A quoi ressemble une banlieue à Berlin?

Les grands ensembles de l'ancienne RDA sont-ils aussi relégués que certains quartiers des banlieues françaises? Visite à Berlin-Marzahn, le plus grand quartier de l'ancienne république socialiste. Un reportage où l'on comprend que l'architecture n'est pas responsable de la décrépitude de certains quartiers. De quoi faire réfléchir nos politiques, de ce côté-ci du Rhin.

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Ça a l'air d'une banlieue française. Un grand ensemble, des tours à perte de vue. Une mauvaise réputation. Pour les Berlinois, surtout ceux de l'ouest, Marzahn est encore un quartier à éviter. Dans les années 1990, on déconseillait aux étrangers d'y mettre les pieds. Ces immeubles gris, ternes, sortis de terre à la fin des années 1970, n'abritaient, disait-on que des «asociaux», des chômeurs, des pauvres, des racistes.

De loin, Marzahn ressemble à s'y méprendre aux grands ensembles de la région parisienne, de Lyon, de Marseille. Mais en Allemagne, les banlieues se trouvent souvent... dans les villes. Et visiter Marzahn permet de balayer les idées reçues qui voudraient que l'architecture soit responsable de la décrépitude de certains quartiers.

L'histoire du quartier est bien allemande, côté RDA.Du temps où Berlin était coupée en deux, Marzahn [la localisation du quartier sous l'onglet Prolonger] était un grand ensemble modèle, le havre de paix du travailleur, héros banal du socialisme réel. En 1977, Erich Honecker, secrétaire général du parti communiste de RDA, a fait construire ce quartier, plus grand ensemble de la république socialiste. En dix ans, des milliers de logements ont surgi de terre. Des foyers modèles, tout confort. Habiter à Marzahn, c'était un motif de fierté. Le signe d'une certaine réussite sociale.

Illustration 1
© 

Cliquer sur le diaporama pour l'afficher en plein écran

Jusqu'à la chute du mur, en 1989. Alors, l'image de Marzahn a changé: les «Plattenbauten», ces modules produits et assemblés de façon industrielle, ces «cages à lapin» de béton gris sont devenus ringards, malsains. Car si, à cette époque, un quart des Allemands de l'Est vivaient dans ces immeubles typiques du communisme, cet habitat était aux antipodes des standards urbains de l'Allemagne de l'Ouest, où seule une portion 3% de la population vivait dans des grands ensembles, l'immense majorité préférant les grands espaces, une maison et un jardin.

Alors la classe moyenne a quitté Marzahn, les moins riches sont restés, et de plus pauvres sont arrivés: le quartier a attiré les Spätaussiedler, ces Allemands de l'ancien bloc soviétique auxquels le pays garantit l'hospitalité, droit du sang oblige.

En 1994, 35.000 personnes résidaient à Marzahn nord-ouest, zone du quartier la plus dense en immeubles. Ils ne sont plus que 22.000. Près d'un quart de la population est d'origine étrangère.

Thorsten Preussing est la mémoire du quartier. Il était une des voix de la radio de l'ex-RDA. Lors de la réunification, le micro lui a été retiré. Licencié. «J'ai été garde frontière, j'ai porté l'uniforme est-allemand.» Thorsten habite Marzahn depuis 1986, il a écrit des livres sur le quartier pour tuer l'ennui et éloigner la tristesse. «J'ai vécu dans de nombreux quartiers à Berlin-Est, mais dès que je suis arrivé ici, je me suis senti chez moi.» Il est notre guide.

Des banlieues... dans la ville!

Illustration 2
© 

Marzahn, mai 2009.

Accompagné des responsables d'une association culturelle de quartier, Preussing montre les œuvres d'art, la bibliothèque, le centre culturel, le théâtre Tchekhov. Des agoras accueillantes, où palabrent quelques mamies. Des aires de jeux pour les enfants, repeintes de frais et utilisées. L'été, les habitants se prélassent sur les pelouses du Bürger Park, immense étendue verte au cœur du quartier. En S-Bahn, le RER berlinois, le quartier de Mitte, poumon politique du Berlin réunifié, n'est qu'à une demi-heure. A Marzahn, il y a commerces de proximité, un supermarché LIDL, une agence de voyage, des fast-foods, une esthéticienne. «Marzahn, c'est un peu une ville solidaire dans la ville», idéalise Thorsten, toujours fervent communiste.

