Papeete (Tahiti), envoyés spéciaux.- « Nous sommes des infiniment petits du monde. La Polynésie française compte 275 000 habitants. La première destination se trouve à huit heures d’avion, et certains archipels sont encore plus isolés. Travailler ensemble, à travers tout le triangle polynésien [un espace maritime de 5,5 millions de km2 qui s’étend de Hawaii (possession américaine) à la Nouvelle-Zélande et à l’île de Pâques (possession chilienne) avec en son centre les îles de Polynésie française] et au-delà, est indispensable. La France a été capable d’investir massivement pour faire les essais nucléaires. Ne peut-elle pas nous accompagner désormais dans ce combat pour la diversité ? Nos langues et nos cultures vont disparaître. Il ne suffit pas de construire des digues : les tsunamis passent toujours au-dessus des digues. Il faut que les hommes aient des paroles fortes. » C’est ainsi que Wales Kotra, lui-même originaire de Nouvelle-Calédonie, résume l’enjeu du Festival international du film documentaire d’Océanie (FIFO), qu’il a créé en 2003 et dont la treizième édition vient de s’achever à Papeete, la capitale de la Polynésie française (Mediapart diffusera prochainement deux documentaires primés).
Durant une semaine, cette petite bourgade aux allures de sous-préfecture coloniale des tropiques devient le centre d’un monde océanien étendu sur des millions de kilomètres carrés. Réalisateurs, producteurs et festivaliers se retrouvent sur le paepae de la Maison de la culture, centre névralgique du festival.

Agrandissement : Illustration 1

Dans les cultures polynésiennes, un paepae, c’est un lieu de rencontre traditionnel. On pouvait y croiser des réalisateurs d’Australie et de Nouvelle-Zélande ; Jaiyyah, la première star transgenre du football mondial, venue des Samoa américaines ; des producteurs coréens, de plus en plus intéressés par le Pacifique ; ou encore des militants culturels de Rapanui (l’île de Pâques), possession chilienne dont le peuple autochtone appartient aussi à la famille polynésienne. Séquelle d’une “bonne société coloniale” encore vivace, les Blancs sont toujours plus nombreux, dans le public local, que les Polynésiens ou les métis (les “demis”), mais d’année en année, le Festival s’ouvre davantage. Les scolaires viennent en car de toute l’île de Tahiti pour regarder des films réalisés par les “cousins” du Pacifique.
Pourtant, comment peut-on faire du cinéma aux îles Cook, au Tonga ou au Vanuatu ? Tout manque, les moyens de production, les cadres formés, mais aussi les salles de projection et le public… Même en Polynésie française ou en Nouvelle-Calédonie, la plupart des aides viennent de métropole, au risque d’entraîner une déformation du regard porté sur les problématiques des îles et de leurs habitants. « Nous voulons nous accrocher à cette culture commune du Pacifique », poursuit Wales Kotra. « Le festival est l’occasion de créer, une fois l’an, un lieu, un espace réel dans lequel on peut échanger ces images, ces paroles, nos histoires singulières. Inconsciemment, nous avons envie de retrouver le chemin des pirogues de nos ancêtres. C’est pour cela que des films documentaires sur les Aborigènes ou les Maoris de Nouvelle-Zélande remplissent les salles. »
Le drapeau bleu, blanc, rouge flotte toujours sur cette Polynésie « française », dont les centaines d’îles sont autant de confettis d’un empire colonial oublié. Depuis la fin des essais nucléaires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), en 1995, la manne de l’État fond comme neige au soleil des îles, et la Polynésie est toujours gérée par une poignée de grandes familles, qui mêlent affaires et politique. La production audiovisuelle est largement dominée par France Télévisions et sa déclinaison locale, Polynésie Première.
Pourtant, ici, tout est plus compliqué qu’en métropole : il n’existe pas de statut d’intermittent du spectacle – ni d’ailleurs d’indemnités de chômage – et les archipels ne sont éligibles que depuis deux ans aux aides du Centre national de la cinématographie (CNC). Pour faire un film, les coproductions avec la France ont longtemps été obligatoires. « La Polynésie n’existe pas sur les radars de la métropole », estime Wales Kotra. « Faire un film est beaucoup plus compliqué ici que dans n’importe quel pays d’Afrique, où les aides françaises et européennes arrivent massivement », confirme la réalisatrice Marie-Hélène Villierme.
