Ce 20 janvier 2014, Nelio Lucas fête ses 35 ans dans la démesure. Non loin de ses bureaux de Londres, le patron portugais de Doyen Sports a rassemblé 118 invités en smoking et robe de soirée dans une ancienne église du XIXe siècle, dans le très chic quartier de Mayfair. Au programme, dîner et danse jusqu’au bout de la nuit. La soirée a coûté 195 000 euros, réglés par Nelio Lucas depuis son compte au Liechtenstein.

Ce n’est pas un anniversaire, mais une démonstration de force. Tous les amis et partenaires de Nelio Lucas sont rassemblés sous la voûte de pierre. Les présidents des deux clubs de Madrid, Florentino Pérez (Real) et Miguel Ángel Gil (Atlético), ont oublié leur rivalité pour trinquer à sa santé. Le vice-président du Milan AC, Adriano Galliani, est venu avec sa fille, fraîchement embauchée chez Doyen. On croise aussi le directeur sportif de l’Inter Milan, les dirigeants de Fulham, du Sporting de Lisbonne et du FC Séville, et Alexandre Pinto da Costa, le fils du président du FC Porto (lire notre enquête ici).
Ainsi va le monde du football. Ce soir-là, l’élite du sport roi festoie aux côtés de sulfureux oligarques de l’ex-URSS (les propriétaires de Doyen et leur amis), de fiscalistes suisses experts en montages offshore et d’intermédiaires comme Luciano D’Onofrio, qui continue à sévir – notamment avec Doyen – malgré ses condamnations pour corruption (lire notre enquête ici). Pour mettre en valeur ses hôtes, Lucas a invité une brochette de vedettes de son écurie, comme le prodige brésilien Neymar, son coéquipier du FC Barcelone Xavi Hernandez ou le défenseur de Chelsea David Luiz.

Nelio Lucas savoure son triomphe. En moins de trois ans, cet homme d’affaires inconnu du grand public a fait de Doyen Sports l’un des plus gros fonds d’investissement du football européen. La presse commence à le comparer à son illustre compatriote, le super-agent Jorge Mendes (lire ici et là). À la fois conseiller de clubs, agent et entremetteur, Nelio Lucas gère aussi le marketing de stars planétaires comme Neymar, David Beckham, le sprinter jamaïcain Usain Bolt, et celui de clubs comme l’AS Monaco. Mais la spécialité de la maison, c’est le commerce de parts de joueurs. Doyen en a acheté pour plus de 100 millions d’euros jusqu’à ce que cette pratique, comparée à de l’« esclavage moderne » par l’actuel président de la FIFA, Gianni Infantino, soit interdite par la fédération internationale en mai 2015.
Les documents Football Leaks, analysés par Mediapart et ses partenaires du consortium de journalistes d’investigation EIC, dévoilent pour la première fois la face noire de Doyen. Une histoire où se mêlent sociétés écrans à Malte et aux Émirats, soupçons d’évasion fiscale, filles convoyées d’Europe de l’Est, commissions occultes par millions pour faciliter les transferts, conflits d'intérêts et contrats douteux signés par des prête-noms.
Si la firme a pu prospérer avec de telles méthodes, dans l’indifférence générale, c’est parce que le terreau était fertile. Doyen n’est que le symbole d’une réalité très éloignée des terrains, soigneusement dissimulée derrière les images léchées des retransmissions télévisées : celle d’un marché des transferts devenu une foire aux bestiaux ultra spéculative à 4 milliards d’euros par an, où les scrupules ont été depuis longtemps anesthésiés par l’argent.
L’histoire de Doyen commence par une improbable rencontre. D’un côté, Nelio Lucas. Dans un portrait pour Libération, il a raconté qu'il est issu d’une famille portugaise très modeste, puis qu'il a vécu aux États-Unis, où il a étudié le marketing à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Mais l'UCLA a indiqué à l'EIC qu'il n'avait jamais été inscrit dans l'établissement. Lucas ajoutait dans Libé qu'il a trouvé du travail aux États-Unis dans une agence de représentation de vedettes, où il dit s’être occupé de Mariah Carey ou de Bruce Springsteen.
Au début des années 2000, Lucas rentre en Europe. Il devient responsable de casting pour une agence de mannequins et écope de plusieurs condamnations à des peines d’amende (pour fraude fiscale, conduite sans permis et chèques en bois). Puis il travaille pour un puissant agent de footballeurs, l’Israélien Pini Zahavi, qui lui apprend les ficelles du métier. Mais les deux hommes se brouillent. C’est ainsi que Lucas est embauché en 2011 pour lancer Doyen Sports.

