Habitat Enquête

Visite dans «une France de propriétaires» qui galèrent

Nicolas Sarkozy veut faciliter l'accession à la propriété. Sans forcément mesurer les dangers qu'elle peut générer parmi les foyers modestes. Reportage en Loire-Atlantique où une association reçoit chaque année 600 familles en difficulté de remboursement.

Michaël Hajdenberg

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Caroline avait pourtant cru se montrer raisonnable. «Le 14 juin 2004, on a signé pour faire construire une maison à la Chapelle-des-Marais (Loire-Atlantique). Pour mon mari, qui vient d'une famille d'agriculteurs, c'était très important de devenir propriétaire. On n'a pas emprunté beaucoup : seulement 125.000 euros. Quinze jours après l'achat, la société de mon mari, qui était chef de chantier dans une entreprise de paysage, a été placée en redressement judiciaire. Ça a été le début de la galère.»

Nicolas Sarkozy ne manque jamais une occasion de proclamer son rêve d'«une France de propriétaires». Le 1er avril, à l'Assemblée nationale, sa ministre du Logement, Christine Boutin, a encore affirmé : «Je veux favoriser l'accession à la propriété car c'est une garantie contre les aléas de la vie.»

Ce mercredi matin pourtant, dans une petite salle de la mairie de Guérande (Loire-Atlantique), Caroline, 34 ans, est venue demander de l'aide. Elle fait face à Roland, de l'association Service Conseil Logement (SCL) : «Je ne suis vraiment pas fière d'être là, mais on est au stade où on ne sait plus gérer», dit-elle en tentant de garder le sourire, le dernier de ses trois enfants dans les bras.
Bien que le mari de Caroline n'ait mis que quelques mois à retrouver du travail, la famille a accumulé les retards d'impayés. 3465 euros pour le seul crédit immobilier. Et tous les mois, il faut en plus payer 500 euros de remboursement de crédit auprès de la Sofinco, et autres prétendus «spécialistes du prêt et du crédit à la consommation». Caroline explique: «Vous savez comment ça marche. On prend des crédits pour rembourser les crédits, et après....» Tout devient problématique: «J'ai rompu mon contrat de téléphone mobile pour faire des économies. Mais l'opératrice m'a mal renseignée. J'étais liée par contrat pour deux ans, et France Telecom, qui me réclame maintenant 10 mois de forfait, a confié à un huissier le contentieux.» Un de plus.
Le SCL du département, association à but non lucratif qui existe depuis 50 ans, va examiner son dossier et tenter de trouver des solutions, en négociant les taux avec les créanciers, en rééchelonnant les crédits ou en accordant des prêts sociaux.
Le dossier de Caroline est loin d'être un des plus lourds que doit gérer l'association : les dettes ne sont pas trop importantes. Mais son cas est emblématique: «Depuis quelques années, nous avons une explosion du nombre de familles qui n'ont plus les moyens d'acheter dans l'agglomération, explique Sylvain Huon, directeur du SCL. Elles achètent donc à 30-40 kilomètres du centre-ville, où elles se retrouvent assez isolées. Et dès qu'il y a un accident de la vie, type chômage, elles se retrouvent en grande difficulté.»
Caroline et son mari, comme bon nombre de ménages, ont sous-estimé certaines dépenses au moment de l'achat. Notamment celles liées à la voiture. "On a une voiture qui a dix ans, et quand on a des enfants, on ne peut pas se permettre de rouler sans frein. Là, on doit changer la courroie de distribution. 500 euros. Le garagiste a accepté qu'on paye sur deux mois, mais 500 euros, il faut les sortir..." Sylvain Huon, directeur du CSL, explique : «Habiter loin du centre signifie avoir besoin de deux véhicules. Les entretenir. En changer quand ils vieillissent, ou quand il y a un pépin. Souvent, les banques se sont contentées de budgéter le bien immobilier, et pour les familles, racheter un véhicule représente le crédit de trop, le premier pas vers le surendettement. Mais il arrive que ce soit autre chose, comme une chaudière qu'il faut subitement remplacer et qui fait tout basculer.»

