Sara Prestianni est photographe et membre de l'association Migreurop. Elle revient d'une mission en Libye effectuée avec la Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH) et Justice sans frontières pour les migrants (JSFM) du 7 au 15 juin 2012. Le but était d'enquêter sur la situation des migrants depuis la fin de la guerre.
Alors que l'instabilité politique demeure, le gouvernement central maîtrise mal, voire pas du tout, les contrôles aux frontières. Dans l'arbitraire le plus total, des milices armées se partagent la « gestion » des questions migratoires. Selon ces associations (lire leur communiqué), les migrants continuent d'être traqués comme ils l'étaient sous Mouammar Kadhafi. Des centres de rétention ouvrent ici et là. Les personnes qui s'y trouvent enfermées font l’objet de « graves violations de leurs droits fondamentaux ». Des employeurs viennent dans ces centres chercher de la main-d'œuvre bon marché ou gratuite, avec la complicité des chefs de camp (lire notre article).
Voici une sélection d'une trentaine de photos, annotées par l'auteur. Avant d'arriver en Libye, cette photographe, en transit à Tunis, a réalisé une série de portraits de femmes tunisiennes qui ont perdu la trace de leurs fils après la révolution.
À Benghazi, le
“Libyens Libre pour gérer immigration illégale” est un petit centre de rétention qui se situe sur la route vers l'aéroport. Dans ce camp sont principalement enfermés des Égyptiens, en attente de la procédure d'expulsion qui s'effectue par petit bus (organisée par le directeur du centre) à la frontière terrestre. Lors de la visite, il y avait aussi une trentaine de Somaliens et de Tchadiens, dont six femmes, qui venaient du sud du pays et qui auraient été vite transférées à Ganfouda, un autre centre dans la même ville. Parmi les Somaliens il y avait des mineurs de 14 ans, comme le jeune sur cette image.
Dans le même centre de rétention à Benghazi, des Égyptiens en attente d'expulsion.
Comme dans tous les centres de rétention du pays, ce camp est sous le contrôle de milices locales. Les policiers « de garde » sont souvent armés de kalachnikov, qui ont un rôle d'intimidation envers les migrants. Cette photo a été prise au moment où un groupe de six femmes vient d'arriver.
Ces jeunes Somaliens enfermés au camp de Benghazi racontent :
« On a traversé le désert du Soudan vers la Libye. Bien qu'on ait payé à des passeurs presque 1 000 dollars, d'autres passeurs nous ont pris et ont menacé de nous laisser au milieu du désert, à la frontière avec le Tchad, si on ne payait pas une autre somme d'argent. Nous n'avions pas d'argent sur nous, ils nous ont obligés à appeler nos familles pour qu'elles fassent un Western union à leur nom. Quand nous étions proche de Benghazi, des policiers nous ont arrêtés et nous ont amenés ici, dans ce camp. On vient juste d'arriver. »À Benghazi, la camp de Ganfouda était déjà utilisé pendant l'époque de Mouammar Kadhafi. Les migrants sont enfermés dans de grands hangars, qui ont trois grandes chambres chacun. Dans le hangar que nous avons visité étaient enfermés des Érythréens et des Somaliens dans des conditions inhumaines et dégradantes, terrorisés par les gardes.
À Ganfouda, le travail forcé est particulièrement fréquent. Des employeurs libyens viennent chercher de la main-d'œuvre pas chère pour leur ferme, leur bergerie ou des travaux de construction. Ils monnaient un prix avec le « directeur du camp » qui semble prendre une partie de l'argent négocié. Une fois qu'ils ont fini de travailler, les migrants sont ramenés au centre. Ils ne sont pas toujours payés pour le travail effectué. Sur la photo, un jeune Érythréen rentre au centre après un mois de travail, le patron libyen l'a viré plus tôt que prévu, car il a découvert qu'il était chrétien.
À Gharyan, dans les monts de Nafousa, au milieu d'un no man's land désertique avant l'entrée de la ville, se trouve le centre de rétention de Bourshada. Financé par l'Italie sous le gouvernement de Silvio Berlusconi, utilisé comme lieu d'entraînement de la police par Kadhafi, il est revenu à sa fonction originelle et est géré par une milice locale. Lors de la visite, 1 000 migrants y étaient enfermés, des hommes, des femmes et des enfants, en provenance du Nigeria, du Mali, du Sénégal, du Burkina Faso et du Tchad. Originaire du Tchad, cette femme est enfermée avec ses deux petits enfants. En allant prendre l'eau, elle me dit que ce lieu n'est pas adapté à ses enfants : ils sont enfermés, l'eau n'est pas potable, ils ne mangent que du riz et des pâtes.
Dans cette cellule du camp de Bourshada sont enfermés ceux qui, selon le directeur du camp, sont « fous ». Ils ne sortent donc jamais de cette cellule. Ils sont deux.
Dans ce camp, les migrants restent enfermés dans leurs cellules pendant toute la journée. Ils ne peuvent sortir que deux fois par jour, pendant 5 minutes, pour les repas.
À l’intérieur des « cages », la chaleur est insupportable, leurs corps sont remplis de poux, l'attente et le fait de ne pas savoir ce qui va leur arriver les exaspèrent.
Lors de notre visite, pour calmer les migrants, les « gérants » les ont fait sortir, en organisant un match de football.
En sortant de leur cage, les migrants nous ont dit que ceux qui étaient là depuis trois ou quatre mois n'avaient jamais joué dehors.
Un employeur libyen attend avec son 4×4 devant les cages du camp. Cinq migrants sont choisis pour aller travailler. Ils ne savent pas combien de temps ce travail va durer, s'ils seront payés, et combien.
