Alice Schwarzer, 66 ans, est une figure du féminisme allemand. Même si elle s'en défend, c'est elle qui, dans les années 70, a importé le féminisme en Allemagne après avoir vécu en France et co-fondé le Mouvement de libération des femmes (MLF). Elle s'est rendue célèbre pour ses charges contre le patriarcat de la société allemande et a créé en 1977 le magazine féministe Emma, qu'elle continue à diriger. Très célèbre en Allemagne, proche de la chancelière Angela Merkel, elle a suscité ces dernières années la polémique pour des propos jugés conservateurs par la gauche sur la place des femmes dans l'islam et la pornographie, qu'elle souhaite voir interdite. Nous l'avons rencontrée dans sa ville, Cologne.

L'Allemagne a-t-elle un problème avec les femmes?
Les femmes sont payées en Allemagne 23% de moins que les hommes. C'est un fait. Mais je voudrais vous rappeler un événement très, très particulier. C'était le soir des dernières élections législatives [Le 17 septembre 2005, ndlr]. Le chancelier battu, Gerhard Schröder, venait d'obtenir 500.000 voix de moins qu'Angela Merkel. Cette nuit-là, le chancelier, devant les yeux de la nation, a perdu ses nerfs. Il a dit, en substance : «En vérité, c'est moi que veut le peuple, Merkel n'est pas légitime.» Lors de l'élection précédente [en 2002, ndlr], il avait gagné avec 10.000 voix d'avance. A l'époque, personne n'avait contesté son élection ! Ce soir-là s'est exprimé quelque chose de profond : après cette élection, pendant près de deux mois, les médias, les politiques ont passé leur temps à se demander si cette femme qui venait d'être élue était à même de gouverner notre pays. Ils étaient tout à fait sérieux! Ce fut une nuit historique : ce soir-là, de façon tout à fait unique après un vote démocratique, on s'est permis de mettre en cause la légitimité du vainqueur des urnes! Pourquoi? A cause du sexe de Mme Merkel!
Uniquement?
Uniquement. Nous avons alors vécu un moment irrationnel. Je me rappelle, pendant des semaines, dans ce bureau, les journalistes du monde entier ont défilé, et tous m'ont demandé : «Mais enfin, Mme Schwarzer, que se passe-t-il?» Cette histoire, je l'ai encore en travers de la gorge. Cette soirée de l'élection m'a définitivement convaincue : l'Allemagne a bien un rapport tout à fait particulier aux femmes. Je parle volontiers d'une exception allemande en la matière.
Où trouve-t-elle ses racines?
En très grande partie dans le nazisme et dans son rapport à la mère, érigée en figure mythique par l'idéologie nationale-socialiste. C'est encore récent : ceux qui aujourd'hui dirigent sont les enfants de ceux qui ont porté Hitler au pouvoir. La mère, c'est une figure typiquement allemande, qui écrase encore nos concitoyennes aujourd'hui ! Elle a une particularité : elle est mère 24 heures sur 24, c'est absolument incroyable! Ces mères frénétiquement mères, esclaves de leurs propres enfants, effrayées à l'idée d'être une mère-corbeau qui délaisse ses petits («Rabenmutter», en allemand), ça reste un modèle très allemand.
Accuse-t-on encore les femmes qui travaillent d'être des «mères-corbeaux»?
Oh oui! Cette place tout à fait unique de la mère se remarque aussi dans le débat public. Dans chaque débat qui a pour thème la famille, vous pouvez être sûr que la Sainte Mère va s'exprimer : «Moi en tant que mère» ou alors «Nous, les mères»... Les femmes veulent égaler les hommes au travail, puisqu'on leur a raconté qu'une femme moderne est attirante, aimée, et aussi un peu sainte... et elles veulent en même temps être mères à 100%! Bien sûr, c'est très difficile à concilier. Elles sont alors confrontées à un double plafond de verre : un premier qui leur interdit d'être les égales des hommes au travail, un autre qui les empêche d'être cette mère parfaite qu'elles voudraient incarner. Ces femmes de 35-45 ans, actives, modernes, diplômées, qui ont fait carrière mais dont les espoirs d'égalité professionnelle avec les hommes ont été déçus, sont lassées. Certaines reportent alors toutes leurs frustrations sur leur rôle de mère. Et elles se mettent à défendre un modèle très traditionnel, hérité des années 50 ! C'est un phénomène tout à fait récent. Comme si ces femmes avaient oublié l'histoire : fatiguées de l'émancipation, elles pensent trouver leur salut dans les modèles hérités de leur parents, sans se souvenir de leurs immenses inconvénients...
