«Je m'appelle Johanna, je suis 13 ans (sic). J'aime le français, la tour Eiffel, les plages du Sud, le Louvre et Mona Lisa.» A l'école primaire, Johanna a appris «Les Champs-Elysées», la ballade de Joe Dassin. Un peu pour tout ça, Johanna la petite brune a fait du français comme première langue. Comme les trente autres élèves de cette classe du lycée Carl-von-Ossietzky, un établissement de la partie huppée de Pankow, un quartier du nord de Berlin. Johanna n'exclut pas d'étudier un jour en France, et peut-être de passer l'Abibac, ce bac franco-allemand obtenu chaque année par 1000 lycéens, de part et d'autre du Rhin.
«Pourquoi avez-vous appris le français?», demande lentement Simone Lück-Hildebrandt, le professeur. Les réponses fusent, désordonnées et surprenantes. A cause d'Annie Girardot, «ma mère a tous les films», ose une élève au fond de la classe. «Moi je connais la chanson "Voyage Voyage" de Desirless», dit une autre. Ben, clone d'Harry Potter, lève le doigt. «Je veux vivre à Brest.» Brest? «J'ai vu un film sur les dolmens, j'aime les paysages. Ici, à Berlin, il n'y a pas la mer.»
Les ados évoquent des références réjouissantes. La culture, le cinéma, les chansons. Des clichés, bien sûr. «Le français est une langue romantique.» «Je veux visiter Paris, c'est la ville de l'amour.» Dans la classe, ils sont une petite dizaine à avoir vu Französisch für Anfänger, une comédie sortie en 2006 sur les écrans allemands qui évoque une histoire d'amour entre deux adolescents au cours d'un échange scolaire en France : on y voit des champs inondés de soleil, des villages croquignolets, de drôles de Français qui claquent des bises sonores pour dire bonjour. Et des baisers échangés dans une 2 CV bleue au coucher de soleil :
«Vous avez vu, hein? La France les fascine, s'enthousiasme Simone Lück-Hildebrandt, à la fin du cours. Comme moi j'ai pu l'être enfant, quand mes parents me parlaient de cette ville qu'ils chérissaient.» Ils ont vécu à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale, son père était soldat, sa mère secrétaire chez Siemens. Simone, 61 ans, connaît très bien Paris, elle a vu le métro bondé aux heures de pointe et des gens souvent «arrogants», mais elle est toujours aussi émue quand elle voit une photo de Doisneau. «Je sais que c'est très cliché, je n'y peux rien.»
Quand elle est arrivée en avril dans sa nouvelle école, Isabelle Lechevalier, institutrice dans le quartier populaire de Wedding, a vécu une scène dont elle sourit encore avec ses collègues :«J'ai dit aux enfants que j'étais parisienne, certains sont tombés en pâmoison. J'ai même dû signer des autographes.»
Le français, langue de riches?
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La France et sa langue auraient donc tellement la cote en Allemagne? A trop contempler le malaise de l'enseignement de l'allemand en France, serait-on passé à côté d'un engouement pour le français en Allemagne? Il se porte certes mieux que l'allemand dans l'Hexagone : 17% des petits Allemands l'apprennent, contre 13% de l'autre côté de la frontière.
Dans presque tous les 16 Etats régionaux (les Länder, qui ont toute compétence sur l'éducation), le français est la deuxième langue vivante. Sauf à Hambourg, où il est supplanté par l'espagnol. Et dans la catholique Bavière, où il est dépassé... par le latin, langue des humanités encore indispensable si l'on veut entrer à la faculté de droit ou faire sa médecine, vocations qui ne sont pas rares dans le plus riche Etat de l'Allemagne.
