Même à l’Élysée, les cabinets de conseil ont envahi le quotidien de l’administration. Pour moderniser son service de la correspondance, qui traite chaque jour les milliers de lettres (courriers et courriels) adressées au chef de l’État, la présidence de la République a fait appel, depuis mars 2020, aux conseils du groupe Capgemini, sans trop s’embarrasser des risques de conflit d’intérêts.
L’appel à ce prestataire privé a en effet été lancé alors que le nouveau chef du service venait tout juste d’être débauché de chez Capgemini justement, comme l’a révélé Le Canard enchaîné. Le sous-préfet Cédric Bonamigo – dont le recrutement avait été annoncé, à la dernière minute, le 23 mars 2020, par la directrice des services de communication, Laurence Lasserre – a même participé à la définition du projet de conseil de transformation numérique, selon des informations de Mediapart.
« En lien avec le service informatique de la présidence, il a réalisé une expression de besoin d’accompagnement auprès de la centrale d’achats publics UGAP, afin de recourir à des prestations figurant dans son catalogue », confirme la présidence la République à Mediapart. L’UGAP disposait d’un marché-cadre, dont le lot « conseil et accompagnement » avait été notifié à Capgemini en janvier 2020, précise aussi l’Élysée.

Le cahier des charges et le budget du contrat pour la présidence « ont été validés par l’UGAP, dont le rôle et les modalités d’intervention sont définis par le Code de la commande publique », ajoute Capgemini.
Lorsqu’il travaillait pour la société de conseil informatique, de 2017 à 2020, Cédric Bonamigo a exercé des fonctions de responsable de compte dans le secteur de la défense, en lien notamment avec le ministère des armées, où il avait précédemment réalisé une bonne partie de sa carrière, au sein de la filiale Capgemini Apps II. « Aucun lien fonctionnel ne le reliait à l’unité secteur public de Capgemini Invent [qui a décroché le contrat avec la présidence de la République – ndlr], société distincte de Apps II », complète l’Élysée pour expliquer le fait qu’il ne soit pas déporté des relations avec le groupe en rejoignant la présidence.
Ni l’Élysée ni Capgemini n’ont en revanche voulu nous préciser le montant de cette mission de conseil.
Pendant plusieurs semaines, les consultants privés ont planché sur le développement des outils et du fonctionnement du service, installé au palais de l’Alma, annexe de l’Élysée, dans l’objectif d’en numériser les usages.
Dans un document de présentation de juin 2020 (voir ci-dessous), Capgemini définit, dans un jargon propre aux cabinets de conseil, « trois enjeux » à ce chantier : « engager un dialogue multicanal et moderne avec la présidence » (comprendre : renforcer le dialogue avec les citoyens) ; « appréhender en temps réel le sentiment citoyen » (mieux analyser les messages envoyés à la présidence) et « insuffler une nouvelle posture orientée dialogue » (gagner en efficacité).

Après cette présentation, Capgemini a élaboré l’architecture numérique et les premières bases de développement, avant de passer la main à la société Mydral, fin 2021, pour développer des outils dédiés au service. Ces outils reposaient notamment sur une intelligence artificielle capable d’analyser les contenus des messages reçus par les services de la présidence pour les classer par thématique et par degré d’urgence.
Mais la phase d’essai a été si peu conclusive que l’outil a été désactivé, selon nos informations. « Dans l’attente d’une nouvelle version livrée par la société Mydral au 1er trimestre 2022, l’application a été mise en suspens », confirme l’Élysée.
Comme les McKinsey, Roland Berger et autre Accenture (lire ici ou là), Capgemini ne cesse d’accroître son influence sur le secteur public, qui a multiplié ces dernières années le recours aux cabinets de conseil (pour les questions de stratégie comme d’organisation) jusqu’à s’en rendre dépendant, comme l’ont montré la crise sanitaire et la gestion du secteur hospitalier.
Dès la naissance des agences régionales de santé (ARS) en 2010, par exemple, Capgemini était apparu à tous les niveaux : en régions pour mettre en place les nouvelles structures, comme au niveau ministériel pour accompagner la décision politique, ainsi que l’a documenté le sociologue Frédéric Pierru, spécialiste de l’action publique et du champ médical, dans son article « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant », paru en 2012. Une directrice générale adjointe d’ARS y racontait à l’époque que « l’équipe de Bertrand [Xavier Bertrand, ministre de la santé de novembre 2010 à mai 2012 – ndlr] était tellement pauvre en moyens matériels que Capgemini leur faisait le secrétariat ! Ils étaient très dépendants en fait ».
Le recours massif, devenu quasi systématique, aux cabinets de conseil a aussi été permis par les allers-retours permanents de hauts fonctionnaires entre les secteurs privés et publics. En dehors du cas de Cédric Bonamigo, c’est notamment le cas de l’actuel patron de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), Axel Rahola, nommé en février 2018, qui est un ancien directeur de Capgemini.