Bien souvent, ces couples n'ont en effet aucune épargne de précaution. «Avant, entre 25 et 35 ans, on préparait son accession en épargnant. Entre 35 et 50 ans, on remboursait le prêt. Et ensuite, au moment où les enfants étaient en âge d'entamer des études supérieures, on avait les moyens de les accompagner. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Tout l'argent du ménage est mis dans le logement, sur des durées de prêt de plus en plus longues. En dix ans, la durée moyenne des prêts est passée de 12 à 22 ans, au détriment de tout le reste. Il est évident que le budget placé dans l'immobilier rejaillit sur l'éducation des enfants. On est en train de perpétuer une trappe à l'inégalité.»
Car, selon Sylvain Huon et «contrairement aux préjugés», ces propriétaires ne sont pas plus riches que les locataires sociaux. L'Observatoire mis en place par l'association le démontre: la moyenne des revenus des couples se tournant vers le SCL atteint 1665 euros par mois. Si on y ajoute les prestations familiales, on atteint la somme de 1922 euros pour l'ensemble d'une famille.

«On donne les clefs au propriétaire, puis on s'en désintéresse»

Alors, bien sûr, de multiples dispositifs (Prêts à taux zéro, prêt conventionné (PAS), maison à 15 euros, déduction des intérêts d'emprunt pour l'achat de sa résidence principale) sont mis en place pour que des ménages modestes puissent accéder à la propriété à des conditions avantageuses. Mais pour Sylvain Huon, «toutes les aides sont mises à l'origine de l'accession. En quelque sorte, on donne les clefs aux propriétaires, puis on se désintéresse de leur sort. Pourquoi ne pas débloquer aussi des fonds pour le suivi des familles?» Et le directeur du SCL d'expliquer: «Nous ne sommes pas contre la propriété. La logique de payer sa propre maison plutôt qu'un loyer, nous la comprenons. Et être propriétaire quand on arrive à l'âge de la retraite, c'est une garantie, notamment en cas de maladie. Mais il faut accompagner ces personnes. La moitié des 600 ménages qui viennent nous voir chaque année se sont trop longtemps dit que leur situation allait bien finir par s'arranger. Du coup, quand on les reçoit, il est déjà trop tard. De même qu'il existe un Fonds de solidarité logement (FSL) qui vient en aide aux locataires, il faut donc se donner les moyens d'aider les propriétaires quand ils traversent une phase difficile. Il y a plusieurs mois d'attente pour toucher l'assurance chômage. il faudrait pouvoir leur débloquer une aide immédiate, quitte à ce qu'ils la remboursent plus tard.»
Plus le prêt est long, plus les risques «d'accident de la vie» sont en effet importants. En dehors de la question du divorce, qui touche 39% des Français, «qui peut aujourd'hui affirmer qu'il traversera les 30 prochaines années sans maladie, sans chômage, sans accident ?» s'interroge Sylvain Huon.
Pas Isabelle, d'abord réticente à raconter son histoire – «j'ai honte, je me suis toujours débrouillée toute seule» –, mais qu'on n'arrête plus, une fois mise en confiance par Roland, qui la reçoit elle aussi à Guérande.