Reste qu'à Berlin comme ailleurs, et malgré l'intérêt des camarades de Johanna (photo), le français n'est pas vraiment à la mode. Le nombre d'enfants qui l'apprennent stagne. La langue est réputée difficile, à cause de son accentuation, de sa prononciation nasale si différente de la dureté de la langue allemande et de l'attention exagérée portée par les pédagogues à la grammaire plutôt qu'à la conversation. On lui préfère l'anglais, langue anglo-saxonne comme l'allemand et, de plus en plus, l'espagnol, si utile pour les vacances au soleil, aux Baléares ou aux Canaries. Dans les universités populaires, les cours d'espagnol sont pleins. «S'il y avait plus de professeurs d'espagnol, le français serait en position très délicate», estime Bernd Schöneberger, proviseur du lycée Ossietzky.
Les élèves de ce lycée sont enthousiastes, mais ils représentent une minorité : celle des très bons. Ils ont réussi à intégrer un Gymnasium, l'équivalent de nos lycées. Le système scolaire allemand est encore plus sélectif que le nôtre : ces établissements où l'on entre dès l'âge de 11 ans sont réservés au meilleur tiers d'une génération. A Carl-Ossietzky, les élèves sont issus de familles aisées, très peu de l'immigration. «Le français comme première langue est un choix des familles les plus favorisées», confirme le proviseur Schöneberger.
A l'ambassade de France à Berlin, Robert Valentin, attaché culturel chargé de promouvoir le français en Allemagne, ne masque pas l'ampleur du chantier. «Vu la concurrence de l'offre de langues, le français se maintient, c'est déjà bien. Mais les chiffres ne nous satisfont pas.» Selon cet agrégé d'allemand, le français, s'il a été choisi comme première ou deuxième langue, est trop souvent abandonné. «En Allemagne, l'élève construit son bac à la carte, en fonction de ses points forts. A la différence de la France, il existe un numerus clausus pour entrer à l'université : ceux qui craignent de perdre des points précieux arrêtent le français.»
Les chiffres sont édifiants : 1.270.000 élèves apprennent le français au niveau collège, mais seulement 280.000 le poursuivent jusqu'au bac ou ses équivalents professionnels [voir sous l'onglet Prolonger pour des précisions sur le système éducatif, très différent du nôtre].
Les spécificités du système éducatif allemand ne sont pas seules en cause, embraye Valentin, peu adepte de la langue de bois, peut-être parce qu'il n'est pas diplomate. «En 1963, quand la France et l'Allemagne ont acté la réconciliation avec le Traité de l'Elysée, les deux pays se sont engagés à promouvoir la langue de l'autre. Pendant quelques décennies, ça a fonctionné. Mais depuis les années 1990, cet élan issu de l'après-guerre s'est essoufflé.» De Gaulle et Adenauer, Mitterrand-Kohl main dans la main à Verdun : les vieux symboles ne suscitent plus l'envie.

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«Le problème principal, c'est l'attractivité de la France», répond Rainer Seider, chargé au niveau interministériel de la promotion du français en Allemagne. «Après guerre, les Allemands ont été fascinés par la culture française, les peintres, les chanteurs, les philosophes. Où sont aujourd'hui les nouveaux Matisse, les nouveaux Camus? Il y a bien Le Clézio, mais qui le connaît? Nous sommes en panne de figures.»
Dans les réunions officielles, le maire de Berlin Klaus Wowereit, qui endosse lors des sommets franco-allemands le rôle de ministre fédéral de la culture et de l'éducation – compétences des Länder le reste du temps –, ne cesse de répéter qu'il faudrait un équivalent musical français à Tokio Hotel (photo), ce groupe d'ados qui a réveillé chez certains collégiens français la curiosité pour l'allemand...
Difficile de contrer l'armada espagnole
Faute de nouvelle star susceptible de faire se ruer les candidats sur le français, Robert Valentin se démène pour trouver des idées. «Inventer de nouveaux créneaux, faire de la com'», comme il dit. Pas vraiment le fort des services diplomatiques... Il observe avec envie l'offensive de séduction des instituts Cervantès. «Ils ont des moyens, car la volonté politique est forte du côté espagnol.» Lui est condamné à racler les fonds de tiroir.
