Matteo Renzi, l'ascension fulgurante d'un tacticien (1/2)

Il y a quelques mois, son nom était encore inconnu du grand public européen. Aujourd'hui, il est celui qui mène la fronde anti-Merkel à Bruxelles. Qui est, au fond, Matteo Renzi, le président du conseil italien arrivé au pouvoir en février ? Depuis l'âge de vingt ans, cet homme construit méthodiquement sa carrière, jusqu'à prendre, en 2009, la mairie de Florence. Premier volet de notre enquête sur le nouveau héraut de la social-démocratie européenne.

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De notre envoyée spéciale à Florence. Il avait vingt ans à peine. Il est arrivé au cours d'une de ces réunions interminables de la gauche italienne qui tentait de se reconstruire, dans la petite ville de Toscane où il résidait alors, Pontassieve. C'était l'époque de l'Olivier, après la chute du Parti communiste italien (PCI) et l'effondrement de la Démocratie chrétienne (DC). Plusieurs partis issus de l'un et de l'autre tentent de bâtir une coalition. Il faut abandonner la référence marxiste, accepter le rapprochement avec le monde catholique… Pour les anciens résistants, qui ont toujours voté communiste dans cette Toscane rouge, la pilule est dure à avaler.

Dans cette région, l'aile gauche est restée majoritaire, et l'alliance avec la DC a longtemps été perçue comme inconcevable. Matteo Renzi, alors affilié au Parti populaire italien (PPI), issu de la démocratie chrétienne, n'a pas parlé tout de suite. Il a pris le temps d'attendre… quelques minutes. Quand il a pris la parole, les militants de gauche ont senti le vent tourner. Cela ne sert à rien de parler encore une fois de programme, s'exclame-t-il brusquement, il faut discuter de la répartition des sièges, la mairie doit revenir au PPI !

Giuliana Laschi, qui raconte l'épisode, est historienne. À l'époque, à la suite d'un travail de recherche mené auprès des agriculteurs de la région, elle avait rejoint les cercles militants de la gauche locale. Mais elle ne s'est jamais sentie à l'aise avec ce rapprochement des deux branches historiques de la politique italienne, et encore moins depuis l'arrivée de Matteo Renzi. « Parce qu'il avait cette capacité de leadership, acquise pendant ses années passées chez les scouts, il a aussitôt été poussé par la section locale du PPI. C'est le soutien de sa section qui a été le premier élément déclencheur. »

Cette façon de parler tactique avant toute chose, d'écarter la discussion de fond, est une constante dans le parcours de Matteo Renzi. Devenu secrétaire de sa section en quelques mois, il rejoue la scène au moment des négociations pour la présidence de la province de Florence – l'équivalent du département français –, et remporte la mise : c'est un candidat issu du PPI qui briguera le poste pour l'ensemble de la coalition, après un chantage posé par le jeune intrigant qui menace de retirer le soutien de sa formation s'il n'obtient pas gain de cause.

« Pendant ses premières années en politique, l'objectif de Matteo Renzi sera d'obtenir le plus possible de postes pour les gens issus de son parti », raconte Simone Siliani, issu lui des rangs du PDS – l'héritier direct du parti communiste – et aujourd'hui conseiller culturel à la présidence de la région. Autrement dit : inverser le rapport de force entre une aile gauche, majoritaire en Toscane, et une aile démocrate-chrétienne, jusque-là minoritaire. Très vite, le jeune ambitieux parvient à ses fins, et c'est à lui qu'échoit, en toute logique, la présidence de la province. Il a alors 29 ans.

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Le siège de la province de Florence, ancienne résidence des Médicis : le premier poste de Matteo Renzi © Amélie Poinssot

Cinq ans plus tard en 2009, tandis que les alliances se sont désormais figées au niveau national au sein d'un nouveau parti, le Parti démocrate (PD), l'aile gauche résiste encore en Toscane, et continue de ne pas accorder son crédit au jeune impétrant. Lors des primaires – ouvertes à tous les électeurs en Italie – pour désigner le candidat du PD à la mairie de Florence, Matteo Renzi se présente ainsi contre l'avis de sa direction qui soutenait d'autres candidats, suivant un accord au sein du parti qui voulait que la mairie soit réservée à un ex-communiste face à la province accordée à l'aile démocrate-chrétienne.

« Si je n'obtiens pas le minimum nécessaire de 40 %, je me retire de la politique ! », menace-t-il alors, comme il a lancé à son arrivée au palais Chigi qu'il quitterait la présidence du conseil si son parti ne remportait pas un succès aux européennes… Défi relevé face à d'anciens communistes en perdition, déconnectés de leur électorat, puis élection réussie dans cette Florence qui a toujours voté à gauche.

