France

Comment les dossiers Pasqua ont été enterrés

Cinq ans après que le juge Courroye se fut dessaisi pour elle, la Cour de justice de la République a enfin achevé l'instruction des trois dossiers dans lesquels Charles Pasqua est poursuivi. Tous concernent des faits qui auraient été commis par M. Pasqua lors de son second passage au ministère de l'intérieur (1993-1995). Mais, de l'aveu même du président de la CJR, ces affaires sont encore loin d'être jugées, renforçant l'impression que cette juridiction est un «étouffoir». Explications et revue des autres "affaires" Pasqua en cours.

Fabrice Lhomme

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L'instruction des trois dossiers dans lesquels Charles Pasqua est poursuivi par la Cour de justice de la République (CJR) vient de s'achever. L'information est restée confidentielle, à l'image de la juridiction elle-même. Il est vrai que les trois – seules – affaires dont la CJR est saisie sont si anciennes qu'elles ont fini par sombrer dans l'oubli...

Les 6 et 11 avril puis le 20 mai, la commission d'instruction de la CJR, juridiction d'exception seule compétente pour juger les ministres suspectés d'avoir commis des crimes ou des délits dans l'exercice de leurs fonctions, a transmis pour règlement au parquet général de la Cour de cassation ces trois dossiers. Tous concernent des faits qui auraient été commis par M. Pasqua lors de son second passage place Beauvau (1993-1995).

Le premier porte sur les conditions dans lesquelles le ministre de l'intérieur avait, en 1994, donné son feu vert à l'exploitation de jeux au casino d'Annemasse (Haute-Savoie), alors dirigé par l'un de ses proches, Robert Feliciaggi (assassiné en mars 2006 à Ajaccio).

Une partie des bénéfices générés par cette autorisation aurait été reversée à la liste conduite par M. Pasqua aux élections européennes de 1999. M. Pasqua a d'ailleurs été condamné en mars dernier à 18 mois de prison avec sursis pour «financement électoral illicite», dans le volet non ministériel du dossier – il a fait appel de ce jugement.

Le deuxième est lié à des commissions de 21 millions de francs versées par la Sofremi (Société française d'exportation des matériels et systèmes du ministère de l'intérieur) à Etienne Leandri. Mort en 1995, cet intermédiaire aurait reversé des fonds à des proches de M. Pasqua.

Le troisième concerne un virement de 5,2 millions de francs, effectué par GEC-Alsthom le 11 mai 1994, sur un compte détenu par Etienne Leandri. Les anciens dirigeants de GEC-Alsthom (devenu Alstom) ont affirmé qu'ils avaient été contraints de verser cette somme, dont le destinataire final devait être M. Pasqua, afin d'obtenir du ministère de l'intérieur l'autorisation de transférer le siège de la société.

Si les trois dossiers ne sont plus à l'instruction, ils sont encore très loin de leur terme, comme on va le voir. Mais il faut d'abord s'interroger sur la raison pour laquelle la commission d'instruction de la CJR a mis autant de temps à les examiner.

Les «dossiers Picard» du juge Courroye

C'est en effet au mois d'octobre... 2003 que Philippe Courroye, alors juge d'instruction au pôle financier de Paris, décida de se dessaisir au profit de la CJR de trois dossiers dans lesquels M. Pasqua était mis en cause en tant qu'ancien ministre. M. Courroye avait alors quasiment bouclé ses investigations, de telle sorte qu'il avait pu rapidement renvoyer devant le tribunal correctionnel les autres protagonistes de ces affaires de commissions occultes. Le volet non ministériel des dossiers Alstom, Sofremi et casino d'Annemasse est d'ailleurs aujourd'hui jugé.

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Une fois officiellement saisie, la commission d'instruction s'empressa, à l'automne 2004, de signifier une triple mise en examen (pour «corruption passive» et «recel et complicité d'abus de biens sociaux») à l'ex-locataire de la place Beauvau. Preuve, s'il en fallait une, que les trois dossiers étaient déjà «ficelés». Pourquoi alors a-t-il fallu autant de temps – presque quatre ans !– à la commission d'instruction pour traiter le cas du seul Charles Pasqua?