Fin 2006, Isabelle et son compagnon Alain ont eu un «coup de foudre» pour une maison au Croisic (Loire-Atlantique). «C'était une occase unique : seulement 220.000 euros pour deux bâtiments tout près de la mer.» Mais Isabelle et Alain ont «vu trop grand». Depuis, en 18 mois, ils ont accumulé... 300.000 euros de dette globale. «Ça paraît fou, mais on est pris dans un engrenage. J'ai six ou sept prêts avec pour chacun d'eux, des taux d'intérêt variant entre 15 et 20%. Avec les crédits revolving, on n'en voit pas le bout : je rembourse les intérêts, jamais le capital.»
Peu après l'achat, Alain a perdu son emploi de serveur dans une crêperie. Et même si Isabelle continue de cumuler les boulots (auxiliaire de vie à domicile, ménage dans une entreprise et chez des particuliers), à «travailler 200 heures par mois», elle ne parvient pas à engranger plus de 1500 euros par mois. Or le couple, par ailleurs en déliquescence, doit rembourser 1600 euros chaque mois rien que pour le crédit immobilier. «On comptait louer 5000 ou 6000 euros la maison du fond pendant l'été. On ne l'a louée que 4000. Du coup, on n'a pas pu mettre assez de côté. On n'a pas résisté aux sollicitations permanentes pour des prêts qu'on nous envoie par la poste ou qu'on trouve sur Internet. C'est facile : en deux jours, on a de l'argent disponible. Mais un prêt sert simplement à rembourser un autre prêt. Car il ne faut pas se tromper : on ne fait pas de folie. Jamais un restaurant, pas de vacances depuis trois ans. Aujourd'hui, on se retrouve dans une telle situation qu'il est difficile de manger. Heureusement, je n'ai pas d'appétit», dit-elle, toute chétive dans son blouson en cuir noir usé sans manche.

«Le coût humain et économique du relogement est énorme»

En arrivant à la permanence du SCL, Isabelle envisageait de vendre un seul des deux bâtiments. Mais à Guérande, elle découvre que la facture est plus salée que prévue. «Je n'avais pas fait le total de toutes les dettes», explique-t-elle. Pas eu le courage. Comme tant d'autres. Mais pour Roland, le salarié de Service Conseil Logement qui la reçoit, pas de doute: il faudra vendre, non pas un, mais les deux bâtiments. «On arrive trop tard. Donc vendre est la dernière solution. En général, on fait pourtant tout pour l'éviter. Car le coût pour la société est énorme. Les familles avec trois enfants devront trouver à se loger ailleurs. Où ? Comment ? A quel prix ? On manque de logements sociaux. A Nantes, il y a trois ans d'attente. Il ne faut pas que les ex-futurs propriétaires viennent allonger cette file ou deviennent des mal-logés. Or chaque année, en Loire-Atlantique, 1300 ménages tapent à la porte du logement social alors qu'ils étaient en accession à la propriété. C'est du gâchis : très souvent, quelques milliers d'euros auraient suffi à les aider à se maintenir dans les lieux, en attendant qu'ils rebondissent. On s'éviterait ainsi un coût humain et économique très fort : le déracinement, les nouvelles écoles à trouver pour les enfants, les incidences sur l'emploi, l'éloignement du lieu de travail qui se traduit par des frais plus importants de carburant...»
Avant d'arriver à l'association, Isabelle et Caroline sont toutes deux passées par la Banque de France et la commission de surendettement. Mais toutes deux ont entendu la même réponse : il faut vendre. «Pour les propriétaires, la commission de surendettement est une catastrophe. Selon un arrêt de la Cour d'appel de Rennes de 2006, qui fait jurisprudence, un propriétaire n'est pas considéré comme endetté car la vente du bien règle son passif. Donc la Banque de France donne souvent la même consigne: "Vendez!" Alors que pour évaluer l'endettement, il faudrait plus prendre en considération les charges par rapport aux revenus.» Sylvain Huon commente: «Bien évidemment, vendre constitue une solution de facilité pour les banques. Elles préfèrent cela à un abandon de créance. Mais c'est voir le problème par le petit bout de la lorgnette. Car personne ne se soucie du relogement et des autres conséquences pour la famille.»

Les tentations sont multiples

Le SCL est un des rares dispositifs venant en aide aux propriétaires. Dans les Pays de la Loire, il travaille en bonne entente avec le conseil général, particulièrement attentif à cette problématique. Mais l'avenir de l'association s'inscrit en pointillé. En effet, jusqu'à présent, elle s'appuyait sur le FAAD (Fonds d'aides aux accédants en difficulté). Créé en 1993, le FAAD permet d'accorder des aides sous forme de prêts sans intérêt pour aider les accédants ayant des impayés d'emprunts. Le FAAD bénéficie d'une dotation de l'État et, localement, sa création dépend d'un cofinancement de l'État et du conseil général. Il permet de réétaler les retards de prêts sur 4 ou 5 ans, «contrairement aux courtiers en rachat de crédit, qui se répandent en publicités dans les magazines télévisés et sur Internet, accuse l'association. Ces courtiers proposent des crédits sur 30 ans à des taux dont les familles ignorent bien souvent qu'ils ne sont pas fixes mais variables. Sans compter les frais divers, notamment de mandat, qui s'ajoutent au prêt».

