International Entretien

La fin du pétrole-5. «La ruée actuelle est une menace pour l’Afrique»

Cinquième et dernier volet de notre série sur la fin du pétrole. Si le Moyen-Orient concentre les plus importantes réserves mondiales, l'Afrique, où les pays demeurent ouverts aux investissements étrangers, constitue aujourd'hui un potentiel de développement considérable. Le continent attire ainsi les compagnies pétrolières du monde entier, comme l'explique Francis Perrin, directeur de la rédaction de la revue Pétrole et gaz arabe et membre du bureau exécutif d'Amnesty international France. Entretien.

Pierre Puchot

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Si le Moyen-Orient concentre les plus importantes réserves de pétrole mondiales, l'Afrique, où les pays demeurent ouverts aux investissements étrangers, constitue aujourd'hui un potentiel de développement considérable et attire les compagnies pétrolières du monde entier.

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L'exploitation de la rente pétrolière demeure l'un des principaux moteurs des conflits en Afrique, comme l'explique Francis Perrin, directeur de la rédaction de la revue Pétrole et gaz arabe et membre du bureau exécutif d'Amnesty international France.

L'Afrique représente actuellement 12,5 % de la production pétrolière mondiale. Pourquoi la considère-t-on comme une région clé du devenir de l'industrie pétrolière ?

Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord parce que ce chiffre peut augmenter avec le temps en raison du potentiel important de l'Afrique. On s'aperçoit qu'il y a eu beaucoup de découvertes de gisements ces dernières années, alors même que l'Afrique demeure un continent largement sous-exploré. On a donc beaucoup de raisons de penser que, dans les années à venir, la production de pétrole africain pourrait croître dans des proportions importantes.

Par ailleurs, le chiffre de 12,5% ne paraît certes pas considérable. Mais il convient de l'insérer dans une perspective géopolitique globale. En matière de pétrole, une région joue un rôle considérable et fait de l'ombre à toutes les autres, c'est le Moyen-Orient. Mais l'Afrique et d'autres régions comme la mer Caspienne sont perçues par les pays consommateurs, les pays exportateurs et l'industrie pétrolière comme un moyen de diminuer leur dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient et de sécuriser de nouveaux approvisionnements. Si on enlève le Moyen-Orient, qui est considéré comme politiquement risqué et instable, on voit tout suite la part très importante prise par le pétrole africain par rapport au reste du monde.

Quels sont les pays africains susceptibles d'accroître leur production pétrolière ?

En Afrique, il y a deux régions clés en termes de production et de réserves de pétrole, en l'état des connaissances actuelles des industries pétrolières : l'Afrique du Nord et le golfe de Guinée. Mais ça ne veut pas dire que l'Afrique du pétrole se résume à ces deux régions. Même si le reste du continent demeure sous-exploré, on a déjà trouvé du pétrole en Afrique centrale. Et notamment au Tchad, ce qui a donné lieu au projet de pipeline Tchad-Cameroun bien connu.

On en a trouvé en Afrique orientale. Le Soudan est ainsi devenu un pays producteur en 1999 et conserve une importante marge de progression. On parle beaucoup de pétrole en Somalie, même si ce pays est pour l'instant considéré comme difficile, compte tenu de l'insécurité généralisée qui y règne en l'absence d'un Etat qui puisse rassurer les opérations pétrolières.

Dans le golfe de Guinée, d'autres pays vont devenir producteurs, comme le Ghana. L'Afrique australe semble avoir davantage un profil « gazier » que pétrolier. On a trouvé du gaz au Mozambique, en Namibie, en Afrique du Sud. Mais là encore, rien ne dit qu'une exploration plus intensive ne donnera pas de bons résultats.

Le prix très élevé du baril de pétrole a-t-il joué un rôle important dans la rentabilisation de ces nouvelles réserves pétrolières en Afrique ?

Il est clair que les prix actuels encouragent l'exploration ainsi que le développement de réserves déjà connues mais considérées comme trop coûteuses. Cela dit, beaucoup de pays n'avaient pas besoin de cette hausse. Le Tchad n'avait pas besoin d'un prix aussi élevé pour rentabiliser son projet avec le Cameroun, qui a surtout été freiné pour des raisons politiques.