Ses patrons sont les quatre frères Arif, de riches oligarques turcs d’origine kazakhe aux connections mafieuses (lire notre enquête ici). En 2011, ils créent à Londres une antenne de leur groupe, qu’ils rebaptisent Doyen, et dont dépend la nouvelle division sportive. L’ensemble est dirigé par Arif Efendi, le fils d’un des quatre frères, alors âgé de 25 ans. Une sorte d’épreuve du feu, pour voir ce que le petit a dans le ventre et s'il pourra un jour succéder aux anciens. Le rejeton Arif devient de facto, aux côtés du professionnel Nelio Lucas, le copatron de Doyen Sports.
Les deux hommes étaient faits pour s’entendre. Dans leurs conversations WhatsApp, issues des documents Football Leaks, ils parlent comme des lascars, affichent une ambition sans limite et un féroce appétit pour l’argent. « Imagine-nous dans dix ans. Inch’Allah on sera des rois », s’enflamme Arif Efendi. Lucas : « N’oublie pas notre devise : ensemble pour toujours pour le meilleur et pour le pire. Ce sera un succès et on va devenir milliardaires !!! » Ils n’y sont pas encore, mais Nelio Lucas s’est offert une Bentley à 72 000 euros et un yacht à 3,5 millions.
Les deux compères alternent matchs de foot, restaurants les plus huppés de Londres et escapades à Ibiza, en Italie ou sur la Côte d’Azur, dans la luxueuse villa des Arif à Antibes. En 2013, Arif Efendi visite des appartements à Londres : « J’en ai trouvé un vraiment bien. Je veux te le montrer, il est parfait pour les orgies. » Nelio : « Oh oui !!! » Pour fêter Halloween, Nelio se demande s’il doit se déguiser en pape, en Napoléon ou en Louis XV. Arif : « Pour moi, ce sera le dictateur. »
Leurs échanges sur la messagerie WhatsApp montrent que les joueurs ne sont pour eux que des tirelires sur pattes. En 2014, Arif Efendi énumère les membres de son écurie qui jouent le Mondial au Brésil : « Mangala, Promes, Defour, Januzaj, Xavi, Falcao, Rojo, Negredo, De Gea… Les négros de Doyen Sports vont à la coupe du monde ! » Quand Neymar se qualifie pour les demi-finales avec le Brésil, il écrit à Lucas un message insultant pour le joueur, se félicitant qu'il « nous rapporte de l’argent ».

Lorsque les footballeurs osent placer leurs intérêts avant ceux de Doyen, le ton devient à la fois raciste et méchant. Prenons Abdelaziz Barrada, international marocain né en France et formé au PSG, dont Doyen possédait 60 %. À la suite de son transfert de Getafe, dans la banlieue de Madrid, vers un club des Émirats en 2013, le fonds empoche 3,35 millions de profits, soit deux fois sa mise en deux ans. « Pas mal », mais pas suffisant, écrit Nelio Lucas à Arif Efendi. Lucas insulte ensuite la religion de Barrada dans un message qui se termine ainsi : « On ne pouvait plus le contrôler. […] Si le joueur m’avait écouté, j’aurais gagné plus… »

