Corse: la mafia, la loi du silence et comment y résister

Dans son nouveau livre, Corse, l’étreinte mafieuse (Fayard), notre collaboratrice Hélène Constanty montre à quel point, sur l’île de beauté, la politique et l’économie sont profondément gangrénées par la mafia, entre sang et argent. Et comment certains, magistrats, militants ou élus, essaient d’y résister. Extrait.

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Séverin Medori est le maire de Linguizzetta, une commune littorale d’un millier d’habitants dans la plaine orientale, à mi-distance entre Bastia et Porto-Vecchio. La cinquantaine sportive, cheveux poivre et sel coupés courts, il possède un troupeau d’une vingtaine de vaches et gagne sa vie comme gérant du restaurant Le Bar Plage, ouvert à la belle saison dans la baie de Santa Giulia.

Son cauchemar commence deux mois avant les élections municipales de mars 2014, lors desquelles il brigue un second mandat. Quotidiennement, une pluie de SMS plus menaçants les uns que les autres arrivent sur son téléphone portable. En tout, une cinquantaine de messages, dont voici un florilège, fautes d’orthographe comprises.

  • 25 janvier : « mortecouille on pense bien à vous on vous adresse tous nos vœux de courage et de santé pour les échéances à venir ».
  • 26 janvier : « salut une pensée particulière… la vie est longue et plaine d’embuche. Je souris et t’adresse mes vœux de courage ».
  • Le lendemain, Séverin Medori constate que sa clôture a été vandalisée pendant la nuit et retrouve une de ses vaches morte, abattue d’un coup de fusil.
  • 8 février : « tu es dans mon cœur, tu verras ce qu’est d’avoir peur. Garde la pêche tu vas en avoir besoin petite frappe ».
  • 11 février : « passe une bonne nuit juda ». Cette nuit-là, Séverin Medori est réveillé en sursaut par deux coups de feu tirés près de son domicile. À 8 h 10, nouveau SMS : « bonjour juda », puis : « tu as le vice sale des salopes surprise. Ton sourire va se ternir bientôt saloperie promis ».
  • 19 février : « juda tu transpires, patience les vraies crampes d’estomac c’est pour très vite… tes amis te lèchent doucement ».
  • 24 février : « salut morte couille achete du malox ça ne fait que commencer personne ne peut plus rien pour toi, même ceux que tu penses avoir comme amis, pauvre type ».

Refusant de se laisser gagner par la peur, Séverin Medori prend une décision mûrement réfléchie. Le 28 février, il dépose plainte auprès du procureur de la République de Bastia. Une attitude extrêmement rare en Corse, où les victimes, terrorisées, n’osent habituellement pas se manifester de peur des représailles.

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La commune de Linguizzetta, en Haute-Corse © DR

À Linguizzetta, le candidat continue de mener sa campagne, comme si de rien n’était. Il ne parle à personne des menaces reçues. Le harcèlement par SMS interposés ne cesse pas pour autant. Le 23 mars, sa liste divers gauche est réélue dès le premier tour de scrutin avec 67 % des voix.

Après l’élection, le maire recevra encore une vingtaine de SMS. Au cours de cette année cauchemardesque, huit de ses vaches ont été tuées.

L’un des reproches les plus couramment adressés aux Corses par les autorités est de cacher à la justice ce qu’ils savent des agissements criminels qui les entourent, de se réfugier dans l’omertà, cette fameuse loi du silence qui serait inscrite dans leurs gènes, au même titre que la violence. Or, tous les spécialistes de la mafia le savent, la loi du silence est avant tout la loi de la peur. Si les gens ne parlent pas, c’est parce qu’ils ont peur pour leur vie et celle de leurs proches.

Séverin Medori a eu raison de faire confiance à la justice. L’information judiciaire ouverte en mars 2014 au tribunal de Bastia a en effet permis d’identifier l’auteur des menaces qui le visaient. Pourtant, lorsqu’il a appris le nom du corbeau, son sang s’est glacé, et, à la réflexion, il s’est demandé s’il avait bien fait de parler. Car les SMS qu’il a reçus pendant près de six mois étaient envoyés par un certain Jean-François Servetto.