Un remarquable instinct politique

Dès lors, le personnage est posé : Renzi est un tacticien, quelqu'un qui se lance des défis, se fixe des échéances, pose une forme de plébiscite à chaque tournant, parvient à retourner une situation qui ne lui est pas favorable. « C'est une démarche qui relève du décisionnisme, un courant de pensée qui certes peut s'avérer très dangereux. Mais le fonctionnement interne au parti démocratique était-il plus démocratique ? Assurément non », estime l'historienne florentine Ariane Landuyt.

« À chaque fois qu'il y a un obstacle, Renzi fonce dessus. C'est un homme qui a besoin de défis à relever et qui va systématiquement mettre une grosse mise dans la balance, c'est sa manière de fonctionner », explique Simone Siliani, qui a côtoyé Matteo Renzi quand ce dernier dirigeait la province : le premier était alors adjoint à la culture à la mairie.

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L'hôtel de ville de Florence, le Palazzio Vecchio: le deuxième poste de Matteo Renzi © Amélie Poinssot

Cette ambition, accompagnée d'une foi fervente, est constitutive du personnage. Mais ses adversaires le reconnaissent autant que ses admirateurs : Matteo Renzi est aussi doté d'un remarquable instinct politique et d'une capacité de persuasion hors du commun. Ce n'est pas un théoricien, c'est un homme qui sent les choses. « Il a senti l'extrême lassitude de l'électorat face à une gauche toscane usée par le pouvoir, sans idées, incapable de se renouveler, coincée dans un appareil qui détenait toutes les positions de pouvoir à Florence », raconte Pietro Iozzelli, qui a dirigé l'édition florentine de La Repubblica tout au long de l'ascension de Renzi. « Libérée de la vieille structure du parti, il pouvait dire ce qu'il voulait. »

L'histoire de cette ascension, c'est aussi l'histoire d'une génération qui n'était pas représentée dans le système politique italien ; avec Matteo Renzi, les jeunes générations sont soudain appelées à jouer un rôle : « tocca a noi » – « c'est notre tour », martèle-t-il dans les meetings. Lui-même se pose comme le candidat anti-appareil, le « démolisseur » : il est le « Rottamatore » – mot à mot celui qui envoie les carcasses de voitures à la casse.

Beaucoup, pourtant issus de l'aile gauche du PD, se rallient à lui sur cette question générationnelle. Les autres sont progressivement écartés : à la tête de la province puis de la mairie de Florence, Matteo Renzi favorise la progression des jeunes têtes, conformément à son slogan de campagne qu'il avait placardé dans tout Florence pour conquérir l'hôtel de ville, le Palazzio Vecchio : « Vive la jeunesse au vieux palais ! » Aujourd'hui, les voix dissidentes se font plus rares, plus timides. Elles ont vu la majorité du PD de Toscane « montare sul carro del vincitore », comme il se dit à Florence, autrement dit monter sur le chariot du vainqueur…

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Dario Nardella, le nouveau maire de Florence, reçoit dans la salle Clément VII du Palazzio Vecchio © Amélie Poinssot

Au Palazzo Vecchio, au milieu des fresques de la salle Clément VII qui racontent l'alliance du pape et des diplomaties française et allemande avec les Médicis pour reconquérir Florence au XVIe siècle, Dario Nardella reçoit avec force amabilités. Le dauphin de Matteo Renzi, élu à sa suite à la mairie, a le visage tout aussi juvénile que lui. De dix mois son cadet, il fut l'un des premiers à rejoindre l'étoile montante de la Toscane alors qu'il venait, lui, de l'aile gauche du PD.

« Je me suis reconnu dans cette volonté de renouveler les générations, de conquérir Florence contre le vieil appareil du parti », assure celui qui a d'abord exercé pendant cinq ans la fonction d'adjoint à Matteo Renzi. Les divergences entre les deux ADN du parti, dès lors, sont apparues toutes relatives. « Notre vocation est d'être un parti majoritaire, il fallait donc unir nos forces, et Matteo me semblait être la parfaite synthèse entre les positions réformatrices de gauche et les reformes libérales », ajoute ce Renziano de la première heure, élu à la mairie de Florence avec 59 % des voix le 25 mai dernier. Maintenant aux manettes, Dario Nardella dit avoir beaucoup appris au contact de son mentor : « J'ai découvert avec Matteo la détermination quand il faut prendre une décision, la facilité du contact avec les gens, mais aussi l'importance de la communication dans l'action politique institutionnelle. »

Un objectif national

La communication : un aspect central du personnage. Voire le seul, selon les détracteurs de Renzi, qui ne voient en lui que de l'« esbroufe », des « discours creux », une « coquille vide », une systématisation du « dire, c'est faire », voire un « bonimenteur » et un « opportuniste » qui a choisi la gauche comme il aurait pu choisir la droite… À la tête de la province, déjà, il monte une société pour développer des activités de bureau de presse, « Toscane multimédia », financée par l'administration et dans lequel il fait embaucher une dizaine de personnes.