Idem avec la star colombienne Radamel Falcao, transféré au même moment par l’agent Jorge Mendes à Monaco pour 43 millions. Doyen, qui en avait 33 %, réalise 5,3 millions de profit net. Mais Nelio Lucas espérait davantage : « Il est allé à Monaco ce connard. » Arif insulte la mère de Falcao et conclut : « Sa carrière est terminée. […] Il va finir en payant des taxes en France. »
Chez Doyen Sports, l’impôt est un gros mot. La société est immatriculée à Malte, parce qu’il fallait un pays de l’Union européenne – ça fait plus propre – qui offre le meilleur compromis entre clémence fiscale et opacité. Nelio Lucas y possède deux sociétés offshore personnelles, dissimulées derrière des prête-noms. La première, WGP, porte les 20 % du capital de Doyen Sports que les Arif lui ont offert. La seconde, baptisée Vela et dotée d’un compte au Liechtenstein, encaisse la « commission de gestion » de 900 000 euros par an qui sert notamment à rémunérer Nelio et ses collaborateurs. Lucas dispose enfin d’un compte au Crédit suisse à Zurich. L’objectif de ces montages ? C’est « pour que personne ne puisse rien révéler à notre sujet ».

Parmi ces activités, il y a aussi les matières premières. Nelio Lucas s’est vu offrir 20 % de Doyen Natural Resources, l’une des holdings panaméennes du groupe, qu’il détient via une coquille immatriculée aux îles Vierges britanniques. Entre deux achats de footballeurs, Nelio s’envole donc négocier des deals miniers au Brésil, en Sierra Leone ou en Angola, pays classés parmi les plus corrompus au monde. « Tu crois que je devrais les corrompre ??? », demande-t-il à Arif Efendi à propos de partenaires dans une opération brésilienne. « Oui, mon frère », répond Arif. Cela ne s’est finalement pas fait, apparemment parce que les partenaires en question ont eux-mêmes proposé des pots-de-vin à Lucas.
Mais la spécialité du patron de Doyen Sports reste la TPO, acronyme anglais qui signifie « tierce propriété des joueurs ». Le fonds est une sorte d’usurier du foot, qui obtient des taux d’intérêt prohibitifs auprès de clubs en détresse financière. Le principe : Doyen achète un pourcentage d’un joueur à un club, en espérant qu’il sera revendu rapidement avec une grosse plus-value. Officiellement, Doyen n’a aucune influence sur les transferts – c’est d’ailleurs formellement interdit par la FIFA. Mais la réalité est quelque peu différente.
2 millions de commission occulte pour le transfert de Mangala à Manchester City
Chez Doyen, tous les moyens sont bons pour faciliter les deals. Y compris les méthodes vieilles comme le monde. En août 2013, Nelio Lucas a organisé une sex party à Miami pour tenter de convaincre le patron du Real Madrid, Florentino Perez, d’acheter son poulain français Geoffrey Kondogbia (lire notre enquête ici).
S’agit-il d’un cas isolé ? Entre mars 2014 et septembre 2015, Nelio Lucas a fait venir à quatorze reprises de jeunes et jolies demoiselles depuis Minsk, Moscou ou Saint-Pétersbourg. Les billets d’avion sont payés par sa société offshore Vela. Certaines filles sont mannequins. Une autre, prénommée Kateryna, se présente ainsi sur Twitter : « Belle femme – un paradis pour les yeux, un enfer pour l’esprit et un purgatoire pour le portefeuille. »
Si l’on excepte deux filles convoyées à Ibiza pour deux jours de fiesta, Nelio Lucas fait exclusivement venir les demoiselles pour affaires. Elles l’accompagnent pour certains matchs. Par exemple, le 9 avril 2014, le patron de Doyen convoie à Madrid Kateryna et une seconde fille prénommée Vladyslava, qui viennent respectivement de Moscou et Saint-Pétersbourg. Ce qui correspond pile au quart de finale de la Ligue des champions Atlético Madrid-FC Barcelone.