A plusieurs reprises ces dernières années, Philippe Courroye – désormais procureur à Nanterre – a confié à certains de ses collègues sa stupéfaction de constater que la CJR n'avait toujours pas réglé ces trois dossiers, qu'il qualifie de «dossiers Picard ». « C'est comme les surgelés, il n'y a qu'à les réchauffer et c'est prêt ! » lança un jour M. Courroye à un magistrat parisien. De fait, l'examen des procédures conduites par M. Courroye semble attester que toutes les investigations nécessaires avaient été menées à leur terme.

La lenteur de la CJR ne saurait s'expliquer par un problème de moyens : au lieu d'un seul juge d'instruction, la commission d'instruction est composée de trois magistrats, issus de la Cour de cassation, qui peuvent en outre recourir aux services de police comme ils le souhaitent – ce qu'ils n'ont pas manqué de faire dans les dossiers Pasqua. Surtout, ces trois affaires Pasqua sont les seules instruites à la CJR ! On comprend mieux, avec le recul, la satisfaction affichée par les avocats de M. Pasqua lorsqu'ils apprirent le dessaisissement du juge Courroye au profit de la Cour de justice...

Trois enquêtes refaites intégralement!

Le président de la CJR, Henri-Claude Le Gall, a accepté de répondre aux interrogations de Mediapart. Lorsqu'on lui demande si la CJR n'a pas purement et simplement enterré les trois enquêtes sur Charles Pasqua, il n'est pas choqué plus que cela. « C'est une interprétation », glisse-t-il dans un sourire malicieux. Il s'empresse d'ajouter : «Mais ce n'est pas la mienne. Maintenant, c'est vrai que s'agissant d'un ancien ministre, on prend forcément beaucoup de précautions... »

M. Le Gall révèle alors pourquoi les dossiers Pasqua ont pris un tel retard : « Cela a pris beaucoup de temps car la commission d'instruction a voulu tout reprendre plutôt que de se contenter du travail fait par M. Courroye. Ils ont estimé qu'ils devaient tout revérifier. » Aussi étonnant que cela puisse paraître, la commission d'instruction a donc refait intégralement les trois enquêtes conduites précédemment par l'ancien juge-star du pôle financier...

Et cela a eu quelques effets inattendus, comme le souligne le président de la CJR. « Quand vous réentendez les gens, ils ne disent jamais exactement la même chose. Ça donne des contradictions, qui nécessitent des confrontations, etc. En plus, on connaît les méthodes de M. Courroye : il "secoue" un peu les gens et après ils parlent. Or, je sais que devant la commission d'instruction, des témoins se sont rétractés. »

On peut aussi imaginer que, dans le décor luxueux et apaisé de la rue de Constantine, avec vue sur les Invalides, où siège la CJR, face à un magistrat issu de la vénérable Cour de cassation, les personnes interrogées soient un peu moins portées à la confidence qu'au sortir de 48 heures de garde à vue dans les vétustes locaux de la brigade financière, dans les griffes de l'élite de la police financière...

Il ne faut pas insister beaucoup pour que M. Le Gall prenne ses distances avec le choix fait par les trois membres de la commission d'instruction. Lorsqu'on lui demande s'ils n'auraient pas dû adopter un autre système, il rétorque d'abord : « C'est leur problème, cela ne me regarde pas. » Avant d'ajouter : « Mais c'est vrai qu'ils auraient pu renvoyer les dossiers en l'état. Je ne suis pas certain que ces instructions très fouillées, dans lesquelles on a tendance à tout contrôler deux fois, soient les meilleures. »

«Le plus dur commence», soupire le patron de la CJR

Le pire, de l'aveu même de M. Le Gall, c'est que les trois dossiers Pasqua sont encore loin de leur terme. Premier avocat général à la Cour de cassation, Louis di Guardia doit en assurer le règlement, c'est-à-dire la synthèse. « Il espère avoir terminé avant les vacances d'été », note M. Le Gall.

Ensuite, les trois dossiers seront entre les mains du procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, qui représente le ministère public à la CJR. « M. Nadal va sans doute se mettre, à la rentrée, en rapport avec la chancellerie avant de prendre ses réquisitions », révèle le président de la CJR. Ce qui nous mène à la fin de l'année.