Sa gestion de la province sera d'ailleurs condamnée plus tard par la Cour des comptes, en raison d'un excès de dépenses non justifiées par la fonction… Il crée par ailleurs un festival, "Le Génie florentin", « une manifestation à la programmation assez pauvre, pour laquelle il a été dépensé davantage d'argent dans la promotion que dans les activités elles-mêmes », estime Simone Siliani, alors adjoint au maire à la culture, aujourd'hui conseiller du président de la région.

À la mairie de Florence, cette stratégie médiatique deviendra machine de guerre. Renzi maire multiplie les bureaux et les fonctions : porte-parole, cabinet, service de presse, service des relations extérieures, responsable communication – autant de personnes qui travaillent pour son image, soit 30 à 40, estime le conseiller municipal Tommaso Grassi, élu du SEL (Écologie et Liberté, gauche de la gauche) pendant le mandat de Renzi et réélu aux dernières élections. Une stratégie forcément payante, après les dix ans de gestion de son prédécesseur, Leonardo Domenici – un maire décrit comme un modèle de snobisme, sourd aux demandes de la population, enfermé en son Palazzo. 

À l'inverse, le jeune Renzi au visage poupin est un adepte des réseaux sociaux sur Internet aussi bien que de la poignée de main ; il joue l'homme simple, ne refuse jamais une discussion – et surtout pas une interview à la presse. Souvent, les médias sont informés des projets avant même le conseil municipal… Cela ne fait de doute pour personne : Renzi poursuit un objectif national, Florence n'est pour lui qu'une étape. Si certains en Toscane s'étonnent encore, ce n'est que devant la rapidité de cette ascension.

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Matteo Renzi maire de Florence © Studio associato cge fotogiornalismo

Au cœur du dispositif Renzi, il y a un personnage clef : Marco Carrai. C'est l'homme de l'ombre, l'ami de toujours, un homme de réseaux qui lui apporte soutien des banques et des grandes entreprises. Car pour réussir en politique en Italie, et pour se maintenir au pouvoir, il ne suffit pas d'avoir du talent, encore faut-il avoir de l'argent et le soutien du système. Carrai, lui, fait partie de plusieurs conseils d'administration à Florence, dont celui de la principale banque de la ville ; il est le PDG d'ADF, la société de l'aéroport de Florence, qui travaille actuellement à un projet contesté de nouvelle piste ; et à travers ses différentes sociétés, il a remporté plusieurs marchés, comme celui des audioguides des musées de Florence, ou encore le chantier de restauration d'un bâtiment historique à deux pas du Duomo, cédé ensuite à une chaîne de restauration de luxe, Eataly.

D'après la presse locale, l'homme a en outre mis à disposition de Renzi une maison en plein cœur de Florence. Et c'est lui qui trouve les financements lorsque le maire de Florence se lance dans la campagne des primaires du PD de 2012 (que le Toscan perd toutefois au profit de Pier Luigi Bersani), à travers la fondation qu'il préside, la fondation Big Bang – qui prendra plus tard le nom de fondation Open.

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L'ouvrage de Duccio Trenci, "Qui dirige Florence?" © 

En Italie, le financement des primaires n'est soumis à aucun contrôle. « L'équipe de Renzi a déclaré avoir dépensé 100 000 euros pour cette primaire, et a fourni une liste des contributeurs. Mais de l'aveu même de l'avocat, cette liste est incomplète car tous n'ont pas accepté d'être cités. Il n'est pas à exclure que des entrepreneurs ayant obtenu des marchés grâce à Renzi aient financé sa campagne », explique Duccio Tronci, journaliste indépendant, auteur de l'ouvrage paru l'an dernier, Qui commande Florence ? La métamorphose du pouvoir et ses coulisses à travers la figure de Matteo Renzi.

De nombreux observateurs le disent : Renzi n'est pas un homme d'argent, mais « un homme de pouvoir », qui s'entoure de « fidèles » à qui il accorde « ses faveurs » en échange de bons procédés. Dans une région où les intérêts économiques sont jalousement conservés par les producteurs de vin toscans et les grandes familles de Florence qui occupent les mêmes palais depuis des siècles, nul doute que Matteo Renzi a travaillé pour s'assurer de leur soutien.

Le jour où il se présente officiellement comme candidat à la mairie de Florence dans l'un des plus beaux théâtres de la ville, il reçoit ainsi les honneurs d'une des figures de la noblesse florentine, la marquise Frescobaldi, qui descend en personne de son balcon pour le féliciter. Le candidat de la gauche soutenu par l'une des premières fortunes du pays : tout un symbole.

NB : Dans un second volet de notre enquête, nous aborderons la figure de Matteo Renzi maire à la tête de Florence.

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