La réalité du quartier est moins réjouissante. De nombreux commerces sont vides. Le chômage dépasse 15%, et est sous-estimé. La moitié des enfants et des adolescents vivent dans des familles qui sont en dessous du seuil de pauvreté. Dans les barres de Marzahn, les Allemands au chômage regardent de haut les Spätaussiedler, qui ont certes du sang allemand, mais parlent russe ou kazakh et vivent de l'aide sociale. Il y a bien quelques groupes de jeunes un peu excités, mais le quartier est plutôt tranquille. Comme la plupart des grands ensembles: la banlieue n'est pas, comme en France, cet abcès à vif qui mine la société. On n'en parle pas, ou très peu, au journal télévisé. Il n'y a pas eu d'équivalent des émeutes de novembre 2005.

La plupart des grands ensembles sont situés dans les nouveaux Länder de l'Est, des Etats en crise profonde dont l'économie s'est effondrée avec la chute du mur. Dans l'ex-RDA, 25% de la population vivait dans des quartiers type Marzahn. A Berlin, mais aussi dans des villes-champignons industrielles conçues par le régime comme autant de réalisations concrètes de l'utopie socialiste.

«On dit souvent que l'architecture est à l'origine du malaise des quartiers, notamment en France. C'est faux, explique Carsten Keller, sociologue rattaché au Centre Marc-Bloch de Berlin et auteur d'un ouvrage sur les habitants des cités allemandes [références sous l'onglet Prolonger]. En fait, le problème en France est ailleurs: dans l'héritage colonial, dans ce rapport conflictuel entre des jeunes marginalisés et la police – qui représente l'autorité – et les déceptions de l'Etat républicain.»

Illustration 3
© 

Le mot même de «banlieue» (tendant à signifier l'«endroit mis au ban», par glissement sémantique) prouve que, dans l'imaginaire d'un Français, barres d'immeubles, périphérie urbaine et relégation sociale cohabitent. En Allemagne, cette grille de lecture s'avère en partie inopérante. Car à Berlin comme ailleurs, les vraies banlieues sont souvent... dans les villes! «Pour trouver les quartiers les plus communautaires, les plus relégués, comparable en terme de chômage, de pauvreté et de présence d'une forte population issue de l'immigration aux quartiers de certaines périphéries urbaines françaises, il faut aller au cœur des villes», explique Carsten Keller. Par exemple dans les quartiers berlinois de Neukölln-Rollberg (photo), Kreuzberg ou Wedding, trois quartiers très populaires, proches du centre de l'ancien Berlin-Ouest.

«Quand je leur dis qu'ils ont eu de la chance que la plupart de leurs villes aient été détruites en 1945, les Allemands me regardent toujours avec de grands yeux, comme si j'avais prononcé une énormité», s'amuse Gilles Duhem, volontiers provocateur. Français exilé à Berlin dans les années 1980, Duhem est une figure du quartier du Rollberg où il gère une association de quartier très dynamique, Morus 14. «Il faut se rappeler ce qu'était l'Allemagne en 1945, raconte-t-il, volubile. Un paysage apocalyptique! Des villes presque entièrement détruites, rasées sous des tapis de bombes. 20 millions de personnes déplacées par l'armée rouge qui débarquent de Poméranie, des Sudètes, de Prusse orientale, de Roumanie. Des conditions de dénuement terribles! Relisez Stig Dagerman, ce journaliste danois qui a visité l'Allemagne à l'automne 1946! Il raconte que dans la Ruhr, on vivait les pieds dans l'eau, entassés les uns sur les autres [le livre, sous l'onglet Prolonger]. C'était le chaos. Mais ce chaos a au moins eu un avantage: les centres-villes étant détruits, c'est là qu'on a construit les logements sociaux.»

A Berlin, ces heureux effets d'une douloureuse histoire ont duré plusieurs décennies. Mais peu à peu, malgré leur situation très centrale, les quartiers comme le Rollberg se sont appauvris. Les Turcs, «travailleurs invités» («Gastarbeiter») par la RFA pour faire tourner la machine industrielle de l'après-guerre allemande, se sont installés dès les années 1960. A la fin des années 1980, de nombreuses familles palestiniennes fuyant la guerre du Liban sont arrivés.

Il y a dix ans encore, le quartier avait une réputation lamentable: lutte entre communautés, trafic de drogue, petite délinquance et réseaux quasi mafieux. Après la chute du mur, quand le gouvernement fédéral supprime les subventions pour les entreprises implantées à Berlin-Ouest, le chômage devient massif. Au cœur de la ville, le Rollberg (29 hectares, 6.000 habitants, trente nationalités différentes) était en voie de délabrement.

