Un roman polyphonique, une enquête sur un écrivain et des essais littéraires cherchant à lier la vitalité de la démocratie à l’état de ses fictions…
L’esprit critique de ce jour vous propose de discuter et disputer du nouvel ouvrage de la nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, L’Inventaire des rêves, publié chez Gallimard, de L’Invention de Tristan, l’enquête que l’écrivain et éditeur Adrien Bosc consacre à l’auteur du Seigneur des porcheries, Tristan Egolf, qui paraît chez Stock et enfin de La Traduction du monde, essai théorique et littéraire de l’écrivain colombien Juan Gabriel Vásquez sorti au Seuil.
« L’Inventaire des rêves »
L’Inventaire des rêves est le titre du nouveau roman de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, qui paraît dix ans après le succès planétaire d’Americanah. Le livre est traduit de l’anglais par Blandine Longre et publié par les éditions Gallimard, qui le présentent en toute modestie comme « l’un des plus grands événements littéraires de l’année ».
Le livre est composé autour de quatre récits de femmes dont les relations et les destins s’entrecroisent. Chiamaka, issue d’une riche famille igbo du Nigeria, préfère écrire de la littérature de voyage en parcourant le monde plutôt que de fonder une famille. Son amie Zikora, avocate dans un cabinet américain, que l’on saisit au moment où elle accouche et où sa vie affective est en lambeaux. Sa cousine Omelogor, femme d’affaires fortunée participant sans hésiter à la corruption de son pays mais distribuant une partie de ses larcins à des femmes pauvres et entreprenantes tout en tenant un blog traitant de la pornographie et s’adressant aux hommes. Et enfin son employée de maison, Kadiatou, personnage inspiré de Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui, en 2011, s’était retrouvée au cœur du scandale d’agression sexuelle impliquant Dominique Strauss-Kahn, alors patron du Fonds monétaire international.
« L’Invention de Tristan »
L’Invention de Tristan est le titre du nouveau roman de l’écrivain et éditeur Adrien Bosc, publié comme ses précédents, notamment Constellation, aux éditions Stock. Le Tristan du titre est Tristan Egolf, écrivain-météore auteur d’un premier livre devenu mythique, Le Seigneur des porcheries, d’un second livre raté et d’un dernier quasi posthume puisque le jeune homme s’est suicidé à l’âge de 33 ans.
Le Seigneur des porcheries est un livre entouré d’une dimension quasi légendaire : Tristan Egolf, originaire de Pennsylvanie, vit à Paris désargenté, écrivant et réécrivant le manuscrit qu’il porte en lui.
Pour se loger et se nourrir, il chante du Bob Dylan accompagné de sa guitare sur le pont des Arts lorsqu’un jour, il croise le chemin de Marie Modiano, fille de l’écrivain Patrick Modiano qui finit par tomber sur le manuscrit et le recommander à Gallimard, qui l’accepte alors que celui-ci avait été jusque-là rejeté par des dizaines de maisons d’édition.
À partir de cette histoire, Adrien Bosc se lance dans une enquête qu’il confie à un narrateur, Zachary, un Américain venu à Paris par amour avant de se séparer et de tomber par hasard sur un exemplaire du Seigneur des porcheries et de se lancer dans une recherche sur Tristan Egolf pour écrire un article pour le New Yorker qui le mènera jusque de l’autre côté de l’Atlantique.
« La Traduction du monde »
La Traduction du monde est le titre donné aux « essais littéraires » de l’écrivain colombien Juan Gabriel Vásquez issus de conférences données en 2022 à l’université d’Oxford. Le livre est publié au Seuil dans une traduction d’Isabelle Gugnon.
L’auteur explore ici les caractéristiques du roman et défend sa capacité singulière à traduire la densité et la complexité de l’expérience humaine, plongeant pour cela dans une histoire littéraire longue allant de Cervantès à Yourcenar, mais aussi dans sa propre expérience à la fois de lecteur et d’écrivain.
Juan Gabriel Vásquez aborde avec érudition plusieurs questions contemporaines : celle de l’appropriation culturelle, celle de la liberté de la narration, celle de la signification de « l’engagement » de l’écrivain, mais aussi celle, moins souvent examinée, d’une corrélation entre l’état de la fiction dans une société et la santé de la politique en son sein. « Je ne peux me défaire de l’idée, fausse ou réelle, qu’il existe un lien direct entre la place occupée par la fiction dans une société et la bonne santé de sa démocratie », écrit-il.
Juan Gabriel Vásquez part aussi, pour sa réflexion, des remarques de la romancière britannique Zadie Smith qui écrivait dans un article récent : « Ce qui insulte mon âme est l’idée – très populaire dans la culture actuelle, et présentée à des degrés variés de complexité – que nous pouvons et devons écrire uniquement sur des individus qui sont fondamentalement “tels que nous” racialement, sexuellement, génétiquement, nationalement, politiquement, personnellement. Que seule une intime connexion autobiographique liant l’auteur au personnage rend légitime la base d’une fiction. Je ne crois pas qu’il en aille ainsi. Je n’aurais pas pu écrire mes livres si je le croyais. »
Pour Vásquez, « depuis quelque temps, la conviction qu’il est répréhensible de raconter une histoire en adoptant un point de vue qui ne nous appartient pas s’est installée dans des secteurs très divers de notre société. Que sais-tu de moi ? semble dire la voix des temps. Comment oses-tu imaginer que tu peux me comprendre et, pire, que tu peux t’exprimer à ma place ? Smith se demande si tout cela est susceptible de se résumer à des mots. Et si, au lieu de parler “d’appropriation culturelle”, nous décrivions ce phénomène comme un “voyeurisme interpersonnel” ou une “profonde fascination de l’autre” ? Elle va jusqu’à suggérer l’appellation suivante : “réanimation épidermique croisée”, que j’aime particulièrement. »
Avec :
- Blandine Rinkel, à la fois écrivaine, critique et musicienne.
- Youness Bousenna, qui chronique l’actualité littéraire pour Télérama.
- Copélia Mainardi, qui écrit notamment pour Libération.
L’« Esprit critique » est un podcast enregistré et réalisé par Karen Beun.