C’est une victoire plutôt symbolique sur le plan financier, mais une victoire quand même. Ce mercredi, le tribunal administratif de Lyon a condamné l’État à verser 800 euros à Mélodie, une manifestante « gilet jaune » blessée à l’arrière du genou, le 9 février 2019, à Lyon, par un tir de lanceurs de balles de défense (LBD).
Dans sa décision (à télécharger ici), le juge administratif rappelle que « l’État est civilement responsable des dégâts et dommages » causés par des manifestations violentes, y compris lorsque ces dommages résultent des « mesures prises par l’autorité publique pour le rétablissement de l’ordre ». Dans le cas de Mélodie, il estime « qu’aucune faute susceptible d’atténuer la responsabilité de l’État ne peut être retenue à l’encontre de la requérante », qui n’a pas commis d’actes répréhensibles lors de cette manifestation.
Malgré le classement sans suite de l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Lyon, qui n’est pas parvenue à identifier le tireur, le tribunal administratif constate « l’exactitude » des déclarations de Mélodie, « appuyées sur des indices concordants ». Sa description de la scène, les constatations médicales sur son hématome (29 cm de haut, 19 cm de large) et le procès-verbal retraçant le déroulement de la manifestation permettent « d’établir d’une manière certaine que Mme X. a subi une blessure résultant d’un tir de lanceur de balles de défense ».
L’avocat de Mélodie, Yannis Lantheaume, compte s’appuyer sur ce jugement du tribunal administratif pour demander la réouverture de l’enquête pénale. Celle-ci, menée par le pôle commandement, discipline et déontologie de la direction départementale de la sécurité publique (DDSP), n’avait retrouvé que l’un des deux policiers ayant tiré au LBD ce jour-là. Cet agent expliquait avoir visé, sans le toucher, un manifestant avec une capuche et équipé d’un masque à gaz. Le deuxième policier n’a jamais été interrogé. L’enquête concluait qu’il était « difficile d’affirmer » que les blessures de Mélodie « soient le produit d’un impact de lanceur de balles de défense ».
Dans un communiqué, le Comité contre les violences policières de Lyon souligne, à raison, que c’est « la première fois que l’État est condamné pour un tir de LBD pendant une manifestation de gilets jaunes ». Avant le mouvement des gilets jaunes, quatre personnes gravement blessées par des tirs de flashball et de LBD ont toutefois réussi à faire reconnaître la responsabilité de l’État dans leur infirmité.

Mediapart a déjà fait état de ces procédures, longues mais gagnantes. Cette voie de la justice administrative, focalisée sur le donneur d’ordre plutôt que sur celui qui tient l’arme, semble même plus efficace qu’une plainte classique. Dans ces quatre dossiers, aucun des policiers à l’origine des blessures n’a été condamné à titre personnel, tandis que la responsabilité de l’autorité publique a été reconnue.
Le premier à entreprendre cette démarche novatrice s’appelle Clément Alexandre. Le 21 juin 2009, lors de la fête de la musique à Paris, il est blessé à la joue par un tir de flashball, sur la place de la Bastille : plusieurs fractures à la mâchoire, 45 jours d’ITT. Assisté de l’avocat Étienne Noël, il assigne le préfet de police de Paris devant le tribunal administratif en 2013, avec succès. La préfecture de police de Paris doit lui verser 7 900 euros pour indemniser son préjudice. Privilégiant la voie administrative, Clément Alexandre n’avait pas déposé plainte au pénal.
Le 28 octobre 2014, c’est un supporter niçois gravement blessé à l'œil, Guillaume Laurent, qui obtient gain de cause devant le tribunal administratif de Nice. La décision insiste sur les « risques exceptionnels pour les personnes et les biens » que représente le flashball, « eu égard au caractère imprécis de cette arme à feu et à sa puissance ». « Les dommages subis […] excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent être normalement supportées par les particuliers en contrepartie des avantages résultant de l’exercice de ce service public », écrivent les juges niçois, reprenant une jurisprudence de 1949 jusqu’alors réservée à l’usage d’armes létales, comme la mitraillette et le pistolet. L’État est condamné à dédommager Guillaume Laurent à hauteur de 17 200 euros. Après une plainte au pénal avec constitution de partie civile, le juge d’instruction niçois nommé avait prononcé un non-lieu, le 15 janvier 2013.
En 2018, Pierre Douillard, blessé à l’oeil onze ans plus tôt à Nantes lors d’une manifestation lycéenne, alors que le LBD était encore une arme expérimentale, obtient gain de cause à son tour devant la cour administrative d’appel. Lui aussi était assisté de l’avocat Étienne Noël, précurseur dans ces procédures. Le rapporteur public avait souligné le caractère « disproportionné » de cette arme pour venir à bout de simples lycéens. L’État, déclaré responsable de son préjudice à 90 %, a dû lui verser 86 400 euros.
Cette décision est plus favorable que celle prononcée en première instance, en 2016, qui estimait la responsabilité de l’État à 50 % parce que le lycéen ne s’était pas « désolidarisé de l’attroupement ». C’est le ministre de l’intérieur de l’époque, Bernard Cazeneuve, qui avait fait appel. « Il nous a rendu service », commente aujourd’hui Pierre Douillard, sans se faire d’illusions sur les conséquences pratiques de tels jugements : « Dans mon cas, il est tombé quatre mois avant le début des gilets jaune et le déchaînement de l’utilisation du LBD. »
Dans cette affaire, Pierre Douillard avait également porté plainte au pénal. Le policier tireur a été jugé devant le tribunal correctionnel et relaxé en 2012, le tribunal ayant considéré qu’il avait simplement exécuté un ordre, sans caractère « manifestement illégal ». Pierre Douillard estime qu’aujourd’hui, la procédure n’irait même pas jusque-là. « Des dizaines de munitions de LBD sont tirées à chaque manifestation. Avec la généralisation de la cagoule et des LBD, il est très facile de ne pas identifier le tireur. D’où l’intérêt de déposer plainte au tribunal administratif, en faisant très vite constater ses blessures. »
Enfin, le supporter montpelliérain Florent Castineira, également blessé à l'œil de manière irréversible en 2012, a obtenu 47 700 euros de dédommagement en mars 2019. Du côté pénal, le policier n’a jamais été mis en examen et a donc bénéficié d’un non-lieu à l’issue de l’instruction.
Trois des blessés cités, visages des mobilisations contre les violences policières des années 2010, ont fait cause commune au sein d’un collectif appelé l’Assemblée des blessés. Ils ont contribué à intégrer le tribunal administratif dans le répertoire d’action des victimes, et à visibiliser une technique juridique aujourd’hui utilisée par les gilets jaunes. Pierre Douillard se montre toutefois assez désabusé sur la portée des décisions administratives : « Elles donnent l’impression que l’indemnisation des blessés fait partie du “budget répression”. » Malgré son danger démontré et les prises de position fermes du Défenseur des droits, le LBD, successeur du flashball, est plus installé que jamais dans le maintien de l’ordre français.