Les demoiselles venues de l'Est accompagnent aussi Nelio Lucas à certains de ses rendez-vous d’affaires à Madrid, Barcelone, Bruxelles ou Athènes. Il y a par exemple ce voyage de la fin août 2015. Le 26, Lucas se rend à Madrid avec une blonde prénommée Sabina pour la signature du transfert du milieu de terrain Asier Illarramendi du Real Madrid à la Real Sociedad. Cinq jours plus tard, la même Sabina est à Marseille en compagnie de Nelio Lucas et du défenseur portugais Rolando Fonseca, pour la signature du transfert du joueur du FC Porto à l’OM. Jointe par l'EIC, Sabina nous a fait la réponse suivante : « Je suis une amie de Nelio Lucas mais nous n'avons jamais travaillé ensemble. Nelio m'a invité l'été dernier avec lui et ses amis, c'est vrai. Le reste est purement personnel, je n'ai rien d'autre à dire. »
Nelio utilise-t-il ces beautés slaves pour sa consommation personnelle ? Servent-elles uniquement à le mettre en valeur lors des négociations ? Ou sont-elles mises à la disposition de ses partenaires de business, comme à Miami avec le patron du Real ? Nelio Lucas n'a pas souhaité nous répondre, sur ce sujet comme sur les autres (voir notre Boîte noire).
Chez Doyen, les filles sont une affaire de famille. Tevfik Arif, l’un des quatre propriétaires du groupe, a été soupçonné d’être le chef d’un réseau de prostitution impliquant des mineures, avant d'être acquitté dans des circonstances troubles (lire notre enquête ici). Son fils Arif Efendi, co-patron de Doyen Sports, est un consommateur compulsif, au point de demander à un collaborateur de lui acheter « un million de ces pilules du lendemain ». Arif a un penchant pour les « poulettes russes », comme cette « blonde de 18 ans, si tendre et si fraîche ». Les deux dirigeants de Doyen Sports évoquent le sujet sans complexes sur WhatsApp : « Ce serait bien si tu pouvais me rembourser ces 2 500 livres sterling, c’est moi qui a payé les salopes!!! », écrit Nelio Lucas à Arif en juillet 2013.
Consommer des prostituées n’a rien d’illégal. Le souci, c’est qu’Arif Efendi semble très actif pour les faire venir d’Europe de l’Est. Fort exigeant sur la « qualité », Arif a deux fournisseurs, dont l’un est un de ses cousins. Par discrétion, ils qualifient les filles de « footballeurs » ou de « joueurs ». « Organise les footballeurs maintenant. Putain, ne perds pas de temps sinon on va finir sans rien, comme la nuit dernière !!!! », lance Arif Efendi sur WhatsApp. Trois heures plus tard, son interlocuteur envoie une photo : « Elle est bien. Très bien », le félicite son patron. Le même fournisseur ajoute qu’il a trouvé une très bonne filière : il va participer à « un gros casting » organisé par Gazprom, le géant russe du gaz. Arif Efendi a-t-il utilisé ses réseaux pour trouver les filles utilisées pour les rendez-vous d’affaires de Nelio Lucas ? Il a refusé de nous répondre.
Doyen Sports emploie aussi des méthodes sonnantes et trébuchantes pour faciliter les deals. À partir de l’automne 2013, Nelio Lucas décide d’utiliser des caisses noires : les coquilles Rixos, Denos et PMCI, immatriculées à Abou Dhabi et dans l’émirat voisin de Ras El-Khaïmah, réputés pour leur opacité. Doyen Sports a distribué la bagatelle de 10,8 millions d’euros de commissions occultes via ces sociétés offshore. Les documents Football Leaks ne disent pas à qui l’argent a été reversé. Mais ils fournissent tout de même quelques pistes…

Le premier gros deal concerne l’international belge Adnan Januzaj, ailier de Manchester United (actuellement prêté à Sunderland). En février 2014, Doyen achète la moitié de la société qui gère ses droits à l’image pour 1,5 million d’euros… plus 500 000 € versés via Denos, grâce à un faux contrat de « consulting » et une fausse facture. Dans un mail, Nelio Lucas explique que c’est pour « payer Januzaj », c’est-à-dire lui verser un bonus offshore. Le 22 mai, l’avocat de l’agent du joueur écrit à une collaboratrice de Nelio Lucas pour lui dire que le paiement n'est toujours pas arrivé, et que le père du joueur devient vraiment nerveux. Contacté, Januzaj n'a pas donné suite.
Le système s’industrialise à l’été 2014. Nelio Lucas réclame que 10 % des profits de chaque transfert soit versé sur le compte de Denos à Dubaï. La première commission occulte de 1,3 million d’euros concerne les ventes du français Geoffrey Kondogbia et de l’Argentin Radamel Falcao à Monaco un an plus tôt (lire notre enquête ici).
Lucas dit que c’est pour payer « des gens qu’on a besoin de récompenser » pour réaliser les transferts de joueurs, mais pour lesquels « on n’a pas de paperasse pour justifier [les versements] parce que les destinataires ne peuvent pas ou ne veulent pas en fournir ». Lucas ajoute qu’il a fait des promesses, et que les intéressés réclament leur argent. « On ne peut pas attendre davantage. Ca va faire capoter d’autres deals et ça détruit ma réputation », insiste-t-il auprès de la famille Arif, propriétaire de Doyen.
Arif Efendi a voulu enquêter sur les bénéficiaires, mais son père Tevfik, l’un des oligarques qui contrôlent Doyen, lui a répondu de « rester en dehors de tout ça ». Lorsque les financiers du groupe ont des états d’âme parce que Nelio Lucas n’a pas fourni les contrats, Arif Efendi ordonne de payer quand même : « Il la joue sale parce que nous aussi. […] Et les sommes qu’il doit ne vont pas disparaître. »

