En apparence, le conseil d'administration du CNRS qui devait se tenir jeudi matin 19 juin et a été reporté, n'est qu'un épisode supplémentaire de la vie interne d'un prestigieux mais vieillissant organisme.
Sa direction doit se prononcer sur le projet, initié par le ministère de la recherche et de l'enseignement supérieur, de le réorganiser en six instituts thématiques. En réalité, cette réunion pourrait marquer une étape décisive dans la reconfiguration de la recherche française.
Pour Alain Herreman, épistémologue, historien des sciences à l'université de Rennes I et membre de Sauvons la recherche, «le CNRS est un élément fort de l'autonomie scientifique. C'est un rempart. Stratégiquement, celui qui peut freiner voire bloquer l'achèvement du puzzle en cours».
De quoi s'agit-il ? Malgré l'opposition d'une partie de la communauté scientifique aux réformes annoncées (appel de 372 médaillés du CNRS contre «le démantèlement du service public de recherche», déplacements de la ministre régulièrement perturbés par des rassemblements de chercheurs, forte mobilisation pour l'Academic pride le 27 mai, plus grosse manifestation de chercheurs depuis 2004), Valérie Pécresse est en passe d'achever la bascule de la recherche française dans un nouveau système, celui de «l'économie de la connaissance».
«L'ensemble du système de recherche et d'enseignement supérieur est réorganisé à la seule fin de servir à la croissance économique, analyse Alain Herreman. C'est une révolution qui passe par l'introduction de techniques de management organisées autour de notion d'efficacité et de performance.»
En réponse aux critiques soulevées par sa réforme du CNRS, Valérie Pécresse ne cesse d'expliquer qu'elle souhaite un CNRS «plus ouvert». Concrètement, le CNRS est aujourd'hui organisé en départements thématiques, eux-mêmes divisés en disciplines, chacune d'entre elles étant représentée par une direction de section, chargée d'évaluer les laboratoires et d'élaborer des prospectives scientifiques.
Catherine Bréchignac, présidente du CNRS, a été chargée par le ministère de le réorganiser en instituts (physique nucléaire et physique des particules, sciences de l'univers, mathématiques, physique et nanoscience, chimie, écologie et biodiversité). Ces structures sont théoriquement plus autonomes du politique que la centralisation actuelle de l'organisme, mais rendent possible à terme la segmentation du CNRS : chacun sera doté de sa propre direction, nommée par le ministère sur proposition du CNRS, et de son propre budget.
Trois disciplines font l'objet d'un traitement à part : sciences du vivant, cogérées avec l'Inserm, technologies de l'information, partagées avec l'Inria, et les sciences humaines et sociales dont le devenir est flou. Sauvons la recherche y voit les prémices d'un démantèlement du CNRS. Une réforme similaire est en cours à l'Inserm.
"Le drame du CNRS, c'est une inertie énorme"
«Les réformes en cours sont sous-jacentes depuis une vingtaine d'années, analyse Jean-François Picard, historien de l'organisme public, leur philosophie globale est de modifier le fonctionnement de la recherche vers plus de souplesse et de contractualisation». Alors que les enseignants-chercheurs employés par les universités supportent une charge de cours de 192 heures par an, les chercheurs des Etablissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST, c'est-à-dire Cnrs, Inserm, Inra...) ne sont soumis à aucune obligation d'enseigner.
Fonctionnaires, ils sont rémunérés pendant toute leur vie active, quelles que soient la portée de leurs travaux et la réalité de leur implication professionnelle. Pour Jean-François Picard, «le drame du CNRS, c'est une inertie énorme. Face à cela, il faut une forme de turn over. Le financement de la recherche sur projet et par appels d'offre est en ce sens une bonne chose».
Mais pour Alain Herreman, cet assouplissement marque un basculement : «Le passage d'une société dans les mains des managers, qui deviennent la nouvelle élite intellectuelle, prenant la place des universitaires. Il ne s'agit plus de faire de la recherche, mais de faire faire de la recherche : on crée des indicateurs de performance, des pôles d'excellence, des instituts dont le financement dépend des résultats. C'est un bouleversement profond du rôle de l'Etat.»
Historiquement, le CNRS était à la fois opérateur de recherche – chargé de fixer les grandes orientations de la recherche – et agence de moyens – responsable de la répartition des financements de chacun. Mais les créations successives de l'Agence nationale de la recherche (ANR) en 2004, qui se charge désormais d'allouer les budgets aux chercheurs, et de l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Aeres) en 2006, qui centralise l'évaluation des travaux en cours, ont dépouillé le CNRS d'une partie de ses prérogatives historiques.
«Dans six mois, personne ne pourra contester que le CNRS n'assure plus sa vocation initiale, il n'assurera plus que la gestion de ses personnels», prédit Serge Cantat, chargé de recherche en mathématiques à Rennes I, et co-auteur avec Alain Herreman d'un texte de référence sur la nouvelle «économie de la connaissance».
Cette évolution, souhaitée par le président de la République dans son discours d'Orsay le 28 janvier, ne se résume pas à un nouveau partage des rôles entre acteurs de la recherche. Elle s'accompagne d'une modification de la manière dont la recherche est évaluée et financée : jusqu'ici assurées par des organes en grande partie élus par la communauté scientifique (Conseil national du CNRS, commissions de spécialistes et conseils scientifiques dans les universités), ces fonctions sont désormais promises à l'ANR et à l'Aeres, dont les membres sont nommés par les autorités. Pour Serge Cantat, «c'est un coup porté à l'indépendance des chercheurs vis-à-vis du politique».
Pas de "Plan B" à l'économie de la connaissance
La mise en place de cette réforme semble n'être plus qu'une question de temps. «Cela prendra peut-être un an et demi au lieu de six mois, et le devenir immédiat du CNRS reste encore flou, mais il semble bel et bien en train de perdre sa vocation d'opérateur généraliste de la recherche publique», explique Serge Cantat.
Le sort du CNRS constitue ainsi une pièce majeure du puzzle de l'économie de la connaissance en train de se constituer. Dans le rapport du dernier conseil de modernisation des politiques publiques, on lit ainsi: «A l'heure de la mondialisation, l'excellence universitaire et académique constitue l'un des atouts majeurs des pays développés pour conserver un avantage dans le processus de rattrapage des économies émergentes.»
Parmi les objectifs recensés, le document cite «la fluidité des parcours professionnels» et «la modulation des services». La création d'instituts nationaux au sein du CNRS «sera un facteur d'efficacité pour la mise en œuvre effective de la stratégie nationale de recherche».
La réforme du CNRS est indissociable des évolutions à l'œuvre dans l'université. Après la LRU votée l'année dernière encourageant les universités à chercher des financements extérieurs, un récent rapport de la commission des finances du Sénat propose d'évaluer notamment la «performance» des universités au regard de l'«insertion professionnelle» de leurs étudiants. Et la commission Schwartz planche actuellement sur une réforme du statut des enseignants chercheurs.
«Tous ces changements seront sans doute irréversibles, estime Jean-François Picard, les blocages du CNRS et le vieillissement de la population des chercheurs créent l'opportunité de faire redémarrer le système sur de nouvelles bases.» Pour Alain Herreman, le problème est en effet qu'«il n'existe pas de plan B, pas d'alternative aux réformes en cours. Cette idée que la connaissance est bonne pour la croissance est acceptée par tous. C'est devenu le discours dominant».
Le conseil d'administration du jeudi 19 juin n'a pas pu avoir lieu mais Catherine Bréchignac a annoncé qu'il se tiendrait dans les vingt jours.