“Fanfan” Servetto, né à Bastia en 1965, est l’un des malfrats les plus dangereux de la plaine orientale. Il a été condamné en 1997 à huit ans de prison pour un braquage commis en 1988, puis, en 1998, à cinq ans de prison pour faits de vol aggravé et séquestration commis quatre ans plus tôt. Ses SMS de menaces ont été envoyés depuis une cellule de la prison de Borgo, où il se trouvait en détention provisoire, puis de sa résidence surveillée sous contrôle judiciaire dans le Var.

En réalité, Jean-François Servetto avait beaucoup de chance d’être en détention à l’époque des faits. Il est en effet le seul survivant de l’effroyable tuerie survenue au matin du 3 juillet 2013 sur une petite route de montagne de la Casinca, à l’entrée du village de Silvareccio.

Lorsque les pompiers, prévenus par l’appel téléphonique anonyme d’une des victimes, arrivent sur les lieux à 6 heures du matin, le soleil se lève au loin sur l’île d’Elbe. Ils pensent intervenir pour un classique accident de la route, mais découvrent un spectacle d’horreur. Un fourgon Fiat Fiorino a été pris pour cible par des tirs venant de plusieurs directions et a basculé au fond du ravin. Il gît deux cents mètres plus bas, déchiqueté et enchevêtré dans le maquis dense. Jean-Dominique Cortopossi, 25 ans, est retrouvé mort en contrebas de la route. Il porte des gants, un holster de ceinture, une lampe frontale et une cagoule noire. Son gilet pare-balles, couvert de sang, ne lui a pas sauvé la vie. Il a été tué de sept balles provenant de deux armes de calibre différent.

Un deuxième passager du véhicule, Jean-Dominique Bonavita, 32 ans, est recueilli inanimé à quatre kilomètres du lieu de l’accident. Il a été touché par huit coups de feu. Évacué par hélicoptère, il décédera des suites de ses blessures, trois semaines plus tard, à l’hôpital de Marseille. La troisième victime est Jean-François Servetto. Touché par quatre balles, il est lui aussi évacué par hélicoptère. Conscient, il a le temps d’expliquer à l’un des pompiers que leur fourgonnette a été attaquée par un commando vers 1 heure du matin. Après avoir essuyé des rafales de kalachnikov, ils sont descendus du véhicule pour tenter de se protéger en se cachant dans le maquis, avant que la camionnette soit poussée dans le ravin.

La dépouille d’un quatrième homme, Nicolas Boschetti, 31 ans, lui aussi ganté et vêtu de noir, sera retrouvée quatre jours plus tard par des membres de sa famille, encastrée dans un arbre à une centaine de mètres du lieu de l’accident. Il a vraisemblablement été projeté hors du véhicule lors de la chute de ce dernier dans le ravin.

Deux armes sont récupérées sur les lieux par les gendarmes : un fusil Winchester calibre 12 et un pistolet de calibre 45 ACP. La fourgonnette blanche a été volée six mois plus tôt à Ajaccio et équipée de plaques d’immatriculation subtilisées sur une autre voiture. Le sac banane noir de Nicolas Boschetti, retrouvé dans le ravin, contient deux téléphones ainsi que 8 600 euros en liquide.

À ce jour, l’enquête pour retrouver les auteurs de la fusillade est toujours en cours. Selon ses premiers éléments, il semble que les occupants de la fourgonnette aient été victimes d’une « poussette », comme on dit en Corse. On leur aurait fait croire, à tort, que certaines personnes étaient responsables de l’assassinat d’un de leurs amis. Ils seraient partis en expédition punitive, comme l’atteste l’attirail retrouvé par les gendarmes — gilets pare-balles, armes, gants doublés en nitrile, cagoules… —, et auraient été pris pour cible par des tueurs missionnés par leurs véritables ennemis, dont l’identité reste à déterminer. Au printemps 2016, le juge bastiais en charge de l’instruction judiciaire a mis en examen et écroué trois personnes suspectées d’avoir joué un rôle dans ce guet-apens.

