On entre au Dépôt, comme dans un lieu chargé d'histoires. Quai de l'horloge sur l'île de la Cité, à Paris. En bord de Seine, la Conciergerie et ses donjons, recouvrant le Palais de Justice, et en son sein un dédale de couloirs aux murs épais, des salles voûtées, des grillages métalliques et de lourdes portes à verrous coulissants. Le Dépôt, sous l'autorité de la préfecture de police de Paris, fait office de centre de rétention administrative (CRA), où sont enfermés les étrangers en instance d'expulsion. En l'occurrence les étrangères puisque le «quartier des hommes» a été fermé en juin 2006 en raison de l'insalubrité des lieux à la suite de la visite du Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l'Homme. Le «quartier des femmes» a été repeint. Il est resté ouvert, ainsi qu'à ses côtés le dépôt judiciaire, où sont emprisonnés les détenus de droit commun.
© Nicolas-François Mison
Mme Wu a été conduite au Dépôt lundi 21 avril en début d'après-midi, après avoir été interpellée le matin même aux guichets de la préfecture de police, à quelques mètres de là. En arrivant, elle est informée de ses droits, plus ou moins sommairement. Elle rejoint ses co-retenues, beaucoup de Chinoises comme elle ce jour-là. Elle a juste le temps de comprendre ce qui lui arrive, elle essaie de prévenir son mari au téléphone. En fin d'après-midi, on l'appelle au micro, le mode de communication officiel dans le centre. Une escorte de policiers l'attend pour l'emmener à l'aéroport, un vol est programmé, direction : Pékin. Elle n'a vu ni famille, ni avocat, ni juge. Au dernier moment, elle décide de déposer une demande d'asile, ce qui la «sauve» de l'expulsion, dans l'immédiat tout du moins.
«Les crayons sont interdits dans les chambres (...), c'est trop dangereux»
Ce lundi, 17 femmes sont enfermées au Dépôt qui dispose de 40 lits, ce qui en fait l'un des plus petits des 24 CRA dispersés sur le territoire national. Cohabitent en huit clos des Chinoises, une Gabonaise, une Congolaise, deux Maliennes, une Sri Lankaise, une Albanaise, une Roumaine, une Marocaine et une Erythréenne. Certaines viennent d'arriver, comme Mme Wu, d'autres attendent depuis près d'un mois. Les traits tirés, elles déambulent entre les «chambres», exiguës, les deux salles de «vie commune», où les activités se résument à regarder la télévision et à faire du collage (des fresques de palmiers et de poissons sont accrochées sur un mur) et la cour à l'air libre, où elles peuvent faire du ping-pong et de la corde à sauter. Leur territoire s'arrête là. Les repas, petit pain, fromage sous vide, crudités, viande en barquette pour le dîner, sont distribués à heure fixe, après l'appel des noms au haut-parleur, dans les pièces communes transformées en réfectoire.
Tout est propre et bien rangé. L'atmosphère serait presque feutrée sans les cris étouffés et les larmes sur le visage des femmes. Les portes des «chambres» ont beau avoir été recouvertes de couleurs vives (jaune, bleu, vert émeraude), l'impression d'être enfoui dans un bunker persiste. L'éclairage exclusivement au néon, l'épaisseur des murs, l'étroitesse des couloirs, la résonance, les caméras de surveillance, les menottes au moment des transferts : l'univers carcéral n'est pas loin.
«Ici, ce n'est pas une prison, les personnes sont en rétention, elles ne sont pas en détention», dit en guise de préambule le commandant de police Bruno Marey, chef du service de garde des centres de rétention de Paris. La différence ? «Les femmes ici ont des droits que les prisonniers n'ont pas : par exemple, elles ne sont pas enfermées à clef dans leur chambre, elles peuvent garder leur téléphone portable à condition qu'il ne prenne pas d'images et elles sont retenues pour une durée maximale de 32 jours.» Prenons un autre exemple : peuvent-elles écrire où elles veulent ? «Ah, non, les crayons sont interdits dans les chambres, on risque de se les planter dans l'œil, le ventre ou les joues, c'est trop dangereux.»
