Témoignage d’Adèle Haenel: le réalisateur Christophe Ruggia mis en examen pour «agressions sexuelles»

Le réalisateur Christophe Ruggia, mis en cause par l’actrice Adèle Haenel dans une enquête de Mediapart en novembre, a été mis en examen jeudi 16 janvier pour « agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime », dans le cadre d’une information judiciaire ouverte par le parquet de Paris. Il est placé sous contrôle judiciaire, avec une obligation de soins.

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Le réalisateur Christophe Ruggia, mis en cause par Adèle Haenel, a été mis en examen pour « agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime », jeudi 16 janvier, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte par le parquet de Paris. Il est placé sous contrôle judiciaire, qui prévoit l'interdiction de contact avec la victime, l'obligation de soins et l'obligation de prévenir le juge des déplacements hors du territoire.

Comme Mediapart l'a révélé, le cinéaste de 55 ans avait été interpellé mardi matin à son domicile en région parisienne et placé en garde à vue pendant 48 heures. Il a été entendu pendant deux jours par les policiers de l’unité des mineurs de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), à Nanterre. Les policiers ont également perquisitionné son domicile.

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Christophe Ruggia

À la fin de sa garde à vue, le réalisateur a été confronté à Adèle Haenel. Chacun a campé sur sa version et Christophe Ruggia a continué de nier les faits que la comédienne lui reproche. Jeudi matin, le cinéaste a été déféré au parquet, qui a ouvert une information judiciaire du chef d'« agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime », et requis son placement sous contrôle judiciaire.

Présenté à un juge d’instruction dans la journée, le cinéaste a été mis en examen jeudi en milieu d'après-midi.

Durant sa garde à vue, plusieurs de ses proches ont été entendus par les enquêteurs, dont sa sœur Véronique Ruggia, première assistante-réalisatrice sur le film Les Diables (2002), un tournage au cœur de l’enquête.

À Mediapart, le 28 octobre, Véronique Ruggia avait confirmé qu’Adèle Haenel et Céline Sciamma lui avaient bien fait part, après le tournage du film Naissance des pieuvres, d’un comportement inapproprié qu’aurait eu son frère à l’égard de la jeune actrice. « Je suis tombée des nues », nous avait-elle dit, expliquant avoir compris qu’il n’y avait « pas eu de passage à l’acte ». Elle concédait un « trouble » dans ses souvenirs : « Ça m’a tellement choquée que j’ai certainement mis un mouchoir sur la mémoire de plein de choses. Moi, j’ai été traumatisée de cette histoire aussi, d’avoir été là sans voir des choses que peut-être il y avait. » Elle se rappelait que l’actrice lui avait dit « en avoir parlé à Christel [Baras, directrice de casting des Diables – ndlr] et avoir posé la question : “Mais que faisaient les adultes sur ce tournage ?”, etc. »

« Moi, j’ai découvert beaucoup de choses ce jour-là, dont je n’avais absolument pas eu conscience », avait-elle déclaré à Mediapart. « J’en avais parlé avec mon frère au moment où Adèle m’avait fait ces déclarations-là », nous indiquait-elle, sans vouloir en dire plus, avant de « discuter avec lui »« Je préfère qu’il vous parle », avait-elle conclu, soulignant la difficulté de sa position à elle, « qui n’est pas facile : ni en tant que sœur, ni en tant que féministe, ni en tant que comment j’ai fait travailler Adèle et Vincent à cette époque-là. » 

De son côté, Adèle Haenel, aujourd’hui âgée de 30 ans, avait été entendue à deux reprises par les policiers de l’OCRVP – le 26 novembre et le 2 décembre –, pendant plus de 22 heures au total, selon nos informations. Elle avait porté plainte contre le réalisateur à l’issue de sa première audition.

Une dizaine de personnes qui avaient témoigné dans l’enquête de Mediapart ont aussi été auditionnées par les policiers durant l’enquête préliminaire. À l’instar de la réalisatrice Mona Achache (une ex-compagne de Ruggia, qui a relaté les confessions que lui aurait faites le cinéaste en 2011), la cinéaste Céline Sciamma (qui fut la compagne d’Adèle Haenel et a tourné deux films avec l’actrice), mais aussi des membres de l’équipe du tournage des Diables (tels que la directrice de casting Christel Baras, la coach des jeunes comédiens Hélène Seretti, la scripte Edmée Doroszlai).

Adèle Haenel et certains de ces témoins ont transmis des documents aux policiers à l’appui de leurs récits : lettres, photographies, vidéo, DVD, feuilles de service et rapport de production du film Les Diables.

Selon nos informations, Christophe Ruggia a par ailleurs été suspendu, jusqu’à l’issue de la procédure judiciaire, de la Société des réalisateurs de films (SRF) et de son conseil d’administration, dans lequel il siégeait, au terme d’un vote le 10 janvier. Le réalisateur avait contesté en novembre la procédure de radiation dont il faisait l’objet de la part de l’association et demandé la tenue d’une assemblée générale, qui a eu lieu vendredi dernier, pendant six heures, en présence de quelque 80 adhérents de la SRF. Le cinéaste a pu s’exprimer longuement, en présence de ses deux avocates. Puis quatre motions ont été mises au vote : sa radiation, son maintien total, sa suspension du conseil d’administration avec maintien dans l’association et sa suspension totale, jusqu’à la fin de l’enquête judiciaire. C’est celle-ci qui a été votée par la SRF. 