Pour promouvoir le français, il dispose d'un budget royal de 300.000 euros, de quatre plein-temps et de huit diplomates volants dont la mission est de faire du lobbying auprès des Länder. Les deux tiers de ses opérations – un prix des lycées, un concours de musique, des lecteurs itinérants qui touchent, d'après lui, deux millions d'élèves allemands par an – sont financées par des entreprises (Renault, etc.) ou des fondations. Restrictions budgétaires obligent, Valentin engloutit une partie de son temps à convaincre l'Etat français de ne pas diminuer son enveloppe...
L'attaché linguistique montre une carte de l'Allemagne, accrochée au mur. Les instituts culturels français sont représentés avec des petites punaises à tête bleue. C'est joli, mais les épingles bleues sont de moins en moins nombreuses. «Il y a quinze ans, nous avions vingt instituts culturels français en Allemagne. Aujourd'hui, c'est moitié moins.»
Quand on évoque ce désengagement de la France, Jeanne Nissen enrage. Française mariée avec un Allemand, cette professeur à la retraite vit à Rostock, dans l'ancienne RDA, au nord de l'Allemagne. Dans le Land de Mecklembourg-Poméranie, pourtant si loin de la France, il y avait une certaine tradition du français. C'est là, à Greifswald, que les professeurs de français de la RDA étaient formés. Au début des années 1990, Nissen a même supervisé la reconversion de certains profs de russes en enseignants de français, programme alors soutenu par les services de l'ambassade.
«Pour beaucoup des habitants de l'Est, le français, c'était la liberté», raconte Nissen. Aujourd'hui, elle décrit un paysage plutôt sombre, résultat d'un «manque de volonté politique» : «A Rostock ne restent plus que trois établissements où on propose du français au primaire et le lycée où les élèves peuvent passer le bac franco-allemand.» L'institut culturel va déménager, ses murs vont être vendus : l'Etat français promet de continuer à verser une subvention.
«A part Rostock, le Mecklembourg-Poméranie est devenu un désert français, regrette Rainer Seider, l'homme chargé côté allemand de la promotion du français en Allemagne. A long terme, cette politique risque d'être nuisible.» Pour autant, il ne verse pas dans le fatalisme. Certains Länder, dit-il, mènent une politique linguistique active qui profite mécaniquement au français. En 2007, le Baden-Wurtemberg (ouest) a tenté de l'imposer comme première langue au côté de l'anglais. La tentative a échoué, car le ministre-président du Land, francophile convaincu, a voulu passer en force et s'est heurté à l'opposition de certains parents. Depuis, la Rhénanie-du-Nord (ouest), la Thuringe et la Saxe-Anhalt (est) ont facilité l'apprentissage précoce d'une seconde langue, en plus de l'anglais.

Fait étonnant pour un Français habitué à la centralisation, il n'est pas rare que certains parents s'associent pour créer des écoles primaires européennes, où l'on enseigne dans deux langues dès le plus jeune âge. Berlin compte des dizaines d'écoles de la sorte, quatre franco-allemandes. «Nous sommes très demandés, nous devons refuser environ trente enfants par an», explique Norbert Weiser, coordinateur de la section franco-allemande de l'Ecole "Arc-en-ciel" de Neukölln (photo), quartier populaire de Berlin avec une forte concentration d'immigrés turcs et arabes.
L'école est gratuite, il faut passer un mini-test de français pour y entrer. Les enfants qui la fréquentent ne sont pas tous fils et filles d'expatriés français. Beaucoup viennent de milieux défavorisés, dit Weiser. «Qu'ils soient allemands, français ou immigrés, les parents sont rassurés : ils savent que leurs enfants seront dans une bonne école, avec de petites classes. Pour ceux qui ne vivent pas à Neukölln, c'est aussi un bon moyen d'échapper à la carte scolaire.» Les charmes de la langue française n'y sont pas pour grand-chose.
Texte et photo (sauf Tokio Hotel et école Arc-en-ciel ©DR) : Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Berlin.