Quand elle le peut, l'association va jusqu'à proposer un accord tripartite employeur-salarié-SCL sous la forme d'un prélèvement direct sur le salaire: «C'est une sorte de tutelle technique, qui permet de garantir la réussite. C'est vrai qu'on demande beaucoup d'efforts pour que les couples se désendettent vite. Mais on essaie aussi de les réhabituer à épargner. Car certains d'entre eux, dès qu'on leur donne une bouffée d'air, sont tentés par un nouveau crédit, vu qu'ils sont sans cesse sollicités : pour une cuisine équipée, pour la déco, les meubles... Avec les collègues, on a surnommé la route de Vannes , «la route à crédits». Il y a toutes les grandes surfaces de meubles, cuisine et autres. Petit crédit par petit crédit, en une après-midi, un couple peut se mettre en difficulté pour la vie.»
Le dispositif FAAD va pourtant disparaître dans sa forme actuelle. Logique: techniquement, il se référait à des prêts qui ne sont plus en vigueur. Mais quel dispositif le remplacera? Alors que le président affiche sa volonté de faire de la France un pays de propriétaires afin de désengorger le logement social, l'Etat se désengage. Une circulaire du 19 décembre 2007 explique qu'il reviendra à présent aux conseils généraux de gérer ces fonds. «Mais quelle va être l'enveloppe?», s'inquiète le SCL Loire-Atlantique qui, jusqu'à présent, pouvait compter sur un montant de 700.000 euros. Le SCL argumente : «On nous explique que la France est un pays où les gens épargnent beaucoup, et qu'ils sont peu endettés en comparaison de l'Espagne ou des pays anglo-saxons. Mais tout dépend des classes d'âge. Certes, les plus de 50 ans sont peu endettés. Mais les 25-35 commencent à l'être sérieusement. Ils achètent à 25 ans, sans apport, en se disant que quitte à s'endetter sur 30 ans, autant commencer vite.»

Qui financera le nouveau fonds?

Dans les conseils généraux, certains suggèrent que l'aide aux accédants soit intégrée au FSL (Fonds de solidarité logement qui ne vient pour l'instant en aide aux propriétaires que pour les dettes d'eau et d'énergie). Les communes, communautés d'agglomérations, et autres caisses d'allocations familiales, seront-elles conviées à abonder un nouveau fonds ? Le feront-elles si cela n'a aucun caractère obligatoire ? Le ministère du Logement reste flou sur l'avenir du FAAD mais assure que d'autres filets de sécurité existent avec le Pass Foncier, censé assurer «une garantie de rachat» et une «garantie de relogement». Mais où? Dans un parc social déjà saturé? En Loire-Atlantique, le SCL juge ces dispositifs «intéressants» mais reste sceptique au vu du peu de cas concernés pour l'instant, et considère surtout qu'il faudrait «privilégier le maintien des familles dans les lieux».

Le conseil général, qui a toujours été attentif à la problématique, devrait continuer de se mobiliser, d'autant que la Bretagne et les Pays de la Loire sont champions de France de la propriété avec 65% de propriétaires (contre 57% pour l'ensemble de la France). Mais ailleurs?
Beaucoup de départements se reposent déjà sur la commission de surendettement. Et demain, une bonne partie d'entre eux pourraient donc ne pas s'approprier les nouvelles compétences qui leur seront dévolues. Au risque de laisser nombre de propriétaires au bord du chemin.

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez passer par SecureDrop de Mediapart, la marche à suivre est explicitée dans cette page.

Voir les annexes de cet article