En toile de fond de cette fusillade se dessine une lutte à mort entre clans mafieux rivaux pour le contrôle de la plaine orientale, en matière à la fois d’activités illégales classiques, comme le trafic de drogue ou les paris clandestins, et d’activités légales, principalement le secteur touristique et la construction immobilière.

Dans ce contexte, les menaces proférées à l’encontre du maire Séverin Medori prennent tout leur sens. Elles ne relèvent évidemment pas d’une querelle de clocher, qui pourrait survenir dans n’importe quel village français, avec pour corbeau le boulanger du coin ou un mari jaloux. Nous sommes bien là au cœur du système mafieux qui étouffe la Corse.

« Arranger les problèmes dans la plaine »

Le courage du maire de Linguizzetta n’en est que plus remarquable. En 2016, il a été récompensé par le prix Falcone, du nom du juge italien assassiné par la mafia en 1992 à Palerme. Cette distinction créée par deux avocats à l’occasion de la commémoration des vingt ans de sa mort a été décernée la première fois à l’écrivain italien Roberto Saviano, auteur du best-seller Gomorra. Depuis, le prix Falcone récompense chaque année des hommes et des femmes en lutte contre la mafia sous toutes ses formes. En 2016, la Corse était à l’honneur avec trois lauréats : outre le prix « Démocratie », remis à Séverin Medori, le prix « Justice » a été attribué à Gilberte Casabianca et Jean-Jacques Ceccaldi, des entrepreneurs d’Évisa qui ont dénoncé le racket et les violences dont ils étaient victimes. « J’ai voulu récompenser Séverin Medori, car il a refusé de céder à la peur et aux pressions et a fait confiance aux institutions », explique Fabrice Rizzoli, l’organisateur de l’édition 2016 du prix.

Par sa plainte pour menaces de mort, Séverin Medori a indirectement mis le doigt dans l’un des conflits les plus sanglants de l’histoire récente de la Corse, qui voit s’opposer depuis plusieurs années deux clans mafieux rivaux : d’un côté la Brise de mer, dont font partie les victimes de l’embuscade, de l’autre d’anciens militants du FLNC reconvertis dans l’affairisme.

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Le FLNC, en novembre 2006, à Bastia. © Reuters

Cette mortelle rivalité a éclaté au grand jour le 29 novembre 2011, lorsque le FLNC a revendiqué publiquement l’assassinat de Christian Leoni, abattu un mois plus tôt à San-Nicolao. Âgée de 49 ans, la victime était un lieutenant de feu Francis Mariani, l’un des chefs de la Brise de mer.

Ce célèbre groupe mafieux, qui doit son nom à l’enseigne d’un bar aujourd’hui disparu du vieux port de Bastia, a longtemps dominé la Haute-Corse. Il avait pris son essor au début des années 1980 en réussissant de spectaculaires braquages de banques et de fourgons de transport de fonds. Son plus haut fait d’armes : le hold-up, en 1990, d’une agence de l’Union de banques suisses à Genève, dont le butin, estimé à 125 millions de francs, n’a jamais été retrouvé. Au cours des années suivantes, la Brise de mer a bénéficié d’une mansuétude incompréhensible de la part des pouvoirs publics, qui l’ont tranquillement laissée investir le produit de ses crimes dans l’économie légale : bars, restaurants, boîtes de nuit, magasins… En 2000, le procureur Bernard Legras évaluait le patrimoine du clan « entre 800 millions et un milliard de francs ». La Brise de mer comptait en son sein une dizaine de familles, dont certains membres étaient des notables influents.

Le groupe est aujourd’hui considérablement affaibli. Le vieillissement de ses fondateurs s’est accompagné d’une rivalité fatale entre ses deux principaux chefs, Richard Casanova et Francis Mariani. Le premier a été assassiné le 28 avril 2008 sur le parking d’une concession automobile de Porto-Vecchio, le second tué par l’explosion d’une voiture bourrée d’explosifs, le 19 janvier 2009, dans un hangar désaffecté au milieu des vignes à Casevecchie, dans la plaine orientale.

Christian Leoni, le membre de la Brise de mer tué par le FLNC, possédait le restaurant glacier Le Lido, en bord de mer, à Moriani Plage, et s’activait autour de projets immobiliers. En février 2011, quelques mois avant qu’il soit assassiné, l’immeuble abritant Le Lido avait été visé par un attentat à l’explosif. L’homme se sentait menacé et ne se déplaçait plus qu’en voiture blindée. Ce 28 octobre, il sortait du restaurant U Catagnu et s’apprêtait à monter dans son véhicule lorsqu’il a été mitraillé par deux hommes surgis de la pinède à bord d’un quad.

Un mois après les faits, le tract de revendication de trois pages signé du FLNC précise : « Vendredi 28 octobre, un de nos commandos, lancé à sa recherche dans la région de Moriani, a procédé à l’élimination physique de Christian Leoni, responsable du groupe mafieux auteur de l’assassinat de notre militant Philippe Paoli. » Cela fait vingt ans que l’organisation clandestine, exsangue, n’a pas revendiqué d’assassinat. Pourtant, curieusement, cette revendication criminelle, qui souligne justement que le FLNC n’est plus qu’une officine utilisée pour régler des comptes dans le cadre de rivalités mafieuses pour le contrôle de territoires, est peu commentée dans la presse nationale. « On se moque du monde. Il n’y a aucun projet politique dans ce type de violence, c’est un projet mortifère. En réalité, il s’agit d’assassinats commis dans le cadre de règlements de comptes dans le milieu du grand banditisme », réagit immédiatement Patrick Strzoda, le préfet de Corse.

Quatre mois plus tôt, le 28 juin 2011, c’était Charles-Philippe Paoli, 41 ans, qui était mortellement atteint par plusieurs balles de 9 mm tirées par deux hommes à moto alors qu’il circulait sur son scooter Yamaha TMax sur la nationale 198, à une trentaine de kilomètres au sud de Bastia. Ses agresseurs ne lui ont laissé aucune chance : alors qu’il gisait sur le bitume, ils ont fait demi-tour pour venir l’achever. Ce militant historique du FLNC faisait partie du premier cercle de Charles Pieri, l’un des principaux dirigeants du mouvement clandestin. En 2006, les deux hommes avaient été condamnés ensemble par le tribunal correctionnel de Paris dans le procès de la dérive mafieuse du système Pieri : Charles Pieri avait écopé de huit ans de prison ferme, Charles-Philippe Paoli de six ans. Officiellement, ce dernier avait déposé les armes pour rejoindre la branche légale du mouvement et devenir membre de l’exécutif du parti indépendantiste Corsica Libera. Depuis sa sortie de prison, en 2009, il s’affairait surtout dans l’immobilier, où il était en rivalité avec les « classiques » voyous de la Brise de mer.

Quelques jours après son assassinat, le FLNC avait convoqué une poignée de journalistes pour une conférence de presse dans le maquis comme on n’en avait plus vu depuis longtemps. Une vingtaine d’hommes en jean et blouson noir, le visage masqué par une cagoule, des armes de guerre entre leurs mains gantées, avaient pris la pose au pied d’un châtaignier pluricentenaire. Sur une planche posée devant eux était punaisé le drapeau du mouvement armé clandestin, une silhouette noire sur fond blanc accoutrée comme eux et accroupie en position de tir. « La conférence avait des accents d’oraison funèbre », avait noté Paul Ortoli dans Corse Matin, le 11 juillet 2011. L’orateur avait déclaré : « Philippe était un militant historique de notre organisation, il a participé de manière active et permanente à l’ensemble des luttes du peuple corse. C’était un militant et un homme exemplaire. Ceux qui ont accompli cet acte n’ont pas mesuré sa portée et ses conséquences. » Un message annonciateur des représailles à venir contre le clan adverse…

Jean-François Servetto, le rescapé de la tuerie de Silvareccio, est l’un des protagonistes de cette guerre. La police le considère comme faisant partie de la Brise de mer, de même que ses compagnons d’infortune ce jour-là et que son ami Christian Leoni. Dans une conversation téléphonique interceptée par les enquêteurs et versée au dossier judiciaire, des petits voyous de la région de Moriani commentaient ainsi le guet-apens : « Les lascars avec qui il était, c’était des mauvais, hein ! Le Servetto, toujours là, lui… Cortopossi, c’était un méchant, il paraît que même il montait à Ajaccio pour faire des boulots pour les autres, le Petit Bar et tout… Jeune, mais très dangereux… Boschetti à Cervione, il vivait à un endroit où vivent les bergers en Corse, sans soleil, rien… Je pense que Christian les avait recrutés un peu. » Ces propos, s’ils n’ont d’autre valeur que de révéler la teneur de la rumeur publique, en disent long sur la sombre réputation de la bande.

Son statut de seul survivant n’a en tout cas pas ému la justice. Sa présence dans la fourgonnette, vêtu d’un gilet pare-balles, aux côtés de trois autres gangsters, était suffisamment éloquente pour qu’il soit traduit devant le tribunal correctionnel de Bastia, en avril 2016, pour association de malfaiteurs en vue de commettre un assassinat. Fidèle à la tradition mafieuse, Jean-François Servetto n’a pas été bavard devant le juge, à qui il a simplement déclaré : « J’ai eu la faiblesse d’avoir voulu arranger les problèmes dans la plaine, je suis allé à un rendez-vous et je me suis fait tirer dessus. »

« La plaine », c’est la plaine orientale, où Jean-François Servetto a indirectement assuré la succession de Christian Leoni après son assassinat en 2011. Dans un premier temps, c’est un autre membre de la bande, François Masini, 48 ans, ancien capitaine du club de football local AS Furiani Agliani, qui avait repris le contrôle du restaurant Le Lido, leur quartier général. Mais il a été assassiné à son tour, le 31 mai 2013, au volant de sa Volkswagen Golf GTD, sur la petite route qui monte de la plaine vers le village de San-Nicolao, non loin de la cascade de l’Ucelluline, où l’on vient se rafraîchir en été dans des vasques d’eau cristalline. Les gendarmes ont retrouvé son corps affaissé sur le volant, le pare-brise criblé d’impacts de balles. Le classement du crime en règlement de comptes ne fait aucun doute, vu le passé criminel de la victime et son étiquette « Brise de mer ».

Cet assassinat, le onzième de l’année 2013, a vite été oublié, tant un meurtre tend à chasser l’autre. Il revêt pourtant une importance particulière en raison de la vie amoureuse de François Masini. Celui-ci était alors en couple avec une comédienne, second rôle dans la série Mafiosa, diffusée sur Canal+ à partir de 2006 et inspirée de faits réels de la mafia insulaire. Celle-ci était locataire d’un appartement rue du Cirque, à Paris, à deux pas du palais de l’Élysée, et le mettait à disposition de l’actrice Julie Gayet, qui y recevait secrètement le président de la République, François Hollande. La révélation de cette liaison par le magazine Closer, en janvier 2014, a captivé les médias du monde entier, et ce détail croustillant a donné lieu à plusieurs articles aux titres chocs.

Après la mort de son ami Francois Masini, Jean-François Servetto a repris Le Lido. Une reprise qu’il tenait visiblement à maintenir cachée, puisqu’il n’apparaît officiellement dans aucun document. C’est sa compagne, Simone Riolacci, qui gère l’établissement depuis mai 2013.

Rien de tout cela n’est de nature à rassurer Séverin Medori. Simone Riolacci est en effet sa principale opposante municipale. Elle s’est présentée contre lui aux élections de mars 2014.

