«Le Mediator est resté en vente jusqu'en 2009, alors que ses risques étaient connus dès 1998 ! L'incompétence n'explique pas tout. Il faudra bien que l'on découvre quelle main invisible a escamoté pendant onze ans les informations qui justifiaient le retrait de ce produit dangereux.» Voilà ce que nous déclare Gérard Bapt, député socialiste de Haute-Garonne.
Cette déclaration de celui qui est à l'origine de la mission d'information parlementaire sur « le Mediator et la pharmacovigilance », ouverte le 14 décembre, soulève une question majeure. Comment le médicament des laboratoires Servier a-t-il pu rester sur le marché pendant onze ans, alors que les experts de la pharmacovigilance disposaient de données qui prouvaient que le produit présentait des risques ?
A travers plusieurs documents rassemblés par Gérard Bapt – et qu'il a bien voulu transmettre à Mediapart –, il apparaît qu'une enquête accablante pour le Mediator a été littéralement enterrée fin 1998.
Menée par le Centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Besançon, l'enquête de 1998 montrait que le Mediator entraînait des effets indésirables similaires à ceux de l'Isoméride et du Pondéral, deux produits coupe-faim du groupe Servier retirés du marché mondial en septembre 1997.
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Les deux effets indésirables les plus nocifs sont l'hypertension artérielle pulmonaire, maladie des poumons gravissime, et la valvulopathie, atteinte des valves du cœur. Le lien entre ces deux pathologies et la fenfluramine, molécule active de l'Isoméride et du Pondéral, a été établi en 1996 et 1997 par deux études parues dans le New England Journal of Medicine.
Or la molécule active du Mediator, le benfluorex, est cousine de la fenfluramine. D'où l'inquiétude exprimée par les experts français, formulée lors d'une réunion du Comité technique de pharmacovigilance, le 30 mars 1998 : « La métabolisation du benfluorex dans l'organisme entraîne la formation de norfenfluramine, métabolite apparenté à la fenfluramine, elle-même impliquée dans l'apparition d'hypertensions pulmonaires graves. »
C'est précisément ce que confirme l'enquête du CRPV de Besançon, dont les données sont examinées par le Comité technique de pharmacovigilance le 10 septembre 1998. Le Comité technique relève que « les concentrations sanguines de Norfenfluramine sont identiques pour des doses équivalentes de Fenfluramine et de Benfluorex ».
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Le Comité technique juge le fait « surprenant ». Il est surtout inquiétant : si les mêmes causes produisent les mêmes effets, la présence dans le sang du métabolite dangereux à la même concentration que celle libérée par la fenfluramine suggère très fortement que le Mediator doit causer les mêmes pathologies que l'Isoméride. De fait, l'enquête rapporte une série d'effets indésirables, parmi lesquels 11 cas d'hypertension pulmonaire, dont 6 sont classés comme « d'allure primitive » (autrement dit, la maladie semblerait avoir été provoquée par le traitement). Le Mediator ne peut cependant pas être rendu seul responsable de la pathologie, car dans les 11 cas, les patients (9 femmes et 2 hommes) ont reçu du Mediator en association avec d'autres anorexigènes, le plus souvent de l'Isoméride.
L'enquête de Besançon devrait normalement déclencher l'alerte rouge
Même si le Mediator ne joue ici qu'un rôle de cofacteur, son analogie chimique avec l'Isoméride et la similitude du métabolisme sont suffisantes pour laisser supposer qu'il existe des cas d'hypertensions pulmonaires dues au seul Mediator. D'autre part, l'enquête de Besançon a aussi mis en évidence des atteintes cardiovasculaires, notamment deux cas de tachycardie et un de fibrillation auriculaire (maladie souvent associée à une valvulopathie).
L'enquête fait aussi apparaître toute une série de nombreux effets indésirables : d'atteintes rénales, hépatiques, hématologiques, cutanées, allergiques, neurologiques, neuro-psychiatriques (somnolence, impuissance, confusion, délire...), vertiges, troubles de l'équilibre. La grande majorité de ces effets n'est pas mentionnée dans le « RCP » – le résumé des caractéristiques du produit – fourni par le fabricant.
Le plus préoccupant est la mise en évidence d'un lien entre benfluorex et hypertension pulmonaire primitive (HTAP), même si l'on ne peut pas affirmer à ce stade qu'il s'agisse d'une relation causale. Au total, les informations fournies par l'enquête de Besançon devraient normalement déclencher l'alerte rouge. On comprend que le professeur André Escousse, responsable du CRPV de Dijon, ait déclaré à Mediapart : « Il aurait été logique de supprimer le Mediator en 1998 » (lire notre précédent article «Des alertes dès 1995»). Mais ce n'est pas la logique qui a prévalu.
Le 17 décembre 1998, trois mois après la réunion du 10 septembre, les résultats complets de l'enquête du CRPV de Besançon sont présentés devant le Comité technique de pharmacovigilance. Dans le compte-rendu de la réunion, les 37 pages du rapport de Besançon sont résumées en un petit paragraphe dont on peut retenir trois phrases.
Lire le compte-rendu de cette réunion du 17 décembre 1998 en cliquant ici
D'abord, les experts notent que « les effets cutanés et/ou allergiques pourraient être rajoutés dans le RCP ». En somme, sur toute la série d'effets indésirables identifiés par le CRPV de Besançon, le Comité technique ne retient que ceux qui semblent les moins graves. D'autre part, les experts remarquent que « la norfenfluramine produite à partir du benfluorex est retrouvée dans les urines avec une concentration de 2% (contre 7,4% pour la norfenfluramine produite à partir de la fenfluramine). Il est donc peu probable que le benfluorex induise les mêmes effets que la fenfluramine ».