Dans une enquête publiée par Mediapart le 3 novembre, Adèle Haenel accusait Christophe Ruggia de comportements sexuels inappropriés entre 2001 et 2004, alors qu’elle était âgée de 12 à 15 ans, et lui de 36 à 39 ans. Trois jours plus tard, le parquet de Paris avait ouvert une enquête préliminaire. L’actrice avait alors décidé de « ne pas [se] dérober » à la demande de la justice et avait décidé de porter plainte.

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Adèle Haenel, à Paris. © Isabelle Eshraghi pour Mediapart

La comédienne dénonce l’« emprise » importante qu’aurait exercée le réalisateur lors du tournage du film Les Diables, puis un « harcèlement sexuel permanent », des « attouchements » répétés sur les « cuisses » et « le torse », des « baisers forcés dans le cou », qui auraient eu lieu dans l’appartement du réalisateur et lors de plusieurs festivals internationaux.

De son côté, Christophe Ruggia – qui avait refusé de répondre à nos questions précises, se contentant de démentir tout « harcèlement »« ou tout espèce d’attouchement » sur Adèle Haenel – avait réagi le 6 novembre : dans un droit de réponse adressé à Mediapart, le réalisateur continuait de réfuter les accusations susceptibles de recouvrir une qualification pénale, mais il reconnaissait pour la première fois une « emprise » sur la comédienne lorsqu’elle était encore mineure.

Il décrivait « une relation, personnelle et professionnelle forte », « particulière » avec la jeune actrice, « autour de notre amour commun du cinéma », affirmait-il. Dans une formule ambiguë et énigmatique, il évoquait son rôle de « Pygmalion » et les « entraves » qui l’ont accompagné. Il lui demandait « de [lui] pardonner ».

Il dépeignait aussi une actrice dans l’ombre de son binôme, l’acteur Vincent Rottiers : « À cette époque, il n’y en avait que pour Vincent Rottiers, lui aussi un acteur exceptionnel, qui portait en grande partie Les Diables sur ses épaules. Ce que je vivais alors comme une injustice faite à Adèle Haenel », expliquait le réalisateur, évoquant ensuite « plusieurs années, pendant lesquelles Adèle Haenel a passé plusieurs castings, en vain ». « De mon côté, suite à plusieurs projets avortés, j’ai écrit un scénario dans lequel je leur réservais un rôle à elle et à Vincent Rottiers, scénario que j’ai dû malgré moi resserrer autour des trois acteurs principaux, adultes, pour que le film soit financé, et du même coup supprimer leurs rôles à tous les deux. C’est alors, fin 2004, que nous avons cessé de nous voir. Ce film allait devenir quelques années plus tard mon troisième long-métrage, au nom prédestiné, Dans la tourmente. »

Une version des faits que conteste Adèle Haenel.

Une série de documents et témoignages recueillis par Mediapart confortent le récit de la comédienne. Par exemple les confessions qu’aurait faites le cinéaste lui-même à l’une de ses ex-compagnes, la réalisatrice Mona Achache, au printemps 2011. Mais aussi deux lettres qu’avait adressées le réalisateur en 2006 et 2007 à Adèle Haenel, dans lesquelles il lui faisait part, entre autres, de son « amour », qui « a parfois été trop lourd à porter »

Parmi les vingt membres de l’équipe du film Les Diables que nous avions sollicités, certains disaient « ne pas avoir de souvenirs » de ce tournage ancien ou bien n’avaient pas souhaité répondre à nos questions. D’autres assuraient n’avoir « rien remarqué ». À l’inverse, beaucoup décrivaient une « emprise » du cinéaste sur Adèle Haenel, âgée de 12 ans au moment du tournage, « protégée », « soignée », « trop couvée », selon des témoignages recueillis. Plusieurs personnes assuraient avoir tenté, pendant le tournage, puis au fil des années, d’alerter sur l’attitude de Christophe Ruggia envers la comédienne, sans être entendues, selon elles.

L'actrice avait longuement témoigné dans notre émission le 4 novembre, au lendemain de nos révélations:

© Mediapart

Dans notre enquête comme dans notre émission, Adèle Haenel avait expliqué qu’elle ne souhaitait pas saisir la justice, qui prononce, selon elle, trop peu de condamnations dans les affaires de violences sexuelles (un viol sur cent aboutit à une condamnation, et une plainte pour viol sur dix). Elle estimait que la justice devait « se remettre en question »« si elle [voulait] être à l’image de la société ». « La justice nous ignore, on ignore la justice », déclarait-elle. 

Sollicitée par les policiers après l’ouverture de l’enquête judiciaire, la comédienne avait alors décidé de « s’engager activement dans cette procédure ». Elle avait expliqué les raisons de ce choix dans nos colonnes, juste avant sa première audition. « La justice a fait un pas, j’en fais un », avait-elle résumé. « Maintenant que la justice a ouvert une enquête, je ne me dérobe pas, et je souhaite faire tout ce qui est en mon pouvoir pour aller au bout du processus judiciaire. Ce que j’attends maintenant, à titre personnel, de la part de la justice, c’est un accompagnement et une réparation. »

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