Voici donc le sixième personnage de cette saga du 22 mars 1968 : Dominique Gouguenheim est, en partant de la gauche de la photographie de Gérard-Aimé, la deuxième au premier plan, assise et portant des lunettes :

« Je suis née en 1946. Le 16 novembre, officiellement. En fait, j’ai vu le jour le 15. C’était compliqué. Je suis venue comme un cheveu sur la soupe. Mon père et ma mère étaient mariés chacun de leur côté. Ils s’étaient rencontrés dans un orphelinat de l’OSE (Œuvre de secours aux enfants), organisation qui veillait, après la Libération, sur environ 2000 enfants juifs ayant perdu leurs parents dans les camps nazis. Je suis le fruit de la guerre et de l’amour. J’ai eu connaissance tardivement de toutes les histoires entre adultes qui ont entouré ma naissance. Beaucoup trop de fées se sont penchées sur mon berceau. Bien peu étaient bonnes. J’ai changé de nom trois fois. Gouguenheim est le nom de jeune fille de ma mère.
Elle était née en 1919, son père était juif mais pas sa mère, ce qui lui permit d’échapper à la déportation. Elle est ensuite devenue psychologue scolaire, puis, instable, a fait plein de petits boulots. Mon père était né en 1908, en Allemagne. Il était juif. Il avait accompli des études supérieures. Il était « doctor-professor » en 1933, à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il est alors parti pour la France. Il a été éditeur (de Manès Sperber et Alfred Döblin en particulier). Il a ouvert une librairie, rue Cujas, dans le Ve arrondissement de Paris. Il a dû l’abandonner pendant l’occupation et n’a jamais pu la reprendre à la Libération : des gaullistes avaient mis la main dessus. Mon père avait fait de la résistance et s’était bien sûr aussi caché pendant quatre ans. Il s’est résigné à changer de voie. Il était comptable dans une maison qui fabriquait notamment des imperméables. Mes parents se sont mariés quand j’avais 14 ans. Puis ils se sont séparés.
Ils étaient originaux, cultivés, intelligents, anticonformistes, de gauche et compliqués. Ma première réaction, petite fille, avait été de vouloir à tout prix épouser la norme. J’aurais voulu être comme tous les enfants. Impossible. Dans ma banlieue de Courbevoie, à l’école laïque, tout le monde était catholique, allait au caté. L’école, comme la société, était un véritable carcan. On ne divorçait pas. Je n’étais pas comme eux.
Je suis devenue rebelle. Je me suis inscrite en sociologie à Nanterre. À l’origine, je voulais étudier la philosophie. Mais j’avais de petits problèmes psychologiques et la socio m’est apparue plus neutre : c’était moins engageant. J’étais arrivée à Nanterre l’année de l’ouverture, en 1964-1965. Je me souviens d’Henri Lefebvre, professeur très souriant, intelligent, insolent, à l’aise, pas doctoral, qui parlait en marchant, ignorant la chaire. J’étais avec les anars, nous formions un groupe de travail : Dany Cohn-Bendit, Nilo Perarnau, qui figurent sur la photo, Jean-Pierre Duteuil, qui n’y figure pas. Il était à l’époque mon petit ami. Jean-Pierre et moi, avec un autre couple, occupions l’appartement de mes parents, alors séparés, à Courbevoie.
L’occupation du bâtiment administratif, le plus haut du campus, réservé à l’administration, apparaissait comme un tabou à enfreindre. Nous nous attaquions au saint des saints. Nous voulions en découdre avec ce qui nous empêchait de changer nous-mêmes et de changer le monde. L'injustice sautait aux yeux à Nanterre (bidonvilles, cités HLM...). Tout était verrouillé dans la société française, de l’ORTF, bouclée, à notre campus universitaire, où filles et garçons, le soir venu, étaient séparés comme dans un pensionnat. Nous nous étions mobilisés, au départ, pour obtenir « la libre circulation » au sein de la cité U.
