Après la sidération, la morosité et l’exaspération. Depuis douze mois maintenant, les Français, comme une très large partie du monde, subissent une vie rétrécie, tout entière contrainte par des indicateurs inimaginables il y a un an. La pandémie de Covid-19 s’est imposée à chacune et chacun comme le « maître des horloges ». Nos vies sont entrées en une lugubre résonance avec bon nombre de romans ou films post-apocalypse (L’Année du lion, de Deon Meyer, par exemple).
Nous avons appris de nouveaux mots, intégré d’autres habitudes, construit d’autres relations, bricolé de nouvelles manières d’être. Nous acceptons sans plus vraiment en parler la banalité de la mort, cet ordinaire répétitif qui fait que plus de 400 personnes décèdent chaque jour en France du Covid-19. La comptabilité n’est d’ailleurs plus vraiment tenue au jour le jour, sauf pour les décès intervenus en hôpitaux.
Apprendre à « vivre avec le virus », comme nous le dit le pouvoir, c’est cela : accepter 12 000 morts par mois pour que, vaille que vaille, une vie au rabais se poursuive.
Nous ne savons pas plus s’il y aura et ce que sera un « monde d’après », nouveau mantra de responsables politiques en déshérence. Mais nous nous souvenons d’un monde d’avant, d’avant le 17 mars 2020, date d’entrée en vigueur du premier confinement, mesure jamais intervenue depuis le Moyen Âge et ses épidémies de peste.
Chacune et chacun a son récit et ses souvenirs qui, pour certains, déjà s’estompent. C’est d’ailleurs pour cette raison que Mediapart a fait un appel à témoignages, demandant à ses lecteurs d’envoyer une photo d’« avant », d’avant le 17 mars 2020, photos ou vidéos qui accompagnent aujourd’hui cet article pour construire un autre récit de ce que nous vivons (lire également la Boîte noire en pied de cet article).
Si chaque personne s’adapte et tâtonne, il reste à prendre la pleine mesure de l’événement. Historiens, philosophes, sociologues s’y essaient. Retenons seulement ce propos de l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau, récemment interrogé par Mediapart.
« On peut de moins en moins prétendre que tout redeviendra comme avant et que la parenthèse pourra se refermer pour de bon. La question que je me pose aujourd’hui paraît stupide en apparence : “Que se passe-t-il ?” Mon sentiment est que nos sociétés occidentales traversent en réalité une grande expérience tragique : la première de cette profondeur depuis la Seconde Guerre mondiale. »
Nos brouillonnes stratégies individuelles s’emboîtent dans une inédite expérience collective. Et nous voilà toutes et tous soumis à des politiques publiques qui organisent jusqu’à la surveillance de nos horaires, de nos activités et de nos déplacements. Combien de libertés perdues depuis un an ? Ce sont bien ces actions des pouvoirs publics, celles du gouvernement français qu’il faudra évaluer quand se dessinera une sortie de crise.
Depuis un an, Mediapart, par ses enquêtes, s’est efforcé de dévoiler les échecs et les erreurs de ce pouvoir, d’acter ses succès parfois – ils sont rares. D’autres médias l’ont fait. Deux rapports parlementaires du Sénat et de l’Assemblée, rendus fin 2020, ont apporté des informations précieuses, bien souvent accablantes pour la gestion gouvernementale et le fonctionnement de l’appareil d’État (à lire ici et là).
On connaît la réponse automatique du pouvoir et de ses soutiens : certes, des erreurs ont été commises, elles sont marginales ; la France ne fait certainement pas plus mal que ses voisins européens. Et ne parlons pas du Brésil, des États-Unis. Comparaison européenne vaudrait absolution.
Or les faits viennent démentir la communication du pouvoir. La France est parmi les pays les plus touchés au monde par la pandémie, au vu du principal indicateur, celui du nombre de morts par million d’habitants. Elle n’est pas du tout « dans la moyenne européenne » mais dans le peloton de queue, 18e sur 27 États membres de l’Union européenne, toujours selon cet indicateur.
La situation de nombreux pays d’Asie du Sud-Est ? Rien à voir nous dit-on, même si l’interrogation est lancinante et alimente le débat sur une stratégie « zéro Covid » écartée par le pouvoir. Un exemple : le 16 février, la Thaïlande, un pays de 69 millions d’habitants (67 millions en France), enregistrait son 82e mort quand la France franchissait le seuil des 82 000 décès. N’y a-t-il rien à apprendre en Thaïlande ?
Aussitôt élu en 2017, Emmanuel Macron rêvait d’inscrire sa présidence dans la grande Histoire, celle du président « jupitérien », des livres et des héros. Il l’expliquait en ces termes en mai 2018 dans un entretien à La Nouvelle Revue française : « Paradoxalement, ce qui me rend optimiste c’est que l’histoire que nous vivons en Europe redevient tragique […]. Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel entre dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite. »
Nous voilà donc dans une « nouvelle aventure ». Le tragique de celle-ci a-t-il hissé le chef de l’État et son gouvernement aux premiers rangs des acteurs de l’Histoire ? Les enquêtes journalistiques et rapports parlementaires ont répondu : c’est non. Elles et ils décrivent un gouvernement et un président sourds aux premières alertes, non préparés, sans capacités d’anticipation, aux faibles moyens d’action avec un appareil d’État abîmé et fracturé depuis de longues années.
« Ce qui est commun à toutes les épidémies, c’est la recherche des responsables », notait dans un entretien à Mediapart Anne-Marie Moulin, à la fois médecin, philosophe et membre du Haut Comité de santé publique. Le besoin de comprendre n’est pas un acharnement déplacé à demander des coupables. Il renvoie seulement à ce qui est le fondement même de tout pouvoir démocratique : être comptable de ses paroles et de ses actes.
L’extraordinaire et le tragique de l’actuelle crise rendent plus nécessaire encore cette responsabilité politique. Parce que les enjeux sont exceptionnels et parce que des crises sanitaires de ce type ne manqueront pas de se reproduire.
En revisitant les principaux moments des quinze mois passés, sept erreurs commises par le pouvoir politique peuvent être aisément identifiées. Elles sont de nature diverse mais toutes s’avèrent être produites par un seul et même facteur : la façon d’exercer le pouvoir dans un système présidentiel exacerbé et inefficient. Revue de détail.