Grâce à Merkel, «une petite révolution» pour les femmes
Que reste-t-il du féminisme en Allemagne?
Aux Etats-Unis, être féministe c'est comme une évidence. Ici, non. Le concept de féminisme a été tellement détourné de son sens et dénigré par les médias que les femmes ont peur de se dire féministes. On dit : «Les féministes sont des femmes du passé, elles sont frustrées, elles sont lesbiennes, elles détestent les hommes.» On leur oppose «la femme moderne». Le concept de féminisme est en perdition. Ne vous trompez pas : je suis populaire en Allemagne, mais cela ne veut pas dire que les féministes y sont populaires! Je suis une exception. Pour moi le féminisme, c'est très simple : les mêmes droits, les mêmes chances pour les femmes comme pour les hommes. Point. Aujourd'hui, tout cela paraît évident. Mais il y a trente ans, ce genre d'attitude aurait paru très provocateur : c'était le comportement d'une minorité de féministes alors considérées comme folles ! Aujourd'hui, la majorité des femmes veulent travailler, avoir des enfants, et que les hommes participent à la maison. Elles veulent l'égalité. Pas plus. Pas moins.
En Allemagne, cette égalité est pourtant loin d'être acquise...
Mais est-ce si différent en France? J'en doute. Nous venons de très loin, vous savez. Savez-vous que ce sont les nazis qui ont aboli l'école toute la journée pour les enfants? Personne ne le sait. Avant qu'ils n'arrivent au pouvoir, l'école était ouverte toute la journée. Résultat, soixante ans plus tard, nous avons toujours des infrastructures catastrophiques : pas de crèches, donc très peu d'enfants de moins de trois ans à l'école – surtout à l'Ouest –, des jardins d'enfants ouverts seulement une partie de la journée, très peu d'écoles ouvertes toute la journée... Mais ça commence à changer. Grâce au mouvement féministe. Grâce aussi à la réunification. A l'Est, tout cela allait de soi. Quand le Mur est tombé, l'Est a d'abord vécu un choc immense, une sidération. L'Ouest est arrivé, a dit: «Nous avons raison de toutes façons et c'est nous qui menons la musique désormais». Mais progressivement, les gens à l'Est se sont réveillés. L'Allemagne a élu une femme originaire de l'Est. Pour les conservateurs allemands, l'école toute la journée, ou même les jardins d'enfants, c'était le diable! Le diable! La femme qui faisait cela était une mère-corbeau. Ça commence à changer. Mais le chemin est encore très long.
Angela Merkel aide-t-elle l'Allemagne à changer?
Le fait qu'une femme soit chancelière est pour les femmes, pour les jeunes filles, un signal fort : le signe que c'est possible. Elle-même a toujours été prudente sur le sujet, mais elle soutient une politique plus juste. Elle a fait en sorte que la ministre de la famille conduise une politique féministe. En trois ans, nous avons assisté à une petite révolution dans la politique familiale. Aucune féministe ne ferait mieux que Mme Ursula Von der Leyen [la ministre fédérale de la famille, ndlr] en ce qui concerne les places en crèche ou le soutien aux écoles ouvertes toute la journée. Grâce à Mme Merkel, pour la première fois, il est question de la pornographie infantile, ce qui n'avait jamais été le cas. La situation des femmes est prise au sérieux. Merkel est une femme de l'Est, une physicienne, une fille de pasteur. Je crois qu'avant d'être élue, elle ne s'imaginait pas que dans la société allemande, les femmes étaient traitées de la sorte. Mais je crois que la nuit de son élection, elle l'a compris. Si un ministre présente une mesure qui favorise l'égalité hommes-femmes, elle ne s'y opposera pas, je le sais. Elle fait régner un climat favorable.
Faut-il des lois pour assurer l'égalité des droits entre hommes et femmes?
Pourquoi pas? Les Norvégiens ont introduit une loi qui impose 40% dans les conseils de direction des entreprises. Je trouve cela intéressant. Parfois, de telles lois peuvent un peu aider. Même si je pense que les quotas ne sont qu'un leurre, ils peuvent être une solution transitoire. Histoire d'aider les femmes à entrouvrir la porte.