Irlande du Nord, Kurdistan, Irak, Gaza, Vietnam, des guerres, des révolutions, des famines... Ed Kashi, photojournaliste américain de cinquante ans, a bourlingué dans tous les endroits de la planète, particulièrement les plus tendus et les plus dramatiques. Mais quand il a débarqué dans le delta du Niger en 2004, poussé par Michael Watts, un universitaire californien spécialiste de l'Afrique, il est saisi par le genre de contraste social et visuel qui démange les phalanges des professionnels du déclencheur. « Je suis tombé sur l'exemple le plus graphique d'injustice sociale que j'aie jamais rencontré », explique-t-il au téléphone.
Diaporama présentant l'ouvrage d'Ed Kashi Curse of the Black Gold
Le Nigeria est le douzième producteur de pétrole au monde (et son huitième exportateur), mais sa population est l'une des plus pauvres (au 183e rang mondial en matière de PNB par habitant). « Port Harcourt, la principale ville du delta du Niger, devrait être l'équivalent de Koweït City ou de Dubaï. Il devrait au moins y avoir des routes goudronnées, de l'électricité, un système d'égouts... », poursuit Ed Kashi. « Mais il n'y a rien de tout cela. Les gens vivent dans des huttes en feuilles de bananiers dans des conditions effroyables, alors qu'à 250 mètres de chez eux de fabuleuses richesses sont extraites du sous-sol, des millions de dollars chaque jour. »
Dans un reportage paru dans le magazine Vanity Fair en février 2007, le journaliste Sebastian Junger décrit un rendez-vous nocturne dans l'enceinte du pétrolier Shell, où tout est illuminé, y compris un court de tennis désert, alors que de l'autre côté du grillage, un village est plongé dans les ténèbres. L'employé de Shell qu'il interroge explique avoir un jour proposé de tendre une ligne électrique jusqu'au village. On lui a répondu « : « Et puis quoi encore ? Si on le fait pour ce village, tous les autres voudront la même chose ! ».
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Beaucoup d'autres endroits en Afrique sont d'une pauvreté également affligeante, mais ce qui enrage Ed Kashi et tous ceux qui visitent la région c'est la proximité immédiate d'une abondante source de richesse et du dénuement le plus complet. « C'est comme si les compagnies pétrolières venaient forer des derricks dans votre jardin, pompaient, devenaient millionnaires, et ne vous laissaient rien en échange », raconte Ed Kashi. Rien sauf les dégâts collatéraux : une pollution immense. Du pétrole qui se répand dans les cours d'eau et les nappes phréatiques, du gaz naturel qui s'échappe dans l'atmosphère et provoque des pluies acides qui détruisent la mangrove, les poissons qui disparaissent, et des pipelines qui explosent quand certains essaient de siphonner un peu d'or noir pour le vendre au marché de la même couleur.
Nous ne sommes pas des révolutionnaires, juste des hommes en colère
Et, bien entendu, à la fois fondement et prolongement de tout cela, une corruption immense. Selon la Banque mondiale, la quasi-totalité des revenus pétroliers est accaparée par 1% de la population – les dirigeants et leurs proches. L'ancien président Sani Abacha aurait ainsi détourné au moins 2 milliards de dollars ! Face à cette situation, plusieurs mouvements de contestation ont tenté d'émerger. L'un des plus connus fut emmené par l'écrivain Ken Saro-Wiwa. Son approche non violente ne lui aura malheureusement valu que la corde pour se faire pendre. Il fut exécuté en 1995, après être parvenu, grâce à des marches pacifiques, à bloquer une partie de l'extraction dans la région de l'Ogoni.
Aujourd'hui, c'est au tour du Mouvement pour l'émancipation du delta du Niger (MEND) de prendre le relais. Cette fois-ci, sans les gants. MEND mène des opérations coups de poing, kidnappe des cadres étrangers, prend d'assaut des plates-formes pétrolières en pleine mer. À chacun de leurs coups d'éclat, des centaines de milliers de barils sont perdus (ou plutôt, ne sont pas extraits), et le cours du pétrole grimpe de quelques dollars, effrayant les marchés. « Nous ne sommes pas des communistes, ni même des révolutionnaires », explique un des porte-parole de MEND. « Nous sommes juste des hommes extrêmement en colère. »
Après l'exécution de Saro-Wiwa, MEND a émergé en clamant : nous allons désormais jouer votre jeu, la violence », commente Ed Kashi. « Les dirigeants de Mend sont très malins, ils ont le potentiel de paralyser la production pétrolière nigériane, tout en bénéficiant eux-mêmes de la hausse des cours puisqu'ils sont les premiers à siphonner illégalement du pétrole. Mais s'ils vont trop loin, il y a un risque réel de voir les Etats-Unis intervenir. Ceux-ci achètent la moitié du pétrole du Nigeria et, dans le contexte actuel, ne peuvent tolérer de voir une de leurs sources d'approvisionnement être coupée. »
C'est cette situation qu'Ed Kashi a documentée dans son ouvrage Curse of the Black Gold (La malédiction de l'or noir), au cours de plusieurs séjours dans le delta du Niger. Mais comme ce genre d'histoire n'émerge pas au milieu de nulle part, il a également reproduit des photos anciennes des années cinquante et auparavant, afin de montrer que l'exploitation pétrolière n'est pas nouvelle, et qu'elle-même a été précédée d'autres exploitations minérales : or, diamants, bois... Quant aux conditions de son travail de photojournaliste, elles ont été parmi les plus difficiles de sa carrière : « Les gens sont tellement habitués à être dépouillés de leurs ressources depuis cinq siècles qu'ils se méfient des étrangers. Même le discours habituel que nous, journalistes, sommes souvent capables de faire passer, celui qui dit "Mon travail sera le témoignage de votre histoire et de votre souffrance, et peut être qu'il pourra aider à changer les choses" n'a pas de prise au Nigeria. La situation est telle que les gens ne croient plus qu'un changement soit possible. » Ce qui n'empêche pas Ed Kashi d'essayer.