Lexique à usage externe : on ne dit pas cellule, mais chambre, on ne dit pas détenu mais retenu, on ne dit pas camp mais centre, on ne dit pas parloir, mais salle de visite, on ne dit pas judas mais trappe de visite, on ne dit pas évasion, mais fugue, on ne dit pas grève de la faim mais refus de s'alimenter, on ne dit pas mouvement de protestation, mais mouvement d'humeur, etc.
Un espace régi par le droit et les pratiques coutumières
«Ce centre est calme, tout se passe bien ici, il n'y a d'ailleurs pas de chambres d'isolement, comme c'est le cas à Vincennes [où sont enfermés les hommes]», indique notre «guide» également responsable de ces deux CRA d'une capacité totale de 280 places. Bruno Marey a une explication : «C'est parce que les femmes sont moins agressives que les hommes, elles se bagarrent rarement, elles pleurent beaucoup, elles sont très stressées et angoissées certes, mais leur violence est intérieure, elles acceptent plus leur situation, elles respectent plus nos lois, bref, elles sont plus faciles à gérer.» Il avance un autre argument : «Et puis, ici, nous avons la chance d'avoir les Sœurs, elles apportent un peu d'humanité, c'est important.»
Le centre est en effet tenu par des religieuses catholiques, un anachronisme supplémentaire dans cet espace régi à la fois par le droit et les pratiques coutumières, dans un partage des rôles parfois flou. Les Sœurs de Marie-Joseph et de la Miséricorde s'occupent du linge et des repas et, détentrices des clefs, font le lien entre les femmes et les «intervenants extérieurs». Ceux-ci sont au nombre de trois et n'ont, théoriquement, pas accès à la «zone de rétention» : l'infirmière, le représentant de l'Agence nationale d'accueil des étrangers et des migrations (Anaem) pour récupérer les affaires (fermeture d'un compte bancaire, paiement du dernier salaire) et le représentant de la Cimade, seule association présente dans les centres de rétention, pour connaître ses droits et effectuer les éventuels recours. «Les Sœurs sont ici depuis toujours, nous sommes très contents de leur présence, il n'est pas question qu'elles s'en aillent», soutient le commandant de police, sans s'émouvoir du fait que la surveillance et la prise en charge des détenus et retenus ont été laïcisées en France en 1945.
L'intervenant de la Cimade, Palko Fassio, également présent par roulement à Vincennes, évoque leur «gêne» lorsqu'elles sont témoins de scènes violentes. Car les longues heures d'attente peuvent être ponctuées de moments de grande tension, liés au fait que les retenues, en plus d'être femmes, sont parfois mères, comme le raconte Palko Fassio :
Le commandant lui-même ne nie pas les violences. «La semaine dernière, une femme s'est recouverte d'excréments au moment où on allait l'emmener à l'avion. On l'a nettoyée et elle est partie », dit-il. Mais il doute de la sincérité de celles qui se disent mères :
Sur près de 700 femmes passées par le Dépôt en 2007, environ une sur deux a été libérée : pour vice de procédure, pour refus de laissez-passer consulaire, par décision du tribunal administratif ou du juge des libertés ou pour absence de disponibilités aériennes. Le coût humain, mais aussi financier, de la rétention et de l'expulsion est élevé, comme le confirme Bruno Marey, sans donner de chiffres : « C'est le prix de la politique de lutte contre l'immigration clandestine. La politique du chiffre ne change rien à cela, on essaie de remplir les objectifs, c'est tout. »
Ce lundi, une femme est libérée et se retrouve seule sur les bords de Seine. Elle est toujours sans papiers et risque à nouveau d'être arrêtée et expulsée.
© Nicolas-François Mison. Pour voir l'ensemble du reportage photo, cliquer ici.