J’étais forcément politisée, du fait du passé de mes parents, du fait de la guerre d’Algérie. À l’époque, être politisé, c’était avoir l’impression que nous pouvions avoir du poids, influer sur la vie de la cité, qui nous concernait. Nous étions réactifs. Aujourd’hui, il y a un sentiment d’impuissance et la politique a perdu cette capacité civique à peser sur le monde par des actes, n’apparaissant plus que comme une série de magouilles…
« Futurs exploiteurs » ?
Ce 22 mars 1968, festif, gai, je ne sais plus ce que nous avons fait. Fallait-il tout casser ? Non. Fallait-il fouiller dans les dossiers administratifs ? Oui. Nous l’avons fait. Juste avant, au rez-de-chaussée, je me souviens très bien de l’engueulade entre Jean-Pierre Duteuil et Daniel Cohn-Bendit. Deux anars. Mais l’un, Dany, œcuménique, tiraillé, tergiversant avec une certaine peur de la suite des événements. L’autre, Jean-Pierre, rigoureux, radical et prônant l’audace. Nous avons suivi son appel des cimes et nous avons grimpé jusqu’au huitième étage ! Dany, qui penchait pour rester sur place, nous a donc tout de même suivis.
Plus tard, le 6 mai, j’ai été matraquée par la police. J’ai passé les événements le bras dans le plâtre, exemptée de manif ! À dire vrai, j’ai mal vécu la suite du 22 mars. J’ai eu l’impression que tout m’échappait. Je me retrouvais sur une vague énorme, qui s’est déplacée sur Paris et je ne contrôlais plus rien. Geismar, July et consorts sont arrivés, des chefs ambitieux ont pris les choses en main, nous étions la valetaille. Je n’adhérais plus, mais je demeurais, passive. Je m’étais bagarrée, puis tout me retombait dessus.
Les hommes dominaient encore les femmes. Les rapports étaient durs. Je les ai en tout cas éprouvés ainsi. Le slogan « jouir sans entraves », ce sont les mecs qui en ont profité, brisant les chaînes à leur profit exclusif. Le féminisme est sans doute aussi né de ce moment où nous avons, en définitive, été flouées, à part celles, plus âgées que nous, qui ont pu se frayer leur voie ; par exemple Liane Mozère, du Cerfi (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) animé notamment par Félix Guattari.
Moi, naïve, je prenais tout au mot. Les étudiants étaient des « futurs exploiteurs » ? Je n’en serai pas ! J’ai arrêté mes études. Il me manquait un certificat de licence, les profs étaient prêts à me le donner, je l’ai refusé. Je n’ai pas fait grand chose. Je suis allé vivre quelques mois dans les Cévennes. J’ai côtoyé là-bas Alain Frappart, qui figure sur la photo, et Francis Zamponi, futur journaliste à Libération, qui était avec nous le soir du 22 mars et qu’on voit sur d’autres clichés. J’ai ensuite traînassé, vivant de petits boulots (j'ai été « secrétaire polyvalente » à la fondation Saint-Simon au moment de sa création...). J’ai rencontré le futur père de ma fille, nous avons vécu trois ans, à plusieurs, dans une grande maison à la campagne. Je m’occupais de ma fille. Tout cela s’est défait. Et puis voilà.
Séparée du père de ma fille, j’ai appris le métier de correctrice dans la presse puis l’édition. C’est par un biais libertaire que j’ai intégré cette « aristocratie ouvrière ». Je suis aujourd’hui retraitée, mais ma pension ne couvrant pas mes besoins financiers, je travaille à domicile ; toujours un peu à la marge.
Les anciens du 22 mars se retrouvent tous les dix ans. C’est lancinant et violent comme la fin de La Recherche, quand Proust décrit ces fantômes du passé, dont on pourrait croire qu’ils portent un masque. Nous avons tellement vieilli et nos routes ont été si différentes…