». Surtout, le ministre affirmait que l’oligarque était en « contact étroit avec Poutine et le connaît bien », les deux hommes seraient même « amis », assurait-il.

Contactés par Mediapart, Iskander Makhmudov et Farkhad Akhmedov n'ont jamais accepté nos demandes d'entretiens. M. Akhmedov a simplement fait savoir, par le truchement de son porte-parole, qu'il ne ferait pas de commentaire sur le contrat de sécurité négocié par Benalla, et qu’il n’avait « pas fait l’objet de sanctions américaines ». Sans démentir sa proximité avec le Kremlin.

Fabrice Arfi, Antton Rouget, Marine Turchi et Anastasia Kirilenko

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