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Les affaires reviendront ensuite à la commission d'instruction qui tiendra une audience avec les avocats de M. Pasqua, avant de décider de l'éventuel renvoi – la décision peut être mise en délibéré – de l'ancien ministre devant la formation de jugement. « Le temps d'organiser tout ça, cela nous amène à mars 2009 », pronostique M. Le Gall. Ce n'est pas terminé. Si, comme c'est probable, M. Pasqua est renvoyé, ses avocats devraient introduire un pourvoi, qui doit être examiné dans les trois mois. « Je récupérerai alors le dossier vers juillet 2009, et je l'étudierai tout l'été, de manière à être prêt en septembre. » Tout serait donc terminé à la rentrée 2009 ? Non, pas du tout !

Au contraire, « à partir de ce moment-là, le plus dur commence », soupire Henri-Claude Le Gall. « Je devrai tenir des réunions avec les avocats et l'avocat général, pour évaluer combien de jours d'audience sont nécessaires, qui sont les témoins à citer, etc. Ensuite, il faudra trouver un lieu. Il y a bien la 1re chambre du tribunal correctionnel, utilisée pour l'affaire Royal, mais elle est trop petite pour des dossiers aussi médiatiques que les procédures Pasqua. L'idéal serait la cour d'assises, mais les parlementaires sont contre, pour des raisons symboliques. »

Jugé au mieux à l'été 2010

Et une fois la salle trouvée, encore faut-il qu'elle soit libre, et donc tenir compte des autres audiences correctionnelles déjà programmées. « L'idéal, c'est les vacances judiciaires. Sauf qu'elles correspondent souvent à celles des parlementaires ! Donc le plus réaliste, c'est de viser la première quinzaine de juillet », glisse M. Le Gall. En l'occurrence, le procès pourrait donc avoir lieu en juillet 2010. Si tout se passe bien.

Car il y a un autre obstacle – majeur – à lever. « C'est ce que j'appréhende le plus, avoue M. Le Gall. Il me faudra réunir les parlementaires membres de la formation de jugement, soit six députés, six sénateurs plus leurs suppléants, afin qu'ils soient tous d'accord sur la date. Un vrai casse-tête, puisqu'il y en a toujours un en mission quelque part... » Au mieux donc, le procès Pasqua se tiendrait au cours de l'été 2010.

Sachant qu'en cas de condamnation, l'ancien ministre de l'intérieur intenterait sans doute un pourvoi, qui retarderait encore la date du jugement définitif. Et si la Cour de cassation venait à casser le premier jugement, Henri-Claude Le Gall le reconnaît, « là, ça deviendrait ingérable, car il faudrait une nouvelle composition de la CJR. Cela nous contraindrait à attendre les prochaines élections législatives, en 2012... ». Soit près de vingt ans après les faits incriminés.

En 2012, Charles Pasqua aura 85 ans.

Acculé par la justice, le sénateur, outre les trois dossiers instruits par la CJR, doit comparaître, en septembre 2008, pour « recel d'abus de biens sociaux et trafic d'influence » dans l'affaire des ventes d'armes à l'Angola. Il est aussi poursuivi pour « trafic d'influence et corruption » dans le dossier « Pétrole contre nourriture » et pour « recel d'abus de biens sociaux » pour les largesses consenties par l'homme d'affaires libanais, Iskandar Safa.

Enfin, il a été mis en examen, en mai 2006, en qualité d'ancien président du conseil général des Hauts-de-Seine dans l'affaire de détournements de fonds publics reprochés au maire d'Issy-les-Moulineaux, André Santini, à propos de la fondation d'art contemporain Jean-Hamon.

Interrogé par Mediapart, l'avocat de M. Pasqua, Me Léon Lev Forster, a indiqué éprouver «un sentiment mitigé». «D'un côté, je rends hommage à la CJR. C'est à l'honneur de cette juridiction d'avoir pris la peine de refaire une instruction qui avait été menée à charge. D'un autre côté, on ne peut se satisfaire d'une procédure aussi longue, qui ne correspond guère au "délai raisonnable" prévu par la Cour européenne des droits de l'Homme.» Et Me Forster de conclure en invoquant Pascal : «La pire peine du purgatoire, c'est l'attente du jugement.»