Olivier Mannoni a vécu près de dix ans avec les mots d’Adolf Hitler, en étant chargé d’une retraduction de Mein Kampf dans le cadre d’une édition critique, Historiciser le mal, dirigée par l’historien Florent Brayard, parue en 2021. Traducteur réputé, fondateur de l’École de traduction littéraire, il n’est pas sorti indemne de cette fréquentation, alors même qu’il avait déjà souvent traduit des textes sur le IIIe Reich. C’est que ces mots d’hier, il les entendait aujourd’hui.
« Nous assistons à la remontée des égouts de l’histoire. Et nous nous y accoutumons », écrit-il dans Traduire Hitler, paru en 2022, suivi en 2024 de Coulée brune, qui s’attache à montrer « comment le fascisme inonde notre langue ». « Parce qu’il permet le dialogue et la prise de décision commune, le langage est la force de la démocratie, écrit-il. Que ce langage soit perverti, et c’est la démocratie elle-même qui se distord, s’atrophie et perd sa raison d’être. »
Durant cette « échappée », Olivier Mannoni nous explique ainsi comment Donald Trump et son entourage parlent comme Adolf Hitler et les propagandistes nazis. Cette « langue du même et de la racine » s’accompagne de mécanismes langagiers que partagent les médias de la haine : simplification outrancière de la réalité, petites phrases comme autant d’uppercuts, vérités alternatives dans une inversion systématique du sens.
Cette brutalisation va de pair avec une transgression permanente dont le charlatanisme assumé et la grossièreté illimitée sont autant d’armes langagières pour faire taire les opposant·es, les paralyser et les stupéfier. Cette nouvelle langue des fascismes est aussi un « parler pègre » dont Vladimir Poutine est coutumier, évoqué par le récent essai de la philologue Barbara Cassin La Guerre des mots.
« On prend tout ça pour de la frime, on ne prend rien au sérieux et on sera bien étonnés le jour où ce théâtre sera devenu une sanglante réalité » : cette conversation avec Olivier Mannoni actualise l’ancienne mise en garde de Victor Klemperer, célèbre auteur de LTI, la langue du IIIe Reich. Lequel ajoutait ceci : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sentir. »
Face à cette extrême droite pour laquelle les mots sont des armes, nous devons mener cette bataille du langage. Telle est l’alerte d’Olivier Mannoni, qui écrit dans Coulée brune : « Nous sommes à ce carrefour. Si nous prenons le mauvais chemin, le pire est assuré et la novlangue d’Orwell ne sera qu’une plaisanterie par rapport à ce que nous devrons subir. »
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