L'incidence de la hausse des prix dans le développement de projets est davantage déterminante dans le cas de pétrole « très lourd », c'est-à-dire difficile d'accès. Au Sénégal par exemple, qui n'est pas un pays producteur, on sait depuis longtemps qu'il y a du pétrole. Mais à des prix inférieurs à ceux d'aujourd'hui, il n'intéressait personne, parce son exploitation n'aurait pas été rentable. Globalement, à 80 dollars le baril, nous étions déjà dans des prix suffisamment incitatifs pour lancer les explorations dans toute l'Afrique que nous observons aujourd'hui.

La bataille des compagnies internationales

L'Afrique accueille en outre avec bienveillance les investissements étrangers...

On ne connaît pas, en effet, de pays africain qui refuse des capitaux étrangers pour l'exploration et la production pétrolières. Ceux qui sont déjà producteurs continuent d'accueillir les investissements étrangers pour développer leurs capacités de production et intensifier l'exploration. Ceux qui ne sont pas producteurs veulent attirer des capitaux pour l'exploration dans l'espoir de devenir producteur. Du fait de cette ouverture à l'investissement, l'Afrique présente un intérêt particulier par rapport aux autres régions du monde, telles que le Moyen-Orient, l'Amérique latine, la Russie...

Dans certains pays très importants en matière de potentiel pétrolier, les compagnies ne sont pas autorisées à venir faire de l'exploration et de la production (Arabie saoudite, Koweït, Mexique). En outre, pour des raisons de risques politiques (Irak, Iran) ou de relations difficiles entre l'Etat et les compagnies pétrolières internationales (Venezuela, Bolivie, Russie), les compagnies internationales ne vont pas forcément se précipiter pour investir.

L'Afrique apparaît pour les compagnies pétrolières comme un continent où, en termes d'investissement, tout est ouvert. Du nord au sud, de l'est à ouest.

Ce qui, aussi, explique la bataille des compagnies internationales pour se faire une place sur le continent africain.

En effet. Des risques subsistent bien sûr, mais aucun pays n'a fermé politiquement ou juridiquement l'arrivée des capitaux étrangers. D'autant que le continent reste largement sous-exploré, et que de nombreuses découvertes ont été effectuées ces dernières années, notamment en mer profonde et très profonde.

Cette bataille, que l'on peut qualifier de véritable ruée sur l'or noir en Afrique, concerne tout le monde. Les Etats-Unis soutiennent les investissements de toutes leurs compagnies, Exxon-Mobil en tête, Chevron et d'autres compagnies de « second rang ». Ils comptent tout particulièrement sur l'Afrique pour diversifier leurs approvisionnements pétroliers. L'Europe est également présente, avec la France, l'Angleterre, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Autriche..., pour assurer la réalisation à leur avantage du potentiel africain en matière pétrolier.

Le Japon et les pays émergents sont également présents, au premier rang desquels la Chine et l'Inde. La Chine, avec ses trois compagnies d'Etat : la Chinese Petroleum Corporation, Petrochina et le CCNOOC ; l'Inde ; la Malaisie avec Petronas, qui est devenue un acteur très important en Afrique au cours des dix dernières années ; le Brésil, avec Petrobras, le groupe pétrolier public brésilien très actif en Afrique, notamment en mer profonde et très profonde.

Tout ce qui compte en matière pétrolière est présent en Afrique, qui est devenue un champ de concurrence majeur au sein de l'économie pétrolière internationale. Les Russes aussi s'y intéressent, avec Gazprom, qui a des vues sur le pétrole et le gaz au Nigeria.

Au final, le pétrole peut revenir à chacun des pays consommateurs directement sous forme du flux pétrolier, ou être absorbé par le marché mondial. Mais le pétrole étant une industrie internationale, augmenter l'offre pétrolière mondiale profite à tout le monde.

La présence massive de la Chine

Avec une concurrence spécifique entre la Chine et l'Inde...

La Chine et l'Inde ont une stratégie tout à fait similaire. Dotés d'une population très importante et d'une croissance économique très rapide, ces deux pays émergents ont des besoins pétroliers et énergétiques qui croissent aussi très rapidement.

