Acheter un appartement, c'est aussi acheter une façade, un toit, un escalier. Autant de charges communes que chaque propriétaire paye au prorata de la surface de son logement mais dont chacun doit s'acquitter. Souvent mal évaluées, ces charges peuvent peser très lourd dans le budget des familles les plus modestes. Quand ce n'est pas pour se voir, après avoir rêvé d'être propriétaires, expropriés d'une copropriété devenue insalubre, voire dangeureuse, afin qu'elle soit rasée.
En 2006, la Direction générale de l'urbanisme de l'habitat et de la construction, (DGUHC) estimait à 300.000 le nombre de logements situés dans des copropriétés en difficulté. Un chiffre que les observateurs considèrent en dessous de la réalité puisqu'il est établi à partir des procédures publiques de redressement et que, lorsqu'il s'agit du parc privé, les pouvoirs publics ont du mal à obtenir des données statistiques. Mais, surtout, ce que tous redoutent, c'est le développement de ce processus. D'ici cinq ans, ce phénomène pourrait concerner plus de 200.000 logements rien qu'en Ile-de-France, l'une des principales régions concernées par ce phénomène majoritairement urbain.
«Certaines copropriétés vont très mal. Les familles sont fauchées et n'arrivent plus à rééquilibrer les finances. Et la dégradation se poursuit à cause de l'insolvabilité des propriétaires, qu'ils louent ou occupent l'appartement. La famille parvient à acheter un bien pas trop cher parce que souvent en mauvais état. Mais ensuite, il leur est impossible de réaliser les travaux nécessaires étant donné qu'ils sont à 0 euro dès le 20 du mois », constate André Massot, chargé d'études à l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région Ile-de-France.
Un ravalement de façades, des infiltrations d'eau, des fuites sur le toit, un ascenseur à réparer..., si les lieux n'étaient pas impeccables au départ, les charges communes deviennent très vite lourdes, voire insupportables pour une partie des copropriétaires qui ont déjà du mal à payer leurs remboursements mensuels. Face à l'insolvabilité de certains, les autres ne peuvent suppléer. Les retards de paiements s'accumulent, et en parallèle l'immeuble et ses abords se détériorent, des travaux de plus en plus importants, de plus en plus coûteux, deviennent nécessaires, entraînant de nouvelles augmentations de charges : c'est l'engrenage... Le bien perd de sa valeur et les appartements deviennent invendables voire carrément insalubres...
C'est comme au Monopoly. On se retrouve à la case départ, ou plutôt à la case prison.
Les copropriétés se sont multipliées dans les années 60 et 70. En centre-ville d'une part, où les grands immeubles anciens ont été divisés et vendus en plusieurs lots. En périphérie des grandes villes, d'autre part, avec le développement «de résidences» privées mêlées aux constructions de logement social dans les grands ensembles.
Karima, 23 ans, et sa famille vivent encore pour quelque temps dans leur appartement des Bosquets à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), mais bientôt ils seront expropriés. Ce logement, que son père a acheté en 2001, sera démoli comme de nombreux autres appartements de cette copropriété en difficulté, dans un état de dégradation avancée. « Avant, on vivait dans un logement HLM à Antony. Mon père a économisé pour acheter ce F4 qui était vide depuis des années. Comme il a une formation de maçon, il a pu tout refaire.»
Du joli salon marocain, où la maman sert le thé, aux chambres où jouent les derniers-nés, l'appartement est chaleureux et bien décoré. Dès qu'on en sort, les abords sont dans un triste état : escaliers, façades, halls d'entrée..., tout est délabré.
« A vendre appartement situé dans une ville paisible et arborée à 20 kilomètres de Paris ». Une petite annonce bien tournée, une méconnaissance des lieux, et surtout les maigres capacités financières des autres copropriétaires de l'immeuble, ont conduit la famille Oualla dans le mur. « C'est comme au Monopoly. On se retrouve à la case départ, ou plutôt à la case prison. On va être obligés de louer un appartement et comme au départ, on n'a pas grand-chose dans les poches.» « On est parfois restés plus d'un an sans ascenseur. Mais on ne se posait même plus la question, on montait à pied, c'était comme ça», explique Karima résignée. La famille a pris l'habitude de laisser les courses dans le coffre de la voiture. «A chaque fois que l'un de nous rentre à la maison, il en profite pour monter quelques sacs jusqu'au 8e étage. » Et paradoxalement, plus l'immeuble se dégrade et plus les charges augmentent. « Un trimestre, on nous a demandé de payer 1900 euros de charges.»
