France Analyse

Le socialisme dans un seul village

Ce dimanche soir encore, la gauche s'est réjouie de peser davantage dans les collectivités territoriales, mairies, conseils généraux, régions. Face à un pouvoir sarkozyste hypercentralisé, le Parti socialiste est-il désormais voué à gagner à l'échelon local et perdre au niveau national ?

Jean-Michel Helvig

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Face au pouvoir central incarné par le sarkozysme et ses dépendances, s'installe un contre-pouvoir territorial porté par le socialisme et ses associés. La France est « coupée en deux», disait-on du temps où l'union de la gauche et l'alliance à droite occupaient tout l'espace électoral. Elle est désormais découpée en deux, mais avec la part du lion (sans jeu de mot) dévolue à une gauche où le PS est le roi de la forêt.
La gauche contrôle déjà la quasi-totalité des régions, une majorité de départements et villes de plus de 20 000 habitants, une proportion appréciable de communautés urbaines et agglomérations de communes. Ce capital devrait fructifier encore ce dimanche soir, quand bien même l'impact victorieux serait atténué par des « non-victoires » dans quelques villes phares de droite.
Il y aura donc un contraste encore plus saisissant entre la France des « territoires » qui penche d'un bord et celle des « palais » qui reste de l'autre. Avec cette question que suggère la séquence électorale 2002-2008 encore dans tous les esprits: et si la gauche était désormais vouée à gagner local et perdre national ? Le prochain congrès du PS n'y échappera pas. C'est que, dans un parti où les clivages idéologiques reposent moins sur des logiques de convictions que sur des dynamiques de réseaux, où toutes les élections nationales depuis la fin de l'ère Mitterrand (à la seule exception de 1997) se sont soldées par des défaites et où les prétendants plus ou moins affichés au leadership s'appuient en premier lieu sur leurs duchés ou baronnies - Royal, Delanoë, Fabius, Aubry, et Hollande bientôt premier des Corréziens -, convaincre de sa capacité à faire jouer au national la martingale du local, sera sans doute un atout précieux dans le débat.
Sans oublier cette question subsidiaire pouvant devenir principale : avec qui gagner ? Or s'il y a une leçon à tirer dès maintenant de ces municipales, elle est qu'une « mue culturelle » (pour reprendre le vœu de Gérard Collomb quant à l'avenir du PS) est d'ores et déjà opérée : l'alliance avec le centre (sous sa forme MoDem) n'est plus un tabou.

Un échec nommé Sarko

A la veille du second tour, François Fillon a commencé à amortir le revers attendu pour la majorité en rappelant que les élections intermédiaires sont «toujours difficiles pour le pouvoir». Ce qui est vrai, la gauche en conserve le souvenir amer de 1983 et 2001. Mais ce qui est moins vrai, c'est de prétendre, comme l'a fait le premier ministre, que la désaffection de l'électorat a été moins sensible en 2008 «qu'à l'occasion des autres élections intermédiaires de ces vingt dernières années».

La comparaison est éloquente avec les municipales de 1989. Au jour près, elles ont eu lieu, comme celles de 2008, dix mois après le second tour de l'élection présidentielle. Alors que, en 1989, le PS s'en était sorti renforcé avec le gain d'une trentaine de municipalités, c'est à peu près l'inverse qui devrait se produire cette année au détriment de la droite. De cette défaite annoncée, Sarkozy est bien le nom ! Une théorie des « élections intermédiaires », due au politologue Jean-Luc Parodi, veut que tout scrutin « non décisif » (régionales, municipales, cantonales, européennes) est d'autant plus défavorable à la majorité au pouvoir, qu'il intervient tard dans le cycle électoral courant entre deux scrutins « décisifs » (présidentielle et législatives). On l'a vérifié en 1977 (avantage à la gauche), en 1983 et 2001 (avantage à la droite), en 2004 avec le petit chelem régional et les succès cantonaux du PS. Les municipales de 1995, un mois seulement après la victoire présidentielle de Jacques Chirac étaient aussi dans l'épure, le RPR et l'UDF consolidant leurs implantations locales.
Nicolas Sarkozy vient donc de réussir une nouvelle « rupture » en infligeant un désaveu sévère à la théorie des cycles. Elu depuis moins d'un an, il plonge son camp dans la déprime électorale. Mais il est vrai qu'il avait battu tous les records de vitesse dans l'impopularité d'un président élu ou réélu depuis 1965. Est-ce que cela suffit pour autant à relativiser le mouvement de balancier attendu en faveur de la gauche à ces municipales ?


Sur la lancée de 1977
Les interprétations « à chaud » sont toujours des exercices périlleux. Une des ficelles, dont la droite a déjà usé voici une semaine, est de noircir à gros traits les prévisions pour se réjouir de résultats en demi-teintes. Quitte à solliciter abusivement des sondages pré-électoraux, lesquels, soit dit en passant, ne se sont quasiment pas trompés pour le premier tour de ces municipales 2008. Il est probable qu'il suffirait maintenant à l'UMP que ses candidats l'emportent à Marseille, Toulouse ou Périgueux pour chanter victoire. Bien sûr, le même tour de passe-passe avait servi à la gauche en 2001, dont les victoires à Paris et Lyon, couvraient d'un voile pudique ses défaites dans 58 villes de plus de 20 000 habitants (contre 19 gagnées sur la droite). Mais la différence entre 2001 et 2008 est que, malgré tout, Paris et Lyon avaient été gagnées sur la droite, tandis que Marseille et Toulouse seraient, au mieux, conservées par des maires sortants.
Au décompte final, le seul rattrapage arithmétique par le PS de ses villes perdues en 2001 viendrait de toute façon entériner son poids municipal croissant dans le pays. L'élan initial demeure le raz-de-marée 1977 où, sur 221 communes de plus de 30 000 habitants, 155 étaient revenues à la gauche, dont 81 pour le seul PS qui doublait ainsi son nombre de mairie. Les élections suivantes, en dépit des aléas, n'ont pas enrayé cette implantation locale.