La caisse noire va servir un mois plus tard pour fluidifier une énorme opération. En août 2014, Manchester City achète le Français Eliaquim Mangala au FC Porto pour 45 millions d’euros, ce qui fait de lui le défenseur le plus cher de tous les temps. C’est aussi le deal le plus profitable de l’histoire de Doyen, qui détenait 33 % du joueur : 10 millions de profit, soit quatre fois la mise de départ.
Le 2 septembre, cinq jours seulement après avoir reçu l’argent, Nelio écrit au banquier de Doyen pour qu’il vire 2 millions d’euros à l’une de ses caisses noires, la coquille offshore PMCI, immatriculée à Abou Dhabi. Soit 20 % du profit réalisé, le double des 10 % habituels ! Pour justifier le virement, Nelio envoie au banquier un contrat… non signé, selon lequel PMCI aurait fait du « consulting » pour le transfert de Mangala. On ignore à qui cette plantureuse commission a été reversée.

Il y a aussi le cas abracadabrantesque de Yacine Brahimi. Ce milieu de terrain franco-algérien a grandi en France et démarré sa carrière à Rennes puis à Grenade. À l’été 2014, le FC Porto annonce son achat pour 6,5 millions d’euros. En réalité, Brahimi a coûté 9,5 millions, dont 8 apportés par Doyen en échange de 80 % du joueur.
Pourquoi ce mensonge ? Nelio Lucas explique que Doyen a racheté en secret les parts détenues par un autre fonds d’investissement, afin d’éviter le versement de la commission due au Stade rennais, qui avait négocié « un intéressement sur le profit du futur transfert ». Pour ses bons et loyaux services, Porto paye 500 000 euros de commission, manifestement destinés à Nelio Lucas, sur le compte de Denos à Dubaï. C’est son collaborateur Juan Manuel Lopez qui a signé le contrat, peut-être parce que Lucas n'a pas de licence d'agent.

