Les temps sont à l'indignation, sœur de la résistance: «Créer, c'est résister. Résister, c'est créer.» Ainsi parle ou écrit Stéphane Hessel, dans le droit fil du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944.
Après bientôt quatre ans d'une présidence Sarkozy ayant échauffé les esprits, l'indignation peut-elle encore laisser toute sa place à l'ironie, qui suppose une prétendue soumission à l'ordre des choses, une compréhension surjouée de la raison d'État et de son cortège d'injustices, un acquiescement badin à tout ce qui nous scandalise?
Simuler l'ignorance, s'interroger naïvement, pousser jusqu'au bout mais avec légèreté les plus affreuses logiques à l'œuvre, voilà ce qu'avait réussi Jonathan Swift (1667-1745) par la grâce de sa Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres dʼêtre à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public (1729). Dans ce pamphlet inégalé, Swift suggérait de consommer la chair des nourrissons pour enrayer la surpopulation et les disettes affligeant l'Irlande. Il se livrait à des extrapolations dignes d'un technocrate du XXe siècle: «En supposant qu'un millier de familles de cette ville achèteraient régulièrement de la viande d'enfant, indépendamment de ce qui s'en consommerait dans les parties de plaisir, particulièrement aux noces et baptêmes, je calcule que Dublin en prendrait environ vingt mille par an, et le reste du royaume (où probablement il se vendrait un peu meilleur marché), les quatre-vingt mille autres.»
Huit ans plus tôt, en France, le baron de Montesquieu (1688-1755) avait allumé les Lumières en publiant, hors des frontières, ses Lettres persanes (1721), pourchassées dans le royaume. La langue utilisée se fit l'écrin même de l'ironie: «Je trouve, Ibben, la providence admirable dans la manière dont elle a distribué les richesses: si elle ne les avait accordées qu'aux gens de bien, on ne les aurait pas assez distinguées de la vertu, et on n'en aurait plus senti tout le néant. Mais quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus chargés, à force de mépriser les riches, on en vient enfin à mépriser les richesses.»
Ou encore: «Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour régler les sociétés des hommes; des lois aussi sujettes au changement que l'esprit de ceux qui les proposent et des peuples qui les observent: ceux-ci ne nous parlent que de lois générales, immuables, éternelles, qui s'observent sans aucune exception, avec un ordre, une régularité, et une promptitude infinie, dans l'immensité des espaces.»
Se hissant jusqu'en un tel sillage, Crise au Sarkozistan, (avec une préface) de Daniel Schneidermann, s'ouvre sur un chapitre en forme de coup de chapeau à Montesquieu: «Des lois et de leur contournement.» L'écriture est talentueuse: «Dans tous les Palais de Justice du Sarkozistan trône une effigie: une déesse aux yeux bandés, qui figure la Justice. Dans la mythologie locale, la Justice est aveugle. Elle traite le riche comme le pauvre, l'ouvrier au salaire minimum comme le patron aux stock-options, le gamin des ghettos comme le policier.» Toutefois, la phrase suivant sonne le glas de l'ironie, jetée aux oubliettes par l'indignation: «C'est évidemment une farce.»
Le Sarkozistan se voit stigmatisé plutôt que faussement loué. Jean-Pierre Elkabbach n'est pas appréhendé tel un loukoum mais comme un sac de noix: «Ses interviews sont truquées. Ainsi, se glorifiant de recevoir "pour la première fois" le dirigeant d'une grande banque délinquante, responsable d'une grave crise financière, Elkabbach s'est-il rendu, une fois de plus, ridicule : ayant manifestement disposé des questions à l'avance, l'invité lisait laborieusement ses réponses (ce que montraient les caméras installées dans le studio, à la grande joie des internautes).»
L'ironie eût consisté à priser le dispositif enchanteur du vétéran des ondes, capable de transformer un banquier en Vladimir Nabokov dissimulant ses notes chez Bernard Pivot le 30 mai 1975. L'ironie eût commandé de s'offusquer plus que de raison des caméras scélérates ayant dévoilé le stratagème, pour la plus grande cruauté moutonnière des troupeaux d'internautes...
Crise au Sarkozistan se pose en pastiche d'une œuvre d'Ancien Régime, mais s'inscrit en signe des temps actuels. Il porte l'empreinte des mutations techniques, économiques et industrielles en cours, puisqu'il a refusé de passer sous les lourdes et lentes fourches caudines de l'édition officielle, pour aller se faire publier ailleurs, en ligne, sur le site lepublieur.com, qui a déjà écoulé 18.000 exemplaires de ce libelle aux quatorze chapitres vengeurs.