À Linguizzetta, la vie politique est singulièrement agitée, et, en la matière, Séverin Medori n’est pas un enfant de chœur. En 2008, sa liste n’a été victorieuse que d’un cheveu, avec deux voix d’avance sur celle de l’ancien maire, où Simone Riolacci figurait en deuxième position. Le scrutin, contesté par les perdants, a été annulé. Une fois l’urne vidée, l’examen attentif des bulletins a en effet permis de constater que sept d’entre eux avaient été frauduleusement entachés d’un signe de reconnaissance. Ces bulletins auraient normalement dû être écartés et annexés au procès-verbal, mais ils ont été décomptés en faveur de Séverin Medori.

Des naturistes sous les eucalyptus

Cette manipulation, dite des « bulletins à clé », est courante en Corse. Elle consiste à violer le secret de l’isoloir afin de savoir « qui a voté qui ». L’annulation du scrutin aurait dû, logiquement, conduire à appeler de nouveau les électeurs aux urnes. Mais l’opposition a préféré négocier avec Séverin Medori et ne pas prendre le risque d’une nouvelle élection. Le maire, définitivement élu en 2009, a donc composé une majorité municipale de cohabitation et choisi Simone Riolacci comme première adjointe. Tout s’est à peu près bien passé jusqu’à la tuerie de Silvareccio, suivie de l’incarcération de Jean-François Servetto.

Simone Riolacci, pimpante quinquagénaire, est responsable de la communication pour la Corse de l’Institut national de recherche agronomique (Inra). Basé dans la plaine orientale, qui abrite l’essentiel des cultures arboricoles de l’île (clémentines, kiwis, amandes, prunes…), cet institut y conduit des programmes de recherche sur les agrumes, l’adaptation génétique des plantes méditerranéennes ou le développement de l’élevage.

L’intimité de la première adjointe avec Jean-François Servetto laisse à penser que les fameuses menaces pouvaient avoir une visée politique et que l’élection municipale de mars 2014 en était bien l’enjeu. Dans les conversations téléphoniques du couple interceptées par la police, Simone Riolacci parle de « crever » Medori et de lui « faire la misère ». Elle renchérit lorsque Servetto évoque son souhait de lui « fendre la tête en deux avec une bûche ». Entendue par le juge d’instruction, elle s’est défendue d’avoir demandé quoi que ce soit à son compagnon, affirmant avoir seulement voulu nuire « politiquement » au maire. Elle n’a pas été poursuivie par la justice.

Quelle était vraiment l’intention de Simone Riolacci et de son compagnon ? Faire peur à Séverin Medori et le décourager de se représenter ? L’intimider afin de peser sur lui au cas où il serait réélu ? Contactée par téléphone, Simone Riolacci n’a pas souhaité répondre à mes questions. « Je crains de déraper », a-t-elle lâché, après avoir décrit Séverin Medori comme un « lâche », un « mythomane » et un « manipulateur pervers ». « Il a eu peur que je lui prenne sa place, alors il m’a planté un couteau dans le dos. »

Séverin Medori sait parfaitement pourquoi il a été menacé : il a contrecarré des intérêts immobiliers.

Linguizzetta n’a pourtant rien d’une station balnéaire chic et tendance. Ni citadelle génoise ni baie arrondie. Son littoral – douze kilomètres quasi déserts en ligne droite – ferait plutôt penser aux plages du nord de l’Europe. Surplombant le bord de mer, le village ancien est perché sur les contreforts du Monte Rotondo, le deuxième plus haut sommet de Corse. La commune est coupée en deux, dans le sens nord-sud, par la T10, principale voie de circulation de l’île, qui relie l’aéroport de Bastia à Bonifacio. À l’est de la route, plusieurs chemins sinueux, poussiéreux en été et creusés de flaques en hiver, conduisent à des centres de vacances cachés à l’ombre des pins et des eucalyptus. D’un millier d’habitants en hiver, la population passe à 8 000 en été.

Linguizzetta attire des touristes d’un genre particulier. Ils recherchent la tranquillité avant tout, et pour cause : ils vivent nus toute la journée dans cinq centres de vacances naturistes où ne s’aventure aucun « textile ». Du nord au sud se succèdent le Tropica, le Corsicana, le Corsica Natura, le Bagheera, au bord de l’étang U Stagnolu, enfin le Riva Bella, sur la lagune qui sépare l’étang de Terrenzana de la mer. Le Bagheera appartient à une famille corse, le Riva Bella à un rapatrié d’Algérie, les autres à des propriétaires allemands. Les touristes germaniques, néerlandais et scandinaves, logés sous tente ou dans de modestes bungalows, constituent l’essentiel de la clientèle.

L’économie de ces établissements est modeste. Ils emploient un personnel réduit et ne réalisent pas des chiffres d’affaires mirobolants. Mais la valeur potentielle des immenses terrains sur lesquels ils sont installés a de quoi faire saliver les spéculateurs. À lui seul, le Corsicana, avec ses deux cents bungalows, s’étale sur 25 hectares.

Toutes ces terres sont potentiellement constructibles. À Linguizzetta, la loi Littoral ne sanctuarise qu’une bande de cent mètres sur le rivage, comme partout, et quelques hectares de zones humides autour des étangs. Le reste des terres du bord de mer, autrefois marécageuses et infestées de moustiques transmettant le paludisme ont été assainies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis aménagées dans les années 1950 en zones agricoles destinées à la production intensive de vin. Depuis, de nombreux vignobles de piètre qualité ont été abandonnés, et les terres laissées en friche.

Lorsqu’il est élu en 2008, Séverin Medori découvre une commune engagée dans des projets immobiliers surdimensionnés auxquels il décide aussitôt de faire barrage. Pas question d’accroître inconsidérément la part du tourisme dans l’économie locale, au risque d’accentuer encore l’ambiance de ville morte dès les premières pluies d’automne. D’autant que la commune est surendettée.

En effet, son prédécesseur, Jean-Félix Durastanti, a engagé d’importantes dépenses pour construire une station d’épuration capable de traiter les eaux usées de 12 000 habitants, alors que seulement 4 000 personnes y sont raccordées. Pour financer ces travaux, il a souscrit auprès de la banque Dexia des emprunts à risque qui ont fait bondir la dette à 3 000 euros par habitant, contre 600 euros en moyenne dans des communes de taille comparable.

Cette station d’épuration était dimensionnée pour permettre la réalisation d’un projet immobilier de grande envergure entre les marines de Bravone, un lotissement des années 1970, et le camp naturiste Riva Bella. L’emplacement choisi, dit « Terrain Casanis », abrite la seule portion du littoral communal encore vierge : 120 hectares d’anciennes vignes en friche en légère pente, offrant une superbe vue sur la Méditerranée, l’île de Montecristo et, par beau temps, la rive italienne. À l’ouest, côté montagne, les lointains sommets du Monte Rotondo et du Monte Renoso se découpent sur le ciel. Sur ce site exceptionnel, propriété de la famille Casabianca – l’inventeur du pastis Casanis et l’un des plus grands propriétaires terriens de la plaine orientale –, il est question de construire un lotissement touristique de 25 000 mètres carrés ainsi qu’un golf afin d’attirer une clientèle huppée.

Mais, pour que ce nouveau quartier puisse sortir de terre, il est nécessaire de modifier le plan local d’urbanisme (PLU) : le terrain sera rendu constructible s’il passe de « zone agricole » à « zone à urbaniser ». Un coup de baguette magique qui multiplierait sa valeur, la faisant passer de 15 000 euros (prix moyen des vignes en AOP Vins de Corse) à 300 000 euros l’hectare. L’ancien maire avait promis à la famille Casabianca qu’il en faisait son affaire. Mais l’élection de Séverin Medori a stoppé net le projet.

Dès son entrée en fonction, le nouveau maire déchire le PLU élaboré par son prédécesseur et remet à plat tout l’urbanisme de la commune. Il veut protéger les terres qui peuvent encore l’être et sanctuariser les zones humides autour des étangs. Plutôt que de grignoter les terrains vierges, il préfère autoriser la densification des marines de Bravone, où vivent déjà la moitié des 1 100 habitants de Linguizzetta, et permettre l’extension du village ancien. Il tient aussi à préserver la vocation agricole des bonnes terres.