Un an plus tard, le 29 juillet 2015, Nelio ordonne qu’une commission occulte d’1,5 million soit versée à Yacine Brahimi, toujours via Denos : « Brahimi est notre priorité parce qu’il pourrait y avoir un deal cet été ! » La nature de l’opération n’est pas claire, mais Nelio est très pressé. « C’est payé ? J’ai besoin de la confirmation du virement aujourd’hui… Le joueur veut parler au club et c’est embarrassant pour moi », insiste-t-il le 4 août.
L’argent est viré le 10 août. Un mois plus tard, Brahimi renégocie son contrat avec Porto, qui lui achète au passage ses droits à l’image pour 4 millions d’euros. Le club verse de nouveau 500 000 euros à Nelio Lucas pour l’avoir aidé dans cette négociation, cette fois-ci sur le compte au Liechtenstein de sa coquille maltaise Vela. Nelio Lucas obtient en prime, toujours via Vela, un mandat de vente de Brahimi, avec 10 % de commission. Une situation plus que limite, puisque Lucas est aussi le patron de Doyen Sports, propriétaire de 80 % des droits économiques du joueur. Contactés, Brahimi et le FC Porto n'ont pas donné suite.
« Aucun problème » tant que l’argent reste en Suisse
Multiplier les casquettes, c’est l’autre spécialité de Nelio Lucas. Il profite de son job chez Doyen pour œuvrer à titre personnel comme intermédiaire via sa société-écran maltaise Vela (où son nom n’apparaît nulle part), sans crainte des conflits d’intérêts. Comme il n’a pas de licence d’agent Fifa (obligatoire jusqu’en 2015), il doit recourir à des prête-noms. Cerise sur le gâteau : Nelio a trois collaborateurs qui continuent en parallèle à faire leur propre business d’agent via des sociétés offshore, et que Nelio invite parfois au festin.
Le 20 août 2014, Kevin Caruana, un agent maltais reconverti dans la finance – il n’y a pas de foot business sur l’île –, remarque que Doyen Sports est immatriculé à Malte, et leur écrit pour proposer ses services. L’homme ayant la précieuse licence d’agent, il est immédiatement embauché… comme prête-nom. Son offre tombe à pic : Nelio Lucas doit toucher 1,6 million de commission pour le transfert du joueur espagnol Alberto Moreno de Seville à Liverpool. Il cherche un homme de paille qui accepte de signer le contrat pour le compte de Vela.
Mais son avocat prend peur : il ne connaît pas Kevin Caruana, ajoute qu'il n'a pas participé à l'opération, et ne comprend pas qu'un individu qui n'est pas Nelio Lucas figure sur le contrat. Le patron de Doyen Sports doit signer le contrat lui-même. Sauf que Séville refuse de verser l’argent sur le compte de Vela au Liechtenstein, car le pays est considéré comme « un paradis fiscal par les autorités espagnoles ». Les conseillers de Lucas tentent d’ouvrir un compte ailleurs, mais « la première banque qu’on a approchée a refusé après avoir analysé les documents ».
La mort dans l’âme, le patron de Doyen se résout à percevoir l’argent sur son compte personnel au Crédit suisse de Zurich. Les mails confidentiels échangés à ce sujet suggèrent que Lucas ne l’a pas déclaré au fisc britannique. « Quelles seront les conséquences fiscales pour moi ? Et je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de dévoiler l’existence de mon compte… », écrit le patron de Doyen Sports au conseiller suisse qui gère ses montages offshore. L’expert pense qu’il n’y aura « aucun problème » tant que l’argent reste en Suisse : « Évidemment, si tu utilises l’argent qui est sur ton compte (…), ce sera difficile de convaincre le fisc que ce n’est pas ton argent. »

Chez Doyen, il n’y a pas de petits profits, même avec des joueurs de deuxième catégorie. Prenons le cas du Portugais Sergio de Oliveira, que Porto a cédé gratuitement à un petit club portugais – en gardant 50 % de ses droits économiques. Mais miracle, en janvier 2015, peu après que Doyen a pris en main les intérêts du joueur, Porto décide subitement de le récupérer… avec l’aide financière de Doyen. On est au summum du conflit d’intérêts, puisque Doyen est à la fois l’agent de Sergio de Oliveira et l’investisseur (il verse 500 000 € à Porto pour 25 % du joueur), tandis que Nelio Lucas encaisse 300 000 euros en tant qu’agent de Porto !
Le souci, c’est que représenter plusieurs parties dans un même transfert est interdit par la législation portugaise. Cette fois, Nelio Lucas doit faire appel au prête-nom maltais Kevin Caruana, qu’il avait renoncé in extremis à embaucher pour le deal précédent. Caruana signe le contrat à 300 000 € avec Porto pour le compte de Vela, en échange d’une commission de… 2 000 €. Dans les jours qui suivent, l’homme de paille écrit à un collaborateur de Nelio pour lui demander de lui « présenter les gens de Porto ». Ceux-là mêmes avec lesquels il vient, officiellement, de négocier le transfert.

