International Reportage

«Les islamistes? En Tunisie, on aura besoin de tout le monde»

Les manifestations hostiles au gouvernement de transition se poursuivent. En coulisses, chacun se consulte, persuadé que le temps des caciques du RCD, le parti de Ben Ali, touche à sa fin. Les familles, quant à elles, attendent la libération des prisonniers politiques, dont beaucoup de militants islamistes, que la plupart des Tunisiens souhaitent voir reprendre leur place au sein de la société nouvelle.

Pierre Puchot

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Tunis, de notre envoyé spécial

À Tunis, les trois jours de deuil décrétés vendredi ont surtout été l'occasion de prolonger les manifestations: le gouvernement est toujours en place, le RCD pas encore dissous... Alors, comme le proclame une banderole, «On restera là, tant qu'ils ne seront pas partis». Lundi matin, à la Casbah, devant le siège du gouvernement, plusieurs centaines de manifestants étaient encore là après une nuit passée à braver le couvre-feu. Des incidents ont éclaté tôt, lundi matin, lorsque les manifestants se sont heurtés aux policiers anti-émeutes devant les bureaux du premier ministre.

Dès dimanche, venus de Sidi Bouzid et du sud du pays, un millier de jeunes rassemblés en une «caravane de la libération» avaient organisé un sit-in pour réclamer encore et toujours les démissions des ministres RCD, le parti de l'ancien président Ben Ali. Ils annonçaient vouloir rester sur place jusqu'à ce que le gouvernement tombe. Toute la journée, la prises de parole se sont multipliées sur l'avenue Bourguiba, la principale avenue de la ville.

Dressé sur son petit tabouret, Samir, la quarantaine, harangue la foule : «Il faut rebâtir notre secteur textile et notre marché intérieur, c'est la priorité !» «Le textile, avec la Chine, c'est fini, lui répond un jeune. Il faut reconstruire de beaux hôtels pour attirer les touristes !» Derrière eux, une centaine de personnes se regroupent pour un cortège organisé par le syndicat UGTT des PTT.

Ce dimanche après-midi, même les policiers se sont mis en grève. Munis du brassard rouge désormais de rigueur, l'un d'eux explique timidement que la répression, c'était un «malentendu», qu'ils sont avec les manifestants, que «nous sommes tous Tunisiens», et qu'avec 400 dinars par mois, «on ne peut pas vivre : si on veut lutter contre la corruption, il faut d'abord commencer par donner de vrais salaires». Samedi, le gouvernement avait justement annoncé la création de trois commissions chargées d'enquêter sur la corruption, sur les meurtres commis pendant la révolution, et de préparer le travail de la future assemblