Alors que les images des attentats tournaient en boucle sur toutes les chaînes de télévision, les romans de Don DeLillo firent partie des ressources culturelles mobilisées au lendemain du 11 Septembre, histoire d'y voir quelque chose. Dès 1977, le romancier américain avait, lui, déjà pré-vu. Non seulement les tours qui s'effondraient, cibles d'une attaque terroriste mais, presque plus juste encore, leur incarnation symbolique de la douleur puisque, dans Joueurs, il en avait fait le siège de Grief Management Council, une entreprise dont l'objet social était la prise en charge des souffrances tant physiques que morales des individus qui peuplent nos «sociétés de victimes». Illustration forte de la prescience dont font preuve les écrivains les plus attentifs à l'évolution du monde – cette capacité qui n'a bien sûr rien de surnaturelle et qu'analyse Pierre Bayard dans Demain est écrit –, Don DeLillo avait même perçu le caractère provisoire et quasi virtuel de ce bâtiment fait d'abord de lumière – solution choisie par différents projets architecturaux de monument aux victimes du 11 Septembre. Dans Joueurs, en 1977 donc, il écrivait ainsi : «Même les tours du WTC ne pouvaient qu'être provisoires à ses yeux. Elles restaient des concepts non moins éphémères, malgré leur masse, qu'une banale distorsion lumineuse.»
C'est dire combien les lecteurs de DeLillo guettaient L'Homme qui tombe - jamais vraiment certains que ce roman post-11 Septembre existe un jour, espérant simplement que l'immense écrivain qui a toujours su faire l'actualité accepte pour une fois, fort de ses quelques longueurs d'avance, de s'y soumettre.
Avec ce nouveau roman, par lequel il poursuit sa géniale chronique de l'Americana, DeLillo ne débarque bien entendu pas là où on pouvait trop simplement l'attendre. Loin d'être, à la manière de son impressionnant Libra pour l'assassinat de Kennedy, un roman qui documente l'événement autant que l'ensemble des théories du complot qui l'entoure, L'Homme qui tombe est d'abord un roman de personnages, d'histoires d'amour, de fraternité et de filiation entre des protagonistes dont la vie s'est trouvée changée par l'événement ou, dans le cas du terroriste, dont la fin de vie a produit l'événement. Avec ce roman, Don DeLillo embrasse les missions que s'étaient assignées dans leurs récents livres deux de ses admirateurs, Jay McInerney avec La Belle Vie qui suivait les trajectoires brisées de couples new-yorkais après l'attentat et Martin Amis qui s'est glissé le temps d'un bref essai dans la tête de Mohammed Atta, l'un des pirates de l'air.

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Quelques étages au-dessus, avec une vue imprenable sur le monde et l'underworld, DeLillo prend le contre-pied de l'un et l'autre de ses (plus) jeunes collègues. A la différence de McInerney (dont le roman est par ailleurs très réussi), il fait l'hypothèse d'une fragile reconstruction conjugale par l'événement ; et contrairement à Amis, il privilégie les logiques de solidarité de groupe bien plus que les facteurs politico-religieux pour éclairer la conduite terroriste. Ce sont, dans un cas comme dans l'autre, les forces d'intégration sociale qu'interroge DeLillo pour saisir les effets de la déflagration. A l'image du personnage de Lianne qui anime un groupe de parole de patients atteints par la maladie d'Alzheimer, il tente de faire parler avant que l'oubli ne recouvre tout. Une autre forme de gestion de la douleur.
Comment avez-vous pris la décision d'écrire sur le 11 Septembre ?
D'abord, il faut préciser qu'elle n'est pas intervenue avant quelques années. Puis j'ai eu une idée pas très différente de celle que j'ai en général pour n'importe quel livre, une idée qui prend la forme d'une image. C'est souvent ainsi que naissent mes livres. J'ai simplement pensé à un homme marchant à travers une tempête de poussière et de cendres, un homme en costume. J'ai gardé cette idée en tête quelques mois avant d'avoir le sentiment de devoir coucher quelque chose sur le papier. Fut-ce une décision difficile ? Je ne sais pas si cela fut différent des autres livres. Je connaissais bien sûr la puissance de l'événement. Mais je n'allais pas me laisser impressionner ou dissuader. J'ai compris dès le début que ce roman allait examiner frontalement l'événement, dans les tours et dans les avions, ce ne serait pas un événement observé par-dessus l'épaule de quelqu'un. Cela semblait faire partie intégrante de l'idée de cet homme marchant dans l

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a rue. Et lorsque j'ai réalisé qu'il portait un attaché-case, il m'est vite apparu que ce n'était pas son attaché-case. Ce petit mystère devenait une invitation à pénétrer l'univers de cet homme. Voilà comment cela a démarré. Alors je me suis assis et j'ai commencé à écrire des phrases. Et comme à chaque fois une idée menait à une autre. L'une des choses curieuses à propos de ce livre c'est que je ne me rappelle pas très bien les jours, les semaines et les mois que j'ai passé dessus. Je n'ai pas le souvenir très clair de l'avoir écrit. Ce dont je me souviens surtout c'est que, pendant un an, j'ai écrit les deux premières parties du livre dans le désordre, sauf pour le premier chapitre, par lequel j'ai commencé. J'écrivais à mesure que les idées arrivaient et, peu à peu, je découvrais les personnages. A un moment, après avoir terminé ce que je savais être la deuxième partie, j'ai pensé qu'il fallait remettre tout cela dans un certain ordre chronologique. Puis la troisième partie est venue très vite. Et c'était fini.
La présence folle du World Trade Center
L'autre chose dont je me souviens, c'est que j'ai commencé à travailler sur ce livre le lendemain de la victoire de Bush en novembre 2004. Ce fut comme un geste d'autodéfense. Je ne voulais pas y penser, alors j'ai décidé de me pencher plus sérieusement sur ce roman.
Le fait d'avoir eu une sorte de prescience de l'événement dans une fiction précédente faisait-il peser une pression particulière ?
Non, je ne pense pas en ces termes là. Je ne me perçois pas à l'extérieur de mon travail. Des gens ont dit qu'ils attendaient que j'écrive ce livre mais ce n'est pas une chose que moi-même je ressentais. Je ne l'ai pas fait par obligation, j'ai simplement suivi une idée. Ce qui fut différent des autres livres, en revanche, c'est qu'il m'a fallu plus longtemps pour m'éloigner de cette expérience d'écriture. Tout simplement parce qu'on parlait encore beaucoup de cet événement, on écrivait beaucoup dessus. Ce fut difficile de sortir du livre. Il m'a fallu un an pour que je puisse commencer à penser sérieusement à d'autres sujets.
Vous aviez déjà écrit un article sur le 11 Septembre...
Oui et j'ai commencé à travailler à cet article une semaine après l'événement. J'ai pu descendre en bas de Manhattan et examiner les environs. C'est ce qui m'a poussé à écrire. Mais après ça, j'ai cru que j'en avais fini.
C'était une commande ?
Oh, non, c'était mon idée. En partie parce que, comme je l'ai dit dans cet article, des gens que je connaissais étaient coincés dans l'un des immeubles à proximité. Du coup, j'ai eu le sentiment que je devais comprendre un peu plus, parce qu'ils s'étaient trouvés assez fortement en danger.
Comment vivez-vous avec le fait d'avoir imaginé dans vos précédents romans des choses très proches de celles qui ont pu survenir par la suite, et pas seulement le 11 Septembre ?
Les gens en parlent mais ça ne m'affecte pas vraiment. Je n'en tire aucun profit. Ces choses entrent dans mon travail parce que cela fait longtemps que je pense très sérieusement au terrorisme, depuis qu'avec ma femme nous avons habité en Grèce à la fin des années 60. A l'époque, il y avait des activités terroristes dans la région, au Liban, autour et même en Grèce. Je travaillais à mon roman Les Noms qui se passe dans la région et j'ai donc dû prendre en compte cet aspect des choses. J'étais un Américain vivant dans certaines circonstances, j'ai donc dû me penser en tant qu'Américain, ce que je ne fais jamais en temps normal. D'une certaine façon je me voyais bizarrement à la troisième personne. J'étais l'Américain du groupe. C'était une chose que je n'avais jamais éprouvé auparavant, et donc l'idée de terreur, et pas seulement de terreur politique, a pénétré ce roman. Cela s'est perpétué plus ou moins à travers les romans suivants. Mais il y a un autre aspect qui n'a rien à voir avec le terrorisme, c'est l'effet qu'avait sur moi la présence folle du World Trade Center. Je ne pouvais véritablement accepter l'énormité de cette structure. Elle semblait totalement hors de proportion, elle défigurait le paysage. Et puis au fil des ans, je m'y suis habitué, elle ne me dérangeait plus comme avant. Si le World Trade Center apparaît dans deux ou trois de mes romans, et ce depuis les années 70, c'est tout simplement parce que je le voyais en permanence !
Mais dans Joueurs c'est aussi le siège d'une société qui s'appelle Grief Management Council... On sait depuis combien la question des victimes est devenue centrale dans nos sociétés.
Oui, c'est toujours étrange pour moi de lire un article dans lequel un journaliste mentionne cela parce que j'écrivais juste ce que je ressentais à l'époque, ce que je voyais, rien de plus.
Avez-vous lu d'autres fictions sur le 11 Septembre ?
J'ai lu le roman de Jonathan Safran Foer. Je savais qu'il existait mais je ne l'ai pas lu avant d'avoir fini mon livre. Mais c'est tout. J'ai lu quelques documents pour apprendre des choses sur les attentats, sur les tours, sur les hommes qui ont détourné les avions, et j'ai une bonne partie du 9/11 report.
Pour un roman comme celui-là, vous utilisez beaucoup de documentation ?
Une certaine quantité. Mais pas tant que ça pour ce livre là. Pour Libra énormément, beaucoup plus. Quand j'écrivais Libra, j'avais décidé d'opter pour un style presque documentaire, d'une certaine façon pour refléter l'importance de toute la documentation sur ce moment à Dallas, en particulier le rapport Warren et ses 26 volumes qui surplombent encore mon bureau sur la dernière étagère. Dans ce cas, la documentation faisait partie intégrante du livre. Pas pour ce nouveau roman qui porte simplement sur deux ou trois personnes confrontées à la compréhension de ce qui s'est passé, et à la manière dont cela les a changées.
«Voilà ce qu'était le monde à présent »
Au moment où j'écrivais, je ne me suis pas rendu compte de certaines symétries qui se mettaient en place : un couple, Keith et Lianne, se reforme, au moins pour l'instant, et un autre couple, Nina et Martin, vit la fin douloureuse d'une très longue et profonde relation amoureuse. C'est le genre de symétrie à laquelle on pense pas, et qui se produit page après page.
Ce roman est moins comique que certains de vos précédents mais il y a quand même une blague à propos d'un écrivain qui a écrit un livre avant le 11 Septembre sur cet événement même, et qui ne parvient pas à se faire publier...
C'était une manière pour moi de montrer l'urgence incroyable ressentie par Lianne pour pénétrer au cœur de cet événement, lisant tout ce qu'il y a à lire, sachant tout ce qu'on peut savoir. Pendant plusieurs années c'était sa vie... Et ce manuscrit est comme un défi, si difficile à lire et à éditer qu'il en devient terriblement frustrant. Et c'est un manuscrit d'une certain genre oui, bourré de détails et de documentation. Mais c'est simplement pour refléter son obsession plus que toute autre chose.
Vous abordez aussi la maladie d'Alzheimer dans ce roman...
D'abord pour une raison pratique : Lianne avait besoin d'une identité et c'était une manière de la construire. Il fallait qu'elle fasse quelque chose qui rende hommage au suicide de son père alors qu'il était menacé par cette maladie. Et puis c'est lié au fait qu'il y a dix ou onze ans, j'ai participé à un programme de ce type ici à Manhattan. Je n'en ai pas fait autant que Lianne dans le livre, il y avait un psychologue clinicien qui menait les séances et je n'étais qu'une présence qui encourageait les patients à écrire, à lire et ensuite à en parler. J'ai donc fait une expérience personnelle, très intéressante bien sûr, qui a duré deux ans environ à raison d'une réunion par semaine.
Vous avez appris comment fonctionne la mémoire ?
Oui, il s'agissait de patients en stade précoce, capables d'écrire, de se remémorer, d'avoir des souvenirs lointains, un peu moins des souvenirs récents. Ils se débrouillaient assez bien, et puis un jour, comme dans le roman, une femme qui rentrait chez elle a oublié où elle habitait. Elle est entrée dans un magasin et on l'a aidée à retourner chez elle. Nous avons tous appris ce qui s'était passé, nous nous retrouvions face à la réalité de cette condition, et peu après les autres dans le groupe ont commencé à perdre pied, alors le groupe s'est dissous, nous étions incapables de continuer.
«Voilà ce qu'était le monde à présent », écrivez-vous dès la première page de ce nouveau roman. Pensez-vous que le 11 Septembre a littéralement changé le monde ?
Je le pense. Je pense que tout a changé ce jour-là. Il y eut ailleurs des désastres bien pires bien sûr mais lorsqu'on regarde comment l'histoire évolue depuis ce jour, en Afghanistan, en Irak, dans des villes d'Asie ou d'Europe qui ont connu d'autres attentats, on se dit qu'inévitablement cela va continuer indéfiniment. Une génération entière de jeunes gens a choisi pour mission de faire encore davantage de ravages aux quatre coins du monde. Où cela va-t-il s'arrêter ? On voit ce qui se passe au Pakistan, en Afghanistan, en Irak où cela continue bien sûr et maintenant la tension avec l'Iran, la plupart de ces événements, peut-être même tous, découlent directement de ce jour. Et nous ne savons pas comment et quand cela va s'arrêter.
Pensez-vous que, dans ce monde nouveau, il y a une place nouvelle pour les écrivains, ou plus généralement pour les artistes ?
Cela dépend du genre de travail de l'artiste. Certains ressentent l'envie de le comprendre, et je crois que je fais partie de ceux-là. Mais je ne pense pas que ce soit une obligation. La question c'est plutôt : comment cela change-t-il le travail d'un artiste de manière peu facilement observable ? Peut-on le savoir ? La tonalité de la poésie a-t-elle changé ? Les peintres et les sculpteurs ont-ils produit une réponse ? Nous savons que les réalisateurs de cinéma l'ont fait. Il y a déjà des films, et d'autres ne cessent d'arriver. Je crois, sans être très familier du domaine, que le théâtre a répondu aussi. Avec le temps nous verrons mieux comment les artistes ont répondu. Probablement de manière autrement plus profonde qu'on peut le deviner.
Le storytelling a désormais envahi l'espace public, que peut faire l'écrivain face à ce phénomène ?
C'est partout dans les médias. Cela sature tout, et il devient difficile de faire la part des choses entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Ceux qui dirigent les campagnes des candidats à l'élection et ceux qui font l'actualité ont une totale liberté d'invention, qu'il s'agisse d'un conservateur, d'un libéral, d'un religieux...
Des pulsions personnelles déguisées en credo
En théorie, le romancier doit transcender tout ça par une fiction d'un certain type, capable d'atteindre in fine la réalité. Mais des gens s'en sont tirés autrement par le passé. Un film comme Docteur Folamour ou Catch 22, le roman de Joseph Heller, par exemple. Il s'agit de forme de vérité un peu plus élevée que la réalité manipulée qui entoure ce film ou ce livre. Il faut avoir recours à des éléments de comédie ou à une approche kafkaïenne. Il y a un peu de ça dans White Noise peut-être, mais pas d'une manière antagoniste à la culture, en fait, ça fait partie de la culture. C'est juste un groupe de personnes affectées par ce qu'elles voient ou ce qu'elles entendent en permanence, ce qui devient comique. Ce n'est pas un livre de colère comme on peut en écrire aujourd'hui.
Une nouvelle fois l'art contemporain est très présent dans un de vos romans...
Je ne suis pas sûr de savoir pourquoi. Ce fut très important pour moi à un certain moment de ma vie de découvrir la peinture, le cinéma et le jazz. C'était l'époque où je commençais à écrire des nouvelles. Je ne pense pas que cela ait un effet direct sur mon œuvre mais cela nourrit ma sensibilité et ma conscience. Je crois que l'idée du personnage du performer dans L'Homme qui tombe vient du fait qu'il fallait que Lianne affronte sa peur de manière directe, et cet homme qui tombe des buildings incarne cette peur de manière tridimensionnelle. Elle ne se contente pas de réfléchir, de s'en faire et de s'angoisser, elle se retrouve face à un individu précis qui, avec sa performance, porte sa peur précise à elle. C'est la raison pour laquelle il est là.
Pourquoi avoir choisi d'écrire le roman à travers plusieurs voix ?
Il y en a trois. Lianne, Keith, et Hammad le terroriste. Certains autres personnages parlent et l'on peut en déduire certaines de leurs pensées mais aucun n'a de conscience directe. Il était absolument nécessaire d'explorer ces trois consciences, pour que le lecteur et moi sachions comment ces personnages se répondent les uns aux autres, et comment ils répondent aux événements qui changent leurs vies. Dans le cas du terroriste, ce n'est pas tant l'histoire, la politique ou la religion que je voulais examiner mais plutôt sa relation aux autres hommes du groupe. C'est, je pense, ce qui l'a conduit au 11 Septembre. Ce sentiment puissant de fraternité, le sentiment de faire partie d'une intrigue, d'un plan qui lui conférait un sentiment d'appartenance qu'il n'avait jamais éprouvé auparavant. La religion et les autres questions étaient très secondaires, il voulait juste faire partie d'un coup qui se terminerait par un cataclysme. C'était devenu la force motrice de sa vie. Même s'il a pu d'abord commencer par penser à la religion et à la politique, c'est la fraternité qui l'a poussé, comme des liens de sang avec ces autres hommes. Même s'il a pu commencer par la politique et la religion, c'est la violence pour elle-même qui a commencé à l'attirer. C'est le sens de la mort, la sienne et celle des autres qui l'a finalement conduit à cet acte. Voilà pourquoi il était nécessaire de créer une conscience pour ce personnage.
Pensez-vous qu'avec les attentats suicide, le terrorisme a changé de nature ?
Dans quelle mesure le font-ils parce que d'autres l'ont fait ? Dans quelle mesure le font-ils en pensant que cela sert une cause plus grande ? Dans quelle mesure le font-ils parce qu'ils sont influencés par d'autres membres de leur groupe ? Dans l'un de ses romans, Joseph Conrad a une phrase sur le terrorisme, il dit que, dans bien des cas, ce sont des pulsions personnelles déguisées en credo. On a donc souvent affaire à un individu poursuivant sa pulsion, et influencé par d'autres qui finit par attacher une bombe à sa poitrine.
Vous évoquez Conrad, vous continuez à lire beaucoup ?
Je ne suis plus un gros lecteur comme je pouvais l'être entre vingt et trente ans, mon âge d'or pour la lecture. J'ai toujours ces vieux livres de poches, la plupart, sur une étagère dans une petite pièce, et quand je les vois je repense au petit appartement où je vivais alors, dévorant de la fiction.
Vous les relisez parfois ?
De temps en temps. Récemment j'ai relu des romans européens, Max Frisch par exemple. C'est intéressant de penser à des livres qu'on a lus il y a quarante-cinq ans, de penser à ce dont je me souviens d'un livre précis, plutôt qu'a la manière dont ce livre m'a nourri.
Toujours le même jazz
J'ai relu Camus il y a peu de temps, et je me suis souvenu de ce que cela avait signifié de le lire, la première fois j'étais très jeune. La première phrase de L'Etranger. Je pense alors à cette petite pièce où j'ai lu ce livre, c'est très étrange. C'est une sensation agréable. Cela me rappelle tout ce que je dois à ces écrivains que je lisais alors. Je dévorais leurs œuvres. Assis sur le banc d'un parc pour lire les premières nouvelles d'Hemingway et de Faulkner. Mais après un certain temps, on perd un peu de la passion qu'on avait autrefois à lire.
Cela s'est déplacé vers une nouvelle passion ?
Oui, je dirais le cinéma. Les films d'aujourd'hui mais aussi ceux que j'aimais particulièrement vers la fin des années 50 et le début des années 60. Antonioni, Kurosawa, Bergman, ceux-là ne fanent pas de mon point de vue. Le Désert rouge, L'Avventura, ce sont des films incroyables, impressionnants. Mais je m'intéresse aussi au cinéma contemporain. J'admire Bela Tar, et son Tango de Satan qui dure plus de sept heures et demie. J'ai bien aimé récemment Paranoid Park de Gus Van Sant. Je suis toujours à l'affût, et avec les DVD c'est plus facile maintenant. Quelqu'un m'envoie régulièrement de Londres d'obscurs films d'Europe de l'Est des années 60, 70 et 80. Très intéressants.
Et la musique ?
J'écoute le même jazz que lorsque j'avais 25 ans. Ça ne s'arrête jamais. Les mêmes gens : Coltrane, Sonny Rollins, Monk, Bird et Mingus. Hier c'était Mingus, Haitian Fight Song, un très long morceau, avec des gens qui hurlent dessus !