Liban: le premier ministre démissionne, «mais demain on n’est sûr de rien»

Après treize jours de soulèvement populaire demandant la chute du régime, le premier ministre libanais Saad Hariri a présenté sa démission mardi 29 octobre. L’annonce a été accueillie avec joie dans tout le pays même si le Liban entre dans une phase d’incertitude. Le président doit s’exprimer jeudi dans la soirée.

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Beyrouth (Liban), correspondance – Novembre 2017. Dans un discours prononcé de Riyad, la capitale de l’Arabie saoudite, et diffusé sur la chaîne du royaume Al-Arabiya, le premier ministre libanais, Saad Hariri, annonçait sa démission. La nouvelle avait alors été interprétée comme une tentative de coup de force de l’Arabie saoudite afin de détrôner un leader sunnite jugé trop conciliant envers les partis à majorité chiite, Amal et surtout Hezbollah, avec lesquels il formait un gouvernement d’union nationale depuis 2016. L’élite politique et la population libanaise, dans leur grande majorité, avaient alors fait preuve d’une union rare devant cet interventionnisme saoudien. Un peu partout au Liban, des pancartes affichaient des portraits du premier ministre démissionnaire, sur lesquelles on pouvait lire : « Nous sommes tous avec toi. » Saad Hariri avait fini par revenir sur sa démission, l’image redorée après ce kidnapping inattendu.

Deux ans après, le contraste ne saurait être plus saisissant. Saad Hariri a présenté ce mardi 29 octobre sa démission au président de la République, Michel Aoun, treize jours précisément après la naissance d’un mouvement spontané et transconfessionnel, mobilisant des centaines milliers de Libanais contre la dégradation de la situation économique et la corruption de l’élite politique. Sur les murs du centre-ville de Beyrouth, investis par les manifestants depuis le début du mouvement, on peut lire le graffiti « dégage » accompagné du visage de Saad Hariri.

Dès les premiers instants qui ont suivi l’annonce, des cris de joie retentissent à Beyrouth devant le Grand Sérail, le siège du premier ministre. Une vieille dame entame une danse tandis que des haut-parleurs font résonner une version techno du célèbre slogan des printemps arabes « Le peuple veut la chute du régime. » Les manifestants s’échangent des « mabrouk », félicitations en arabe, et un homme scande dans un micro : « C’est la première victoire du peuple, de ce peuple qui refuse le régime confessionnel et le pouvoir des chefs de guerre. »

Au lendemain de la guerre civile (1975-1990), les leaders communautaires ont en effet réussi à asseoir leur mainmise sur l’État, en se partageant le pouvoir au sein d’un système confessionnel et clientéliste. Un modèle à bout de souffle qui a conduit le pays au bord d’une crise économique et sociale et contre lequel les Libanais se révoltent aujourd’hui.

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29 octobre 2019. Destruction des tentes des contestataires dans le centre de Beyrouth, au Liban © Mohamed Azakir / Reuters

À Beyrouth, ces célébrations ont une portée symbolique particulière. Quelques heures avant cette annonce, des centaines de partisans des partis Hezbollah et Amal étaient descendus pour saccager les installations et tentes du centre-ville mises en place par le mouvement de contestation et agresser les manifestants. « Je donnerai mon âme et mon sang pour toi Nabih », scandent certains, en référence à Nabih Berri, président du parlement et chef du parti Amal. Nabil, qui était présent, témoigne : « Ils sont venus pour tout casser et ils nous ont attaqués. L’armée regardait pendant que les shabiha [terme qui désigne des voyous affiliés et payés par des partis – ndlr], détruisaient tout. Cette inaction est inacceptable. » Hussein un manifestant, qui a voté pour le Hezbollah aux dernières élections législatives en 2018, confie : « Je ne suis pas sûr de leur redonner ma voix après ces violences. »

Dans son discours retransmis en direct à la télévision le vendredi 25 octobre, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, s’était en effet clairement rangé du côté du pouvoir, refusant la demande de démission du gouvernement qui mènerait, selon lui, au chaos. L’annonce de Saad Hariri est de fait contraire à la position du Hezbollah et de ses alliés au gouvernement, qui auraient préféré le maintien du statu quo.

Dans ce contexte, ces descentes, qui ne sont pas officiellement revendiquées, auraient une visée spécifique selon Joey Ayoub, activiste et chercheur : « Pour moi, c'était une démonstration de force de la part du gouvernement. Hezbollah et Amal assistent à la contestation de leur pouvoir et n’ont que la violence pour y faire face. Ils avaient fait la même chose juste avant le discours de Hassan Nasrallah vendredi dernier [des centaines de partisans étaient descendus au centre-ville, déclenchant des altercations violentes avec les manifestants – ndlr]. Ils veulent nous dire : “N'oubliez pas que nous sommes là et que nous pouvons nous mobiliser rapidement” », analyse-t-il. 

Après ces événements, les réactions dans la rue étaient mitigées mardi soir. Une manifestante affirme : « Je ne suis pas intimidée, au contraire, je me sens encore plus déterminée », un autre tempère : « On ne peut pas nier, ils font peur. »

De fait, le centre-ville où se réunissent habituellement les Libanais depuis le début du mouvement connaît une affluence moins importante que les jours précédents. Au milieu des tentes brûlées et des installations détruites, l’annonce de la démission revêt une dimension particulière pour les manifestants : « C’est une victoire importante compte tenu de ce qui s‘est passé », confirme l’un d’eux.

Ces événements montrent que le chemin est encore long. Au centre de ville de Beyrouth, les manifestants, même s’ils cèdent aux démonstrations de joie, ne sont pas naïfs. « On doit rester attentif et maintenir la pression pour que nos demandes soient écoutées. La création d’un gouvernement de transition non partisan doit se faire rapidement. Des élections anticipées, régies par une nouvelle loi électorale, doivent ensuite être organisées. On entre dans une période de transition difficile et le système confessionnel est résilient », analyse Aimée, une manifestante.

« Une révolution ne dure pas une semaine ou deux »

Ahmad renchérit : « C’est une première victoire, mais on ne va pas s’arrêter là. Il va falloir aussi que la classe politique rende des comptes, notamment en ce qui concerne tout l’argent détourné. Une révolution ne dure pas une semaine ou deux, c’est un processus. » Pour ne pas perdre la dynamique créée par le soulèvement, un journaliste local estime qu’« il faut renouveler les modes de protestation et coordonner davantage le mouvement. » Le lendemain de l’annonce de Saad Hariri, la plupart des routes, bloquées par les manifestants depuis le début du mouvement, étaient d’ailleurs de nouveau ouvertes.

Les demandes de la rue sont plus structurelles, elles remettent notamment en cause le système confessionnel dans son ensemble, qui assure une représentativité politique aux religions officiellement reconnues. « Ça va prendre du temps, on ne défait pas un système aussi résilient si rapidement. Mais notre génération est beaucoup moins imprégnée du confessionnalisme que celle de nos parents. C’est ce que le mouvement a permis de prouver aussi », estime Zaynab, une jeune manifestante.

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29 octobre 2019. Le premier ministre libanais Saad Hariri après l'annonce de sa démission. © Mohamed Azakir / Reuters

Avec la démission de Saad Hariri, le mouvement connaît un tournant important. Le risque de récupération par les partis politiques traditionnels est réel. Comme l’explique Joey Ayoub : « Certains partis politiques traditionnels, se présentant comme opposant au pouvoir actuel, pourraient commencer à organiser leurs propres mobilisations. En même temps, le mouvement est résistant et la colère des rues n’a épargné personne de l’élite politique. »

Un scénario de récupération qui s’est pourtant déjà produit par le passé. En 2005, un vaste soulèvement populaire avait mis terme à vingt-neuf ans de présence syrienne sur le territoire libanais. Mais les espoirs avaient été déçus par les élections de mai-juin 2005 qui « seront marquées par une re-confessionnalisation exacerbée du jeu politique, et une re-formulation des clivages et alliances communautaires », écrit le politologue René Otayek dans son chapitre sur la révolution du Cèdre au Liban dans son ouvrage L’Identité en jeux.

Le mouvement entre dans une phase d’incertitude. « Aujourd’hui, on fête la démission, mais demain on n’est sûr de rien », concède un manifestant. Les Libanais sont dans l’attente. Le président doit s’exprimer jeudi dans la soirée. Mercredi, il avait publié un communiqué demandant à Saad Hariri de reprendre la gestion des affaires courantes jusqu’à la création d’un nouveau gouvernement. Il avait par ailleurs assuré, lors de la réception d’une délégation de la Ligue maronite, que les manifestations avaient « ouvert la voie à la formation d’un gouvernement propre ».

La désignation d’un nouveau premier ministre doit se faire après des consultations parlementaires. Or personne ne sait combien de temps cela pourrait prendre, ni si les demandes de la rue, qui exige la constitution d’un gouvernement de transition non partisan, seront entendues. La position du Hezbollah jouera aussi un rôle décisif. Un discours de son secrétaire général est d’ailleurs attendu pour vendredi 1er novembre.

Mais l’espoir est présent : « C’est la première fois après la guerre qu’on entre dans un processus de réconciliation », explique Aimée. Témoin de cet enthousiasme, au centre-ville de Beyrouth, les manifestants s’activaient dès mardi soir à remettre en place les installations détruites plus tôt dans l’après-midi. Un large drapeau libanais avait été planté au-dessus d’un assemblage hétérogène de chaises et tables, cassées lors des altercations.

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