À Tripoli, le camp Toweisha se trouve sur la route qui mène du centre-ville à l'aéroport. Le jour de notre visite y étaient enfermés 508 migrants, dont 470 Somaliens. Certains avaient été arrêtés sur les lieux de travail, d'autres aux barrages à l'entrée de la ville, d'autres encore avaient été interceptés en haute mer et ramenés, voire refoulés en Libye. Les conditions de vie dans ce camp sont complètement insalubres : enfermés jour et nuit dans des chambres d'un hangar, sans fenêtres, la température ainsi que l'humidité atteignent des niveaux insupportables. Ils sont obligés de boire l'eau du robinet.
Au coucher du soleil, les migrants enfermés font la prière.
Dans ce camp sont aussi enfermées une cinquantaine de femmes somaliennes. Elles ont été arrêtées en mer. Elles racontent :
« Après cinq jours de traversée, nous avons été secourus par un bateau commercial. Deux personnes sont mortes dans notre bateau. L'un des hommes qui est mort était le mari de cette dame enceinte. Le bateau commercial, qui était croate, nous a ramenés vers la Libye. Puis les garde-côtes libyens nous ont récupérés. Ils nous ont tabassés à notre arrivée. Onze d'entre nous ont été amenés dans un hôpital, car ils étaient en très mauvaise santé. Puis ils ont été ramenés au centre. »« Parmi nous, il y a cinq femmes enceintes, dont une au huitième mois de grossesse. Nous avons encore les habits que nous avons utilisés lors de la traversée. Une d'entre nous a un drap blanc autour du corps que lui a donné quelqu'un du bateau commercial croate qui nous a ramenés en Libye. »Il est écrit «Somalya free» dans les toilettes de la «chambre» où sont enfermées les femmes.
Les murs ont été repeints de graffiti qui rappellent la révolution et la chute de Kadhafi. D'une certaine manière, le « nettoyage du pays des illégaux » est considéré comme un diktat révolutionnaire, en rupture avec l'image que vantait Kadhafi de l'amitié avec les Africains.
Cette jeune Somalienne n'a que 14 ans. Elle a entrepris le voyage avec sa sœur aînée et son oncle.
À Tripoli, dans le camp des déplacés internes de Tawargha : entre 30 000 et 40 000 d'entre eux ont été obligés de quitter leur ville, en août 2011. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux car ils sont sous la menace constante des milices de Misrata. Ils vivent maintenant dans des camps de réfugiés principalement à Tripoli et Benghazi.
Ce camp est constitué de bâtiments qui, à l'origine, servaient à loger les employeurs du secteur du BTP. Celui-ci était le « village » des patrons d'une compagnie turque. Quand le commerce reprendra à Tripoli et que les entreprises recommenceront leurs activités, les Tawargha seront obligés de trouver un autre lieu d'accueil, vu que le processus de « réconciliation » semble être loin et que la vengeance contre toute une communauté est la seule aptitude qui semble intéresser les milices de Misrata.
À Benghazi, dans le camp d'accueil du HCR, géré par le Croissant-Rouge libyen : construit dans un ancien « village de logement », ce camp d'une entreprise de construction étrangère accueille d'un côté les « réfugiés considérés plus vulnérables », principalement des ressortissants de la Corne de l'Afrique, de l'autre côté des Libyens de Tawargha.
Ce jeune Somalien a été gravement blessé à une jambe car il s'est trouvé au milieu des affrontements qui ont éclaté à Koufra, une ville au sud du pays. Koufra est à la fois un lieu de fortes tensions entre tribus et milices et un des principaux carrefours des routes migratoires en provenance du Soudan et donc de la Corne de l'Afrique. Après avoir été opéré, ce jeune n'a pas vu de médecin pendant plus d'un mois. La dernière radiographie remonte à deux mois. Désespéré par sa condition, il veut partir, enlever l'instrument qui lui bloque la jambe, et prendre un bateau pour l'Italie.
Des jeunes femmes du camp d'accueil du HCR et du Croissant-Rouge à Benghazi.
À Tripoli, une maison de Somaliens : les conditions de vie des migrants « en liberté » ne sont souvent pas meilleures. Obligés de vivre dans des quartiers défavorisés de la ville, en payant des prix très élevés pour de vrais taudis, ils sont contraints de vivre à plusieurs par habitation, une trentaine par maison. Pendant la nuit, ils sont à la merci des habitants du quartier qui n’hésitent pas à entrer la nuit, à menacer les habitants avec des armes et à leur voler le peu de valeur qu'ils ont, argent et portables.
Dans une de ces maisons, je rentre dans une petite chambre : une femmes fait la cuisine, la chaleur est étouffante, sur le lit une jeune femme agite un morceau de papier pour donner de l'air à un bébé de quelques mois qu'elle a dans ses bras.
À Tripoli, dans le bureau de l'association Caritas, dans l'église San Francesco. C'est le vendredi que les migrants chrétiens retrouvent un « lieu de paix ». À 10 heures, la messe est en anglais pour la communauté philippine (principalement infirmiers et médecins en Libye). À 11 heures, c'est l'heure de la messe, également en anglais, où viennent tous les migrants chrétiens d’Afrique subsaharienne. Ici, le temps qu'ils restent à l’église, les migrants sont en sécurité. Après la messe, dans une petite chambre de l’église, deux sœurs ont installé un service Caritas : des sachets avec des biens alimentaires de première nécessité, notamment pour les femmes seules avec enfants, un endroit où prendre des habits de deuxième main, un point d'info, un petit cabinet médical gratuit.
Après la messe, les Nigérians se retrouvent dans une petite salle de l’église pour chanter et prier ensemble. Un moment de paix dans un contexte de traque continue.