« Élaborer un PLU, c’est réduire la consommation d’espace, économiser et protéger les ressources naturelles, gérer le patrimoine naturel, diminuer les pressions mercantiles sur les écosystèmes, les paysages et les zones humides. Élaborer un PLU exemplaire, c’est affirmer tranquillement et s’y tenir fermement : notre espace, nos plages, nos paysages, nos vies valent plus que votre argent », écrit-il dans le document de présentation du projet.

Le PLU de Linguizzetta, voté en 2010 et entré en vigueur en août 2012, a reçu les félicitations de l’association de protection de l’environnement U Levante, qui lutte avec acharnement depuis trente ans contre la spéculation immobilière.

S’il n’a donc aucun doute sur la raison pour laquelle il a fait l’objet d’une telle campagne de harcèlement, Séverin Medori se sent très seul après avoir porté plainte. Aucune protection policière ne lui est proposée. En mars 2015, lorsqu’il apprend que Jean-François Servetto a été remis en liberté après neuf mois de détention préventive malgré sa mise en examen pour appels téléphoniques malveillants et menaces, le maire de Linguizzetta s’alarme vraiment. Il craint des représailles de celui dont il a dénoncé les agissements, et il a la désagréable impression de ne pas être pris au sérieux.

Il se dit alors que porter l’affaire sur la place publique constituera la meilleure des protections. Il confie son histoire au Monde, qui publie un long article accompagné d’un entretien dans lequel Séverin Medori exprime son amertume et ses craintes : « Je n’ai rien d’un héros et je ne veux pas l’être. Je dirais même que, pour ma part, l’expérience m’a rendu très amer. Si je ne regrette pas de l’avoir fait, je ne porterai plus plainte. Dans le fond, j’ai le sentiment que cela ne sert à rien. On n’est pas pris au sérieux, que ce soit face à la justice pénale ou à l’autorité administrative. Les choses n’avancent pas, et les gens le savent. Cette inaction renforce l’impunité et vous affaiblit. »

La stratégie se révèle payante. L’article pique au vif les autorités judiciaires, qui accordent enfin au dossier l’attention qu’il mérite et s’emploient à protéger le maire de Linguizzetta. Le parquet décide de renvoyer le même jour devant le tribunal correctionnel de Bastia les deux affaires visant Jean-Francois Servetto, suivies par le même juge d’instruction, afin qu’il soit reconduit en prison le plus rapidement possible. Le 19 avril 2016, il comparaît donc à la fois pour ses menaces envers Séverin Medori et pour sa participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre un meurtre en bande organisée. Car, pour la justice, il ne fait aucun doute que les quatre hommes pris pour cible dans leur voiture volée le jour de la tuerie de Silvareccio étaient en route pour une expédition punitive, vraisemblablement destinée à venger la mort de leur ami François Masini. Le fait qu’ils soient tombés dans une embuscade mortelle ne change rien à leur objectif initial. Ce jour-là, Séverin Medori n’est pas présent dans la salle d’audience. Il a estimé plus prudent de ne pas s’exposer davantage et de laisser la justice faire son travail.

Le 24 mai 2016, Jean-François Servetto se présente à nouveau, toujours libre, au palais de justice pour le prononcé du jugement. Il est condamné à six ans de prison ferme avec mandat de dépôt : cinq ans pour sa participation à l’association de malfaiteurs et un an pour ses menaces à l’encontre d’un élu. Conduit par deux policiers à la prison de Borgo dès la fin de l’audience, il n’a pas fait appel.

Séverin Medori peut enfin retrouver le sommeil. Ses mésaventures montrent combien il est dangereux de résister à la pression immobilière et rappellent que, sur le terrain judiciaire, il reste très difficile, dans ce type d’affaires, d’établir formellement les liens entre les groupes mafieux et la spéculation sur le littoral.

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  • Illustration 4
    Corse, l'étreinte mafieuse

    (Fayard)

    320 pages

    19 €

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