L’argent et le relationnel de Nelio Lucas lui ouvrent toutes les portes. Y compris dans les pays où l’achat de parts de footballeurs (la fameuse TPO) a toujours été interdite, comme la France. Doyen est bien introduit à l’AS Monaco, qui lui a confié en 2014 la mission de trouver des contrats marketing pour le club, moyennant une commission de 10 %. Nelio Lucas était également au mieux avec Vincent Labrune, qui a présidé l’Olympique de Marseille jusqu’en juillet dernier. Dans Libération, le patron de Doyen Sports a assuré qu’en 2014, « beaucoup » de clubs de Ligue 1 l’ont contacté pour « trouver des solutions », dont l’Olympique lyonnais : « J’entends Jean-Michel Aulas [patron de l’OL] critiquer les fonds d’investissement. Mais […] Vincent Ponsot [dirigeant général adjoint de l’OL] m’a envoyé un millier de messages pour me dire qu’Aulas voulait me rencontrer. »
Les millions offshore auraient continué à couler à flots si la Fifa n’avait pas interdit l’achat de parts de footballeur (la tierce propriété ou TPO) à partir du 1er mai 2015. « Ces suceurs de bites critiquent sans cesse la tierce propriété », lâche Arif Efendi à propos des médias qui critiquent son gagne-pain.
En novembre 2014, un mois avant le vote de l’interdiction, c’est la panique chez Doyen. Nelio Lucas envoie à ses troupes une liste de trois joueurs (un Espagnol et deux Brésiliens) dont il veut acheter des parts, avec cette consigne : « Notre business va être gravement affecté, parce que les opérations qu’on fait vont probablement être interdites […]. On doit se concentrer et faire des deals maintenant, LE MAXIMUM QU’ON PEUT. »
Malgré ce baroud d’honneur, Nelio Lucas a perdu de sa superbe. Il a bien essayé de faire de la TPO malgré l’interdiction, mais sans grand succès. En juillet 2015, il a fait rédiger un contrat pour tenter d’acheter, à titre personnel, 25 % du joueur français Gianelli Imbula, dans la foulée de son transfert à Porto. Mais le projet n’aboutit pas. Trop risqué, sans doute.
En désespoir de cause, Doyen se rabat sur des clubs de seconde zone. En novembre 2015, le fonds s’offre 50 % de tous les joueurs de Cadix, club de D2 espagnole, pour 1,5 million. Mais les partenaires ont convenu que cet achat ne sera validé que si la TPO redevient légale. En attendant, l’argent de Doyen n’est qu’un simple prêt.
Puisque les clubs sont désormais les seuls autorisés à acheter des parts de joueur, Nelio Lucas tente d’acheter celui de Grenade, via une structure aux Pays-Bas, « dans un environnement sans taxes ». Le 15 juillet 2015, il écrit à ses conseillers financiers : « Je dois signer de toute urgence avec Grenade et j’ai besoin de la structure. » Mais le club espagnol a préféré se vendre à des Chinois.
Le patron de Doyen a failli se refaire au Milan AC, très probablement grâce à son ami Adriano Galliani, le vice-président du club, dont la fille émarge chez Doyen. En mai 2015, l’homme d’affaires thaïlandais Bee Taechaubol est pressenti pour acheter 48 % du club à Silvio Berlusconi. Il choisit Doyen comme conseiller. La nouvelle est annoncée le 10 juin, lorsque Bee publie sur son compte Instagram une photo de Lucas et Galliani se serrant la main dans un jet privé avec cette légende : « Ils construisent ensemble sous la conduite du président. » Mais encore une fois, c’est raté : si Bee Taechaubol affirme rester dans la course, Berlusconi lui préfère désormais des investisseurs chinois.
- L'empire Doyen en une infographie
L'infographie ci-après permet de comprendre ce qui relie le groupe Doyen et les joueurs cités dans les Football Leaks, les connexions avec certains agents, les liaisons dangereuses avec des hommes politiques. C’est aussi une plongée dans le financement parallèle du foot business, à base de sociétés écrans dans les paradis fiscaux et d'hommes de paille. L’ensemble est organisé en trois grands pôles de relations : l’empire de Doyen Sports et son patron Nelio Lucas ; le transfert du joueur français Kondogbia, exemple de deal sulfureux comme savait le faire Doyen Sports ; et enfin, la famille Arif, véritables propriétaires de Doyen et hommes d’affaires aux connexions tentaculaires, jusqu'à Donald Trump.