Aux Bosquets, la situation n'est pas nouvelle. Ces copropriétés vivent dans le même environnement socio-économique que les locataires du parc social mais l'Etat, bien souvent, y intervient trop tard. Dans le cas des Bosquets, en 25 ans d'intervention seuls cinq bâtiments sur 18 ont été rénovés et cette copropriété a accumulé 6 millions de dettes, selon les chiffres d'une étude menée par Sylvaine Le Garrec. Le plan de rénovation urbaine décidé en 2004 prévoit la réhabilitation d'une partie des logements privés, mais plus de 700 ont été rachetés par l'AFTRP (Agence foncière et technique de la région parisienne, établissement public) pour être tout bonnement rasés. «Ces familles ont tout investi dans leur appartement. Toute une vie de travail est sur le point de disparaître et tout ce qu'on leur propose, c'est 53.000 euros pour un F4», regrette Maud Lelièvre, avocate d'une vingtaine de familles vivant aux Bosquets et en passe d'être expropriées. « Quand il a acheté ici, mon père a fait plus qu'un investissement immobilier, estime Karima. Il voulait s'assurer que sa famille aurait toujours un toit au-dessus de sa tête. Acheter un logement ici, en France, c'était aussi une manière de dire, ma vie, celle de mes enfants, elle est ici et plus là-bas. »
Dans la ville voisine de Clichy-sous-Bois, La Forestière et ses 500 logements connaissent les mêmes difficultés : 8 millions d'euros de dettes. A la cité du Chêne pointu, des logements en copropriété devraient disparaître dans le cadre de la rénovation urbaine. « Une fois les rénovations terminées, ces familles vont se retrouver à occuper un logement social et à payer un loyer à l'Etat qui les a expulsées. Et tout ça, en lieu et place de l'appartement dont elles étaient propriétaires », poursuit l'avocate.
Des aides de l'Etat qui arrivent trop tard
Dans la ville de Montfermeil, ou ailleurs en Seine-Saint-Denis, on assiste à l'aboutissement extrême d'un phénomène qui est en train de se banaliser. A tel point qu'au ministère du logement, on a tiré la sonnette d'alarme auprès de l'Elysée.
« Jusqu'à une période récente, on n'imaginait pas qu'il faille une intervention publique dans le domaine privé», poursuit André Massot. Mais jusqu'où l'Etat peut-il intervenir ? « Il existe des dispositifs d'aides financières [76 plans de sauvegarde en Ile-de-France] pour le parc privé mais les difficultés sont telles que les dégâts sont trop souvent impossibles à réparer, constate Soraya Daou de l'agence nationale de l'habitat, (ANAH). Cette agence, financée par des fonds publics et fondée en 1971, a dans ses diverses missions la promotion du «développement et de la qualité du parc privé existant».
Des aides qui arrivent tardivement, mais aussi une loi de 1965 sur les copropriétés que certains jugent obsolète.
Cyril Levandovsky, chef de projet de Grigny 2 et Viry-Châtillon dans l'Essonne, l'un des plus vastes projets en la matière puisque cette copropriété compte 5000 logements où vivent 17.000 personnes, analyse ainsi que « la loi a été faite pour les petites copropriétés et n'est pas adaptée aux copropriétés en difficulté. Elle ne permet pas de mener des projets. Depuis 15 ans, les pouvoirs publics ont changé d'attitude sur ce parc privé. On fait souvent l'amalgame avec le logement social mais pour les habitants de ces copropriétés la situation est pire puisqu'ils font face aux mêmes problèmes que dans le reste des grands ensembles sans bénéficier des mêmes soutiens publics.»
Grigny 2, la plus grande copropriété de France avec 5000 logements
Pour le moment, la copropriété Grigny 2, située face à la Grande Borne, une cité elle-même en cours de rénovation, se porte bien. Espaces verts bien entretenus, façades impeccables, et sauf exception des halls d'entrée en bon état. Mais pour combien de temps ces ménages modestes pourront-ils continuer à entretenir les lieux et à payer des charges qui augmentent régulièrement?
Pour prendre la moindre décision, la loi prévoit que chaque copropriétaire doit voter. A Grigny 2, les habitants ont décidé de se faire représenter par 600 délégués qui parviennent à se réunir dans le gymnase. Avec la crèche et la PMI, il s'agit d'un des rares équipements publics existants.
A Grigny 2, les immeubles contruits dans les années 50 sont mal isolés, le chauffage au gaz est collectif et c'est une des raisons pour lesquelles les charges y sont élevées. Selon les normes du Grenelle de l'environnement, il faudrait investir entre 20 et 40.000 euros par logements, des frais impossibles pour les ménages modestes qui vivent ici.
Des logements souvent surroccupés, 10 % de turn-over par an, beaucoup de familles exclues du parc social ou privé... La copropriété immense peut rapidement devenir une copropriété en difficulté sans la vigilance de ses habitants. Parmi eux, le maire de la ville, René Balme, et aussi Daniel Mongeon, président du conseil syndical principal de la copropriété. « Quelqu'un qui ne parvient plus à payer pour sauvegarder quelque chose qui lui appartient et que l'on met à la rue, c'est quelqu'un que l'on exclut. Agir une fois qu'on en est là, ça ne sert à rien. Il faut intervenir sur les mécanismes qui conduisent à cette exclusion. »