En trente ans, les cantonales ont également été marquées par une progression des socialistes qui traduit plus encore son enracinement territorial. La droite détenait en 1976 la majorité des présidences de conseils généraux (54 contre 41 à la gauche), en 2008 on devrait être dans une proportion 60/40 au bénéfice quasi exclusif, à gauche, du PS. Jadis bastions des « notables » conservateurs, les départements pourvus entre temps de pouvoirs et moyens considérables grâce aux lois de décentralisation, sont devenus des leviers décisifs de l'influence socialiste dans le pays.

Un pactole protecteur

« sectarisme » « gouverner à distance »Esprit

« les nouveaux territoires de solidarité »

Le creuset local





Le danger féodal

Cette école pratique du réformisme devrait enchanter ceux qui militent au sein du PS pour le doter d'une doctrine « social-démocrate ». Pourtant c'est un strauss-kahnien qui a cassé l'ambiance, au cours de la campagne, en s'inquiétant des effets pervers d'un succès excessif de ce socialisme municipal. Le politologue Laurent Bouvet a publié dans Le Monde (26 janvier 2008) une tribune aux allures de défaitisme révolutionnaire: « Le PS en danger de vaincre ».

L'argument est qu'une trop ample victoire aux municipales retarderait « l'indispensable refondation » d'un PS enclin dès lors, comme en 2004, à attendre la prochaine échéance électorale nationale pour récolter les fruits d'une faveur électorale retrouvée. La démonstration s'accompagnait d'une charge au canon contre les « élus locaux et leurs nombreux affidés ». Ils seraient portés à réagir de manière « essentiellement conservatrice aux évolutions politiques nationales », tant il leur importe de préserver leurs mandats «synonymes de moyens de fonctionnement, de rétributions matérielles et symboliques», plutôt que de «débattre des questions doctrinales ou stratégiques nationales souvent sans lien avec des situations locales contrastées». Laurent Bouvet paraît bien optimiste sur la capacité du PS à élaborer, dans ses seules instances militantes, un programme ambitieux et innovant, trois ans après avoir livré un « projet socialiste » de bien médiocre facture.
Son point de vue hétérodoxe fait écho au soupçon dont faisait confidence un autre strauss-kahnien, durant la bataille des primaires de 2006. A l'entendre, l'envie réelle de certains élus d'une victoire socialiste à la présidentielle était loin d'être avérée. Il en voulait pour preuve le ralliement des grands féodaux du parti à Ségolène Royal, qu'il faudrait interpréter comme leur choix de la candidate la mieux à même de perdre, plutôt que d'avoir à se retrouver exposés eux-mêmes, en cas de victoire (celle de DSK s'entend), aux grands vents dévastateurs des responsabilités d'Etat, le plus sûr moyen de voir leurs positions locales emportées à l'élection « intermédiaire » suivante.

Alliances ouvertes

Si une part des élus « territoriaux » du PS peut sans doute se satisfaire d'une situation de « contre-pouvoir » et ne pas ambitionner davantage, par peur du risque, la frilosité n'est plus de mise pour ce qui est des alliances électorales. L'union de la gauche a cessé d'être l'horizon indépassable. On pourra dater des municipales de 2008, le basculement dans une autre époque où, au second tour, des listes conduites par des socialistes peuvent fusionner ici avec la gauche, là au centre et ailleurs se maintenir contre le PCF. Certains veulent y voir le signe d'un retour à la SFIO qui pratiquait l'alliance à géométrie variable avant que François Mitterrand y mette bon ordre au congrès d'Epinay en 1971, en faisant de l'union de la gauche une loi d'airain.

Au risque de contrarier les nostalgiques, force est de constater que les temps ont quand même un peu changé. Le centrisme tel que l'incarne le MoDem n'est plus organiquement lié à la droite. Et il « pèse » électoralement assez, maintenant, pour être en mesure de faire pencher la balance à la présidentielle mais aussi dans les municipalités. Selon le MoDem, ses listes autonomes présentes au premier tour dans 350 villes de plus de 10 000 habitants auraient comptabilisé 15,9% des suffrages en moyenne. Difficile d'ignorer cette réalité. A la lecture des programmes, le centrisme municipal ne semble pas non plus très éloigné du socialisme municipal.
Autant de bonnes raisons pour jeter aux orties les interdits de naguère. Les divergences à la tête du parti ne semblent plus résider que dans les formes employées pour en parler. Au final, dans la trentaine de villes de plus de 30 000 habitants où le MoDem pouvait se maintenir, il a fusionné avec la gauche dans le tiers environ, y compris à Aubagne dont le maire sortant était communiste.
Un pli est pris qui devrait ouvrir le champ des « possibles » lorsque la question des majorités de gouvernement sera posée en 2012. Ségolène Royal et Michel Rocard avaient failli terminer sur le bûcher pour avoir anticipé le mouvement. Bertrand Delanoë et Martine Aubry ont joué aussi leur carte MoDem à Paris et Lille, avec des variantes selon la situation, mais c'est le signe que quiconque veut compter dans les batailles à venir du PS, ne peut rester à l'écart de ce mouvement.
Le « laboratoire » local aura beaucoup contribué à faire évoluer le PS, s'il lui venait l'envie de vraiment l'emporter à la prochaine échéance nationale.