A l'Est, des grands ensembles en perdition

A la même époque, les ensembles comme Marzahn s'appauvrissent, eux aussi. Avant que ces quartiers ne s'embrasent, l'Etat fédéral les a donc pris en main. En 1999, il lance un gigantesque programme, Soziale Stadt (318 villes et communes en 2008). Marzahn Nord-Ouest et le Rollberg font partie des 35 quartiers berlinois concernés.

Au lieu de les inonder d'argent public, les décisions sont décentralisées. L'animation du quartier est confiée à des managers, employés par des associations ou des entreprises privées sous contrat avec les autorités locales. On encourage la création de conseils de quartiers, où siègent habitants, associations communautaires, écoles. On y parle cadre de vie, fêtes de quartier, mais aussi réhabilitation urbaine.

«Les conseils d'habitants ont un vrai pouvoir, explique Hans Panof, manager de quartier de Marzahn Nord-Ouest. Il est très rare que les politiques contredisent leur avis. Depuis son installation en 2006, le nôtre a distribué 3,3 millions d'euros pour différents programmes.» A Marzahn, des quartiers entiers ont été réhabilités. Beaucoup des blocs gris de onze étages ont été repeints, habillés, décorés. Certains ont été détruits, d'autres raccourcis – comme au meccano, il a suffi de démonter les modules de béton – et maquillés de «couleurs méditerranéennes», dit Thorsten Preussing, l'ancien animateur de radio, VRP infatigable de son quartier.

Illustration 4
© 

Avant et après la réhabilitation: la rue Havemann, artère centrale de Marzahn nord-ouest (à g.: 1995/2008; à d.:1998/2008)

© Musée Marzahn.

Plus au sud, à Neukölln, le quartier avait fait parler de lui en 2006, quand des professeurs avaient arrêté de faire cours à l'Ecole-Rütli pour protester contre les violences et les agressions. Aujourd'hui des caméras de surveillance ont été installées, et des vigiles patrouillent deux par deux, un talkie-walkie à la main. Les difficultés sociales restent immenses mais le tissu culturel est redevenu dense et la criminalité a baissé. Le quartier attire désormais quelques intellectuels ou des expatriés, par exemple français.

«Le programme Soziale Stadt est capital, mais il a ses limites: les contrats des managers de quartiers sont trop courts, deux ou trois ans en général. Et ils deviennent vite les pantins des politiques», nuance Gilles Duhem. Il sait de quoi il parle: ancien manager du quartier de Neukölln-Rollberg, il a perdu son poste à la suite d'un différend avec la municipalité de Berlin. De plus, poursuit-il, «ce programme ne supprime pas la ségrégation sociale. Il ne fait que la ralentir».

Carsten Keller, le chercheur du centre Marc-Bloch, constate le dépérissement général des grands ensembles des anciennes villes sinistrées de l'ex-RDA: les plus qualifiés, les femmes, les jeunes ont quitté la ville après la chute du mur. Restent les peu éduqués, les Spätaussiedler revenus de l'ancien bloc soviétique, les retraités. «Depuis la chute du mur, ces villes artificiellement développées par le régime est-allemand rétrécissent à vue d'œil, à coup de démolitions et d'émigration des habitants. A l'époque de la RDA, toute la vie s'organisait autour de l'usine. Depuis, les usines ont été fermées, détruites, ou privatisées. Des milliers de salariés ont perdu leur travail. Ces quartiers se vivent aujourd'hui comme des espaces relégués», explique Carsten Keller, qui a interrogé des dizaines d'habitants dans les barres de Wolfen-Bitterfeld (Saxe-Anhalt) et d'Eisenach (Thuringe).

Retour à Marzahn. Au Hochhaus, un café sponsorisé par l'association de quartier et fréquenté ce jour par une dizaine d'habitants. Thorsten Preussing fait le spectacle à coup de blagues grivoises. On trempe du thé dans les gâteaux préparés par la maîtresse des lieux, Marina Bicadi, travailleuse sociale. A la vue des barres de Marzahn, bien sûr on s'interroge: qu'a-t-elle pensé des émeutes de 2005, dans les banlieues françaises? «J'ai eu peur que ça arrive chez nous. Mais pas ici, plutôt dans les quartiers de centre-ville comme Kreuzberg ou Neukölln.» Deux ans plus tard, elle s'est rendue à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon. C'était la première fois qu'elle allait en France: «Ce que j'ai vu m'a effrayé. Les rues étaient vides, la cité tellement grise.» Elle dit: «Je ne trouve pas Marzahn très joli. Si je pouvais, j'habiterais ailleurs. Mais par rapport à Vénissieux, ici, c'est idyllique.»

Texte et photos (sauf diaporama © Cécile Cuny): Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Berlin.

Voir les annexes de cet article
Voir la Une du Journal