« La colonisation a privé les gens de parole »
Elle-même s’est longtemps heurtée à cet infranchissable barrage. Pourtant, son film sur la vie de Pouvana'a a Oopa Tetuaapua (1895-1977), le pionnier de la cause indépendantiste, a triomphé au FIFO de 2007, en obtenant le prix du public. Engagé volontaire dans le bataillon du Pacifique durant la Première Guerre mondiale, Pouvana'a a Oopa Tetuaapua a joué un rôle essentiel dans le ralliement des « établissements français du Pacifique » à la France libre du général de Gaulle. Élu député, il crée en 1949 le premier mouvement autonomiste polynésien, le Rassemblement démocratique des populations tahitiennes, aussitôt suspecté de préparer la « subversion communiste ».
En 1958, le Te Metua (le père de la nation) est arrêté avec plusieurs militants, à la suite d’un incendie. Déchu de son mandat parlementaire, il est condamné à huit années de réclusion criminelle et 15 ans d'interdiction de séjour en Polynésie pour « complicité de destruction d'édifices et détention d'armes et de munitions sans autorisation ». Transféré en France, il séjourne aux prisons de Fresnes et des Baumettes, avant d’être assigné à résidence en métropole puis finalement autorisé à revenir, triomphalement, à Tahiti en 1968. « À l’époque, la France réalisait ses essais nucléaires dans le Sahara algérien, mais des plans se préparaient déjà pour les transférer en Polynésie : Pouvana'a était un gêneur qu’il fallait mettre sur la touche », explique Marie-Hélène Villierme. Alors garde des Sceaux, Christiane Taubira a saisi le 18 juin 2014 la Commission de révision des condamnations pénales d’une requête en révision du procès de Pouvana'a.
Marie-Hélène Villierme, qui enseigne la photographie et le cinéma à l’Université catholique de Papeete, a réalisé son film avec des étudiants, sans aucune aide. Le tournage de ce premier biopic polynésien a pris quatre ans. « Pour réaliser ce genre de films, la logique est encore trop souvent que l’on fasse venir des professionnels de métropole. Le regard porté sur nos îles est toujours extérieur, c’est une parole confisquée, souvent au profit d’un exotisme facile. »

Agrandissement : Illustration 2

René Boutin, directeur du festival Anûû Rû Abôrô (littéralement « L’ombre de l’homme », ainsi qu’est désigné le cinéma dans les langues kanaks) de Nouvelle-Calédonie, a pourtant pris le parti inverse. Ce rendez-vous annuel, attaché au documentaire de création, est principalement soutenu par le gouvernement de la province Nord, bastion indépendantiste kanak. « Nous amenons des réalisateurs du monde entier dans les communautés locales. Pour eux, le choc est total : avant de projeter un film, il faut faire la coutume, c’est-à-dire se présenter aux gens de la tribu, expliquer pourquoi l’on vient sur leurs terres pour montrer un film serbe ou ukrainien. Ensuite, après la projection, les échanges peuvent durer des heures. Décoloniser les esprits, c’est aussi insérer les gens de Calédonie dans un monde global en mouvement permanent. »
Lui-même artiste plasticien et vidéaste, René Boutin considère son festival comme une « œuvre d’art », une création permanente toujours fragile : « Pour les Kanaks, le cinéma est un langage dont ils ne connaissent pas les codes : nous devons leur donner envie de les apprendre. » Tout au long de l’année, le festival développe aussi des formations pour faire émerger des professionnels kanaks. Il est lié à la télévision NCTV, lancée en 2012 par la province Nord. René Boutin est un militant qui s’assume. Pour lui, « la colonisation appartient déjà au passé, cela ne sert plus à rien de regarder vers la France », même si l’avenir politique de la Nouvelle-Calédonie doit s’écrire dans les prochaines années, avec le référendum prévu au plus tard en 2018. « La colonisation a privé les gens de parole, les colonisés étaient invisibles et muets. Maintenant, ils veulent parler, faire entendre leurs histoires. Le but du festival est de les accompagner dans ce processus. » Le réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako, qui présidait cette année le jury du FIFO, est aussi le premier à reconnaître ce « besoin universel de raconter des histoires ».