Autrement dit, le Comité technique annule tout le raisonnement qui conduisait à mettre en cause le Mediator par le seul argument qu'avec le Mediator, il y a moins de norfenfluramine dans les urines, alors même qu'il y en avait autant dans le sang. Mais c'est la norfenfluramine présente dans le sang qui agit sur l'organisme, pas celle qui est éliminée ! Comment le Comité technique peut-il, de bonne foi, parvenir à une conclusion qui prend le problème à l'envers ? Comment peut-il évacuer sans autre forme de procès la suspicion d'un lien avec l'hypertension pulmonaire ?
Par cette rhétorique d'une totale absence de rigueur, un rapport d'enquête qui aurait dû déclencher l'alerte rouge se trouve vidé de toute substance. Un tel escamotage relève, purement et simplement, de la falsification scientifique.
Une décision ubuesque en 2005
Dès l'année suivante, il sera démontré que le Mediator peut être associé à l'hypertension pulmonaire même en l'absence d'autres anorexigènes. En mai 1999, une patiente souffrant d'une HTAP est hospitalisée au service de pneumologie de l'hôpital Antoine-Béclère de Clamart. Elle ne prend aucun anorexigène mais a été traitée à partir de 1994 au Mediator du fait d'un taux élevé de cholestérol et de triglycérides. Après un épisode de fatigue inexpliquée, elle consulte un cardiologue qui diagnostique une hypertension artérielle pulmonaire primitive et la dirige sur Antoine-Béclère, le centre spécialisé dans cette maladie.
D'après le témoignage écrit de la patiente, communiqué à Gérard Bapt, le rôle du Mediator a été d'emblée suspecté par les médecins d'Antoine-Béclère : « Dès confirmation du diagnostic d'hypertension pulmonaire, le professeur du service soupçonne que ce médicament est la cause et l'arrête immédiatement », écrit la patiente. A sa sortie de l'hôpital, en juillet, il lui est prescrit un arrêt définitif du Mediator.
En 2000, le père de la patiente contacte par téléphone le groupe Servier, qui nie toute implication du Mediator dans la maladie et affirme qu'aucun autre cas analogue n'a été signalé. Ce que conteste la patiente : « Le docteur qui m'avait pratiqué l'échographie cardiaque, qui a permis de me diagnostiquer, m'a certifié au même moment connaître plusieurs cas similaires à Saint-Antoine. » Le fait que le service d'Antoine-Béclère ait immédiatement incriminé le Mediator plaide dans le sens de la patiente.
A la sortie de cette dernière, l'historique du cas a été transmis au Centre régional de pharmacovigilance concerné, celui de l'hôpital Saint-Antoine. Les années suivantes, la patiente a dû subir une greffe des poumons. En novembre 2010, elle déclare aller « relativement bien ». Pendant la décennie qui s'est écoulée depuis le diagnostic de sa maladie, les responsables de la pharmacovigilance n'ont jamais jugé devoir alerter les autorités sanitaires quant à un possible lien entre Mediator et HTAP.
Lors d'une réunion de la Commission nationale de pharmacovigilance tenue le 29 novembre 2005, les experts concluent que le nombre de cas d'HTAP rapportés n'est pas suffisant pour constituer « un signal significatif de toxicité du Mediator ». Pourquoi, alors, les spécialistes d'Antoine-Béclère ont-ils ordonné à leur patiente l'arrêt définitif du Mediator ?
La réunion de 2005 s'achève sur une décision ubuesque : réaliser une étude expérimentale sur un modèle animal « permettant d'évaluer le potentiel de Mediator à engendrer des HTAP » ! Une nouvelle réunion, le 7 juillet 2009, conclut qu'il n'y a toujours pas de « signal de toxicité pulmonaire » du Mediator. Il n'est plus question d'étude sur l'animal. La commission recommande simplement de poursuivre la surveillance des « notifications spontanées des cas d'HTAP ». En revanche, elle s'inquiète des valvulopathies, qui ont été mises en évidence notamment par l'étude d'Irène Frachon, du CHU de Brest.
Le 24 novembre 2009, l'autorisation de mise sur le marché du Mediator est suspendue. Elle sera définitivement retirée le 20 juillet 2010. Toujours en raison du risque de valvulopathie. Le problème des hypertensions artérielles pulmonaires est enterré. Aucune étude ciblée n'a été menée pour tenter de détecter un « signal de toxicité pulmonaire » du Mediator, comme cela a été fait pour les valvulopathies. Or, l'hypertension pulmonaire est une maladie plus rare que les valvulopathies, et le lien statistique ne peut sans doute pas être établi par le seul système des notifications spontanées, qui laissent échapper de nombreux cas.
Mais si les conclusions du rapport de 1998 n'avaient pas été inversées par un raisonnement pseudoscientifique, on aurait recherché systématiquement les cas d'hypertension pulmonaire liés au Mediator. Et l'on aurait découvert plus tôt le problème des valvulopathies mis en évidence par Irène Frachon. Pendant une décennie, de nombreux patients et patientes ont continué à prendre du Mediator, sans savoir à quoi ils ou elles s'exposaient, du fait de l'extrême négligence des responsables de la pharmacovigilance et de la « main invisible » évoquée par Gérard Bapt.