Ces deux pays, qui sont également producteurs, importent aujourd'hui une majorité de leur approvisionnement pétrolier. Et chaque année l'écart se creuse, leur consommation est devenue très importante, face à une production nationale qui, au mieux, stagne. Il faut donc combler le vide par des importations toujours croissantes. D'où cette stratégie, de la part des deux Etats, d'envoyer leurs compagnies parcourir le monde pour sécuriser de nouveaux approvisionnements pétroliers. Ayant la même stratégie, la Chine et l'Inde sont face à face dans les mêmes zones, et les compagnies indiennes et chinoises se trouvent en concurrence directe. Il y a eu plusieurs situations de ce type, notamment en Angola et au Nigeria, les deux pays clés de l'Afrique sub-saharienne. On a vu, au moins à trois reprises, deux compagnies d'Etat de la Chine et de l'Inde se livrer à une concurrence très forte en termes d'enchères, pour obtenir des participations sur des permis de prospecter considérés comme très prometteurs. Dans ce type de concurrence, c'est la Chine qui l'emporte, en règle générale, car Pékin peut aller beaucoup plus loin sur le plan financier.

Un exemple : en Angola, sur ce que l'on appelle le bloc 18, où l'Inde avait commencé à poser des jalons, la Chine est arrivée plus tardivement mais a fait une offre supérieure, pour finalement emporter la mise. Le même cas de figure s'est produit au Nigeria, dans les deux cas pour des permis en mer profonde.

Cette concurrence chinoise constitue un grand problème pour l'Inde. La présence massive de la Chine en Afrique est aujourd'hui devenue une réalité incontournable, y compris dans le domaine du pétrole. Ses moyens financiers sans équivalent – c'est le pays qui dispose des plus importantes réserves de change devant le Japon – donnent à Pékin la capacité de surenchérir par rapport aux autres offres.

À moyen terme, les compagnies internationales ne vont-elles pas avoir tendance à devenir de plus en plus dépendantes du pétrole africain ?

C'est certain, même si l'on ne peut pas dire que les réserves du Moyen-Orient ont tendance à se tarir. Elles sont considérables, elles le demeureront encore longtemps, et la dernière région au monde qui continuera à produire du pétrole, dans nombre de décennies, ce sera le Moyen-Orient.

Mais la grande question aujourd'hui, ce ne sont pas les réserves du Moyen-Orient en termes de quantité ou de longévité. C'est l'accès à ces réserves. Il y a au Moyen-Orient des pays comme l'Arabie saoudite ou le Koweït, où les compagnies étrangères ne peuvent investir dans l'exploration-production. En outre, l'Irak, pays au potentiel considérable, présente de grands risques en ce qui concerne la sécurité du personnel et des installations. Enfin, l'Iran pousse les compagnies à venir investir chez lui, mais les tensions politiques sur les questions du programme nucléaire iranien compliquent ces investissements. Les compagnies internationales doivent donc chercher ailleurs. L'Afrique apparaît alors comme un précieux recours.

De plus en plus de grandes compagnies vont devenir dépendantes du pétrole africain. C'est d'ailleurs déjà le cas. Quand on regarde les sources d'approvisionnement en pétrole et en hydrocarbures des plus grandes compagnies pétrolières, on voit très clairement la montée en puissance de l'Afrique. Pour des compagnies comme Exxon-Mobil et Total, l'Afrique constitue la première zone d'approvisionnement.

Ce qui finit par poser des problèmes, comme au Nigeria. L'actualité de ces dernières semaines, et les attaques des rebelles contre les installations, ont fait fortement baisser la production pétrolière du pays. Ce qui a un effet négatif sur les approvisionnements des compagnies pétrolières, qui continuent cependant d'investir dans ce pays à fort potentiel.

Total et Exxon dépendants de l'Afrique

Le groupe français Total est un exemple de compagnie devenue dépendante des approvisionnements africains.

Depuis la fusion du groupe avec Elf à la fin des années 90, l'Afrique revêt pour Total des enjeux considérables. En 2007, l'Afrique constitue 34 % de la production de pétrole et de gaz de Total. C'est la première zone de production devant l'Europe (essentiellement la mer du Nord). L'Europe étant sur le déclin en termes de production, l'écart va avoir tendance à se creuser, sous réserve de questions de sécurité toujours importantes en Afrique et notamment au Nigeria.

Total est l'un des groupes les mieux implantés en Afrique, avec la plus grande diversification en termes de zones géographiques et de pays, de très fortes positions en Afrique du Nord (Algérie et Libye), dans le golfe de Guinée, et beaucoup de permis d'exploration dans d'autres régions. La production du groupe demeure très importante et croissante, avec des projets pétroliers et gaziers très importants, destinés à entrer en activité dans les toutes prochaines années.

Deux pays d'Afrique du Nord, l'Algérie et la Libye, tentent également de se positionner sur le marché africain.

La compagnie algérienne d'Etat, la Sonatrac, a fait depuis des années de l'internationalisation l'un de ses axes stratégiques majeurs, de même que ce que l'on appelle « l'intégration », et ce à l'image des plus grandes compagnies mondiales. Par « intégration », on entend la présence d'une même compagnie sur l'ensemble de la chaîne pétrolière, de l'amont (exploration, production) à l'aval (transport, le raffinage, distribution de produits pétroliers). Une présence du puits à la pompe.

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Grâce de cette stratégie, la Sonatrac a fait de l'Afrique l'une de ses zones privilégiées. Elle s'est positionnée en Libye, où elle a obtenu un contrat pour l'exploration, en Egypte, au Mali, au Niger et en Mauritanie. Cette compagnie tente en outre d'investir ailleurs sur le continent.

La Libye possède également une compagnie pétrolière, la NOC, mais elle est surtout concentrée sur le pétrole libyen, et n'a pas encore de stratégie d'internationalisation. La Libye a été, il est vrai, longtemps handicapée par des sanctions internationales, de 1986 à 2004, et a du retard à rattraper, car elle été coupée des innovations techniques et n'a pu accueillir comme d'autres les investissements américains. Tripoli cherche donc en priorité à développer son propre potentiel pétrolier et gazier.

Le potentiel pétrolier libyen est-il important ?

En termes de réserves pétrolières prouvées, le numéro un en Afrique, selon des chiffres officiels parfois contestés, c'est la Libye. Le Nigeria est très proche, mais le potentiel libyen est considérable et lorsque Tripoli a fait des appels d'offres, depuis la fin des sanctions en 2004, elle a eu à chaque fois beaucoup de succès. Les compagnies du monde entier se battent pour obtenir des permis d'explorer en Libye, ce qui fait monter les enchères et se révèle très positif pour Tripoli et sa société nationale.

La «malédiction pétrolière»

Cette manne pétrolière n'est-elle pas un facteur supplémentaire de déstabilisation pour l'Afrique, comme les diamants l'avaient été jadis ?

Elle l'est malheureusement déjà, et c'est une crainte que l'on peut avoir pour l'avenir. Dans la pratique, le pétrole est souvent associé, dans les pays en développement, à la montée des tensions, des disparités et des inégalités, à des conflits internes et à des jeux de pouvoirs pour la captation de cette fameuse rente pétrolière.

Au regard du potentiel africain et des enjeux énergétiques actuels, avec une course à l'énergie qui implique toutes les régions du monde, les Africains et les ONG concernées ont quelques soucis à se faire. Tout l'enjeu est de voir si les ressources pétrolières seront mieux gérées à l'avenir.

Il est indispensable de progresser en termes de transparence, de démocratie et de consultation des populations. L'attractivité de l'Afrique étant de plus en plus importante et les investissements étrangers se multipliant, si le pétrole n'est pas mieux géré par l'ensemble des acteurs pétroliers, les Etats en tête, mais aussi les compagnies pétrolières et les pays consommateurs, le risque est de voir les injustices et les violences augmenter considérablement en Afrique, dans un continent déjà miné de toutes parts.

On parle de malédiction pétrolière. Le terme implique qu'il s'agisse d'un fléau d'ordre divin, ce qui n'est pas le cas. Cette «malédiction» a des responsables humains et politiques bien identifiés.

Plusieurs régimes de la région ont un comportement de prédation de la rente pétrolière, dans lesquels les classes politiques au pouvoir et leurs clans ne cherchent qu'à piller le pétrole. Au Nigeria et en Angola, le niveau de vie des populations ne s'est pas amélioré au cours des quatre dernières décennies, alors même que les revenus pétroliers augmentaient de manière exponentielle. Les centaines de milliards de dollars du pétrole sont pourtant passés quelque part.

Le travail de diversification économique, que peuvent permettre les revenus pétroliers, est indispensable au développement des pays et du niveau de vie des populations. Encore faut-il les gérer dans cet état d'esprit.

Photos: Ed Kashi

Tirées du livre Curse of the Black Gold

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