« Cher monsieur Marchais… »
À Kiev, par d’incessantes jongleries de téléphones, Tatiana Pliouchtch est rapidement informée du succès du meeting. « Un ami, Joseph, nous aidait beaucoup à Kiev, raconte-t-elle, il lisait tout, écoutait les radios étrangères. Il vient me voir et me dit qu’il faut écrire à Marchais. Bon, je le fais. » La lettre est transmise le 14 novembre aux correspondants occidentaux à Moscou et aussitôt rendue publique.
« Cher monsieur Marchais, écrit Tatiana Pliouchtch, ce fut une grande et heureuse surprise pour moi d’apprendre que le PCF a manifesté de la compassion et de l’intérêt pour le sort de mon mari. (...) Il s’agit du destin d’un homme qui vous est proche par sa vision du monde puisque Léonide Pliouchtch fut et demeure un marxiste convaincu. (...) Permettez-moi d’espérer que la prise de position du PCF pour la défense de mon mari n’a pas été fortuite. »
Cette fois, l’incendie parti de la Mutualité gagne le cœur même du Kremlin. Après les camarades italiens, les camarades français ! Le praesidium ou Politburo prend très au sérieux l’affaire, d’autant que la grogne dans les milieux scientifiques soviétiques s’étend. Un document, aujourd’hui public, résume cette colère et fébrilité du régime Brejnev.

« Le fait que l’épouse de l’activiste antisoviétique notoire Pliouchtch ait écrit une lettre à Georges Marchais dans laquelle elle souligne avec insistance que Pliouchtch partage beaucoup des vues de Marchais est caractéristique », dit Andropov.
Le patron du KGB s’inquiète. Ces déclarations des partis frères, « diffusées par les radios occidentales sont devenues connues de larges cercles de citoyens soviétiques ». Et de proposer : « Il serait souhaitable de conduire des conversations appropriées avec les camarades français et italiens pour leur faire comprendre que la lutte contre les dissidents n’est pas une question abstraite sur la démocratie en général mais une nécessité d’une importance vitale de défendre la sécurité de l’État soviétique. »
Andropov sait qu’il a déjà perdu la bataille Pliouchtch. Depuis plusieurs semaines, le KGB étudie la libération et le départ du mathématicien et de sa famille. Les visas leur sont accordés le lendemain même de cette communication en conseil des ministres.
« Pliouchtch libéré… on y croyait tellement peu que rien n’était préparé, se souvient Michel Broué. Schwartz m’envoie accueillir la famille à la frontière autrichienne et me demande : “Où va-t-on les loger ? Chez toi, c’est possible ?” » C’est possible. Il part avec Tania Mathon pour l’Autriche. À Marchegg, poste frontière avec la Tchécoslovaquie, ils sont accompagnés de deux personnes, un médecin anglais, responsable d’un comité de psychiatres qui menait aussi campagne pour le mathématicien, et le responsable autrichien d’Amnesty.
Le 10 janvier, la famille Pliouchtch passe à l’Occident. « Léonide descend du train. Il était très fatigué, gonflé par les traitements. Et dans ces premières phrases, il prend soin de préciser : “Je suis marxiste, je suis communiste, je respecte Trotski et je n’ai pas quitté les brigands soviétiques pour aller chez les brigands américains.” Le médecin anglais me montre du doigt et lui dit en riant :“Ça tombe bien, vous avez là un trotskiste !”», se souvient Michel Broué.
Direction Vienne. Les Pliouchtch ne veulent pas aller en Israël, seuls visas dont ils disposent. « Un ami émigré là-bas m’avait déconseillé de venir. Et il nous semblait que nous étions plus proches de la France », se souvient Tatiana Pliouchtch.
« Rien n’était prêt pour les visas, ajoute Michel Broué. Je téléphone à Louis Astre, lui demande ce qu’il peut faire. Il fonce voir Jacques Chirac, alors à Matignon. Nous sommes un samedi, tout est fermé mais en quelques heures les visas sont faits et transmis à Vienne. Reste à prendre les billets d’avion pour Paris. C’est Lambert qui m’avait donné de l’argent pour les acheter. J’en avais informé Schwartz. »
L’arrivée à l’aéroport parisien est une tempête médiatique. Léonide Pliouchtch est incapable de parler. Tatiana Pliouchtch dit quelques mots et promet une conférence de presse de son mari un mois plus tard.
Il faut partir à Montereau, dans le pavillon des Broué. « Il y avait ma voiture, pas terrible, et j’appelle un copain prof à Montereau. Il arrive en 2CV. Quel cortège ! Là-dessus, un gendarme vient me voir et m’informe que, sur ordre du gouvernement, deux motards nous escorteront jusqu’à Montereau ! On a fait une sacrée entrée dans la ville », se souvient Michel Broué.

Le 3 février 1976, Léonide Pliouchtch donne une conférence de presse à la Mutualité. Il énumère une longue liste de prisonniers politiques et de dissidents internés dans les hôpitaux psychiatriques. Il décrit les traitements qui lui ont été infligés.
Il confirme qu’il est bien marxiste, dénonce un « capitalisme d’État » en URSS et se dit partisan non pas d’une voie révolutionnaire mais « d’un réformisme soviétique », sur le modèle de ce qui a été tenté en Tchécoslovaquie. Idées et positions qu’il abandonnera une à une les années suivantes.
Le comité des mathématiciens, pour sa part, continue ses campagnes. Un an plus tard, le 21 octobre 1976, il organise un nouveau meeting à la Mutualité. Cette fois, il s’agit de faire libérer six personnes, qui ne sont pas toutes des mathématiciens : les Soviétiques Vladimir Boukovski et Semion Glouzman, le Chilien Edgardo Enríquez, le Bolivien Victor Lopez, l’Uruguayen José Luis Massera et le Tchèque Jiri Müller.
Léonide Pliouchtch est présent. Pierre Juquin monte à la tribune au nom du PCF. Son parti défend la liberté partout dans le monde, assure-t-il, après avoir cité nommément les six prisonniers politiques. Le discours qu’il prononce est ensuite tiré à six millions d’exemplaires par le PCF. Le tournant est bel et bien pris, ce qui provoque une réaction indignée de l’agence Tass.
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Quant aux Pliouchtch, après deux mois passés à Montereau, ils s’installent à Paris, dans un appartement que le syndicat national des instituteurs (SNI) met à leur disposition durant deux ans. Puis ils achètent une maison à Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, grâce à des dons venus de la communauté ukrainienne en Amérique du Nord.
Tatiana Pliouchtch travaille comme bibliothécaire puis comme enseignante de russe dans une classe préparatoire à Paris. Léonide écrit, voyage, milite, multiplie conférences et meetings. En 1998, après un drame familial, le suicide de leur fils aîné, le couple décide de quitter la région parisienne pour s’installer à Bessèges, un village des Cévennes. Dans les années 1990 et 2000, les Pliouchtch retournent régulièrement en Ukraine, passionnés par la révolution orange de 2004, puis par celle du Maïdan en 2014.
Léonide Pliouchtch meurt à Bessèges en 2015. C’est toujours là que vit son épouse.
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Prochain épisode : Vladimir Boukovski et les crimes de la psychiatrie soviétique