« Pour avoir des réalisateurs, il faut des écoles. Sinon, les aides iront toujours à des projets venus de l’extérieur, mais la formation n’est une priorité ni de l’État français, ni du “Pays”, c’est-à-dire du gouvernement autonome de Polynésie française », explique Viri Taimana, qui dirige depuis dix ans le Centre des métiers d’art de Papeete. Chaque année, le centre forme 40 étudiants aux techniques traditionnelles (sculpture sur bois, gravure, tatouage) mais en les faisant dialoguer avec les formes artistiques contemporaines, comme la photographie ou la vidéo. « Nous ne sommes pas dans une logique de “quête identitaire” mais plutôt d’apaisement identitaire : notre culture existe, nous la connaissons, l’enjeu est de la faire vivre dans un monde globalisé. Il s’agit d’un processus de recréation permanente, avec les moyens d’aujourd’hui. »
Durant longtemps, le Centre était considéré comme « l’école de la dernière chance » pour les exclus du système scolaire – un mépris qui illustrait bien le peu d’importance octroyé par les autorités à la culture, réduite à ses expressions folkloriques. Désormais, il jouit d’une enviable réputation internationale. « Tout le système mis en place par l’État français vise à organiser la dépendance, à réduire les Polynésiens à des mendiants quêtant la manne venue de la métropole, pour les convaincre qu’ils ne pourraient jamais vivre sans Paris. La culture, conçue comme un processus de création, pas seulement de préservation d’un héritage menacé, est un moyen de sortir de cette ornière. »
Ce souci est théoriquement partagé par l’actuel gouvernement autonome de la Polynésie française, dirigé depuis 2013 par Édouard Fritch, qui affirme vouloir construire une « troisième voie » entre le « système » incarné durant plusieurs décennies par l’omniprésent Gaston Flosse, proche ami de Jacques Chirac, et l’option indépendantiste défendue par le Tavini Huiraatira, le parti d’Oscar Temaru.
Le nouveau ministre de la culture, Heremoana Maamaatuaiahutapu, place la défense des langues polynésiennes au cœur de ce combat. « Durant des décennies, le français a été perçu comme la langue obligatoire de la réussite. Or nos parents et nos grands-parents ne le parlaient pas bien et s’exprimaient dans un mauvais pidgin. Du coup, nos enfants ne maîtrisent plus aucune langue, ni le français, ni le tahitien. Maîtriser sa propre langue est pourtant indispensable pour accéder à la connaissance d’autres langues, comme le français, pour réussir à l’école… Les familles actuelles sont éclatées, le réseau de transmission des savoir-faire et de la langue n'existe plus. Les nouvelles technologies pourraient représenter un atout précieux pour changer cette situation : comment peut-on mettre le grand-père dans le téléphone, dans la tablette, le grand-père qui va raconter les histoires, les légendes ? Comment va-t-on finalement construire du contenu ? »
Un travail de collecte des traditions et des légendes a été mené durant des années par le département des traditions du musée des Îles, mais ces archives numérisées n’ont jamais été valorisées. Pour les langues, la partie est aussi bien loin d’être gagnée : le système éducatif, dépendant de l’Éducation nationale, reste calqué sur celui de la métropole, malgré l’introduction de cours de langues polynésiennes quand Oscar Temaru dirigeait le gouvernement du pays.
Sans surprise, la plupart des prix du FIFO sont allés cette année à des films consacrés aux Aborigènes d’Australie et aux Maoris de Nouvelle-Zélande. Dans ces deux pays, il existe une puissante industrie cinématographique, et de riches fonds publics, comme Screen Australia. La réalisatrice néozélandaise Kim Webby a obtenu le second prix du jury pour The Price of Peace, un film consacré à la lutte du militant maori Tami Iti – depuis les raids de la police, son arrestation et son emprisonnement jusqu’à la signature d’un traité de paix entre la Couronne britannique (dont dépend toujours formellement la Nouvelle-Zélande) et sa tribu. Pour elle, « les Maoris existent déjà depuis longtemps comme des sujets autonomes dans le cinéma mondial, qu’il s’agisse de documentaires ou de fiction ».
Une reconnaissance que n’ont pas encore atteint les peuples des territoires français du Pacifique.
- Prochainement, Mediapart diffusera deux films programmés durant le festival FIFO : Tupai, réalisé par Lala Rolls, et The Price of Peace de Kim Webby.