Les rues sont étroites, le linge flotte de maison en maison, des gamins, surtout des garçons, jouent dans la rue. Malgré le froid de cet hiver 1943, les habitants des quartiers de la rive nord du Vieux-Port de Marseille discutent sur le pas de leur porte. Les mots italiens, corses, grecques, provençaux se mélangent au français. Toute cette vie sera balayée le 24 janvier 1943.
Dès 6 heures du matin, 20 000 personnes sont évacuées de force. Les trois quarts d’entre elles rejoindront les camps militaires désaffectés de Fréjus (Var), 800 seront déportées : des juifs, des résistants, des militants ou plus vaguement des « suspects ». Une semaine plus tard, les quartiers de la Tourette, de Saint-Jean et de l’hôtel de ville seront dynamités par les Allemands.
Longtemps, les Marseillais croiseront du regard la balafre des décombres. Aujourd’hui encore, le Vieux-Port est asymétrique. D’un côté, des maisons héritées de l’arsenal des galères voulu par Louis XIV ; de l’autre, les immeubles élevés par Fernand Pouillon dans les années 1950. La tragédie, visible, s’est pourtant estompée de la mémoire des Marseillais et demeure méconnue à l’échelle nationale, malgré l’historiographie existante.
En 2019, deux hommes l’ont fait resurgir dans l’actualité. Avec sa démarche dégingandée, son large front et les cheveux qui tombent à la limite des épaules, Michel Ficetola s’anime quand il évoque le passé du quartier Saint-Jean. L’ancien professeur d’italien, qui a écrit plusieurs ouvrages sur le parler marseillais, est bien connu des archivistes et bibliothécaires de la ville. Il est toujours à même de faire part de ses dernières trouvailles, à propos de l’évacuation, à Pascal Luongo, avocat.
Les propos de Michel Ficetola résonnent aux oreilles du pénaliste. C’est à lui que son grand-père racontait son évacuation des quartiers du Vieux-Port, le tri à Fréjus ; à lui qu’il a donné, alors qu’il était étudiant en droit, une revue sur l’événement éditée par Le Provençal. Cet homme frêle est bien connu des palais de justice de la région. Son sérieux, appuyé par ses lunettes, ses recherches frénétiques sur son portable pour prouver ce qu’il avance, ne laisse pas place à la timidité. Sa voix est capable d’emplir les salles de la cour d’assises d’Aix-en-Provence et de tenir la dragée haute aux magistrats parisiens.
La rencontre entre les deux hommes scelle le projet. Porté par le sentiment que l’injustice n’a pas été réparée, que la mémoire de la ville est défaillante, pressé par le temps qui emporte survivants et coupables, Pascal Luongo a déposé plainte contre X pour crimes contre l’humanité le 17 janvier 2019, au nom de huit rescapés ou descendants de victimes, « pour un temps non prescrit, en raison d’une atteinte volontaire à la vie, du transfert forcé de population, de la privation grave de liberté physique et des actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances et des atteintes graves physiques et psychiques ». Le 29 mai 2019, une enquête préliminaire a été ouverte par la vice-procureure au parquet de Paris, Aurélia Devos, cheffe du pôle spécialisé dans ce type de crimes imprescriptibles.
Les Marseillais se replongent alors dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la cruauté nazie, de la collaboration. Comme en écho à la tragédie de la rue d’Aubagne, où l’effondrement de deux immeubles a fait huit morts le 5 novembre 2018, ils revivent l’histoire urbanistique d’une ville où les élites locales jetaient déjà, à l’époque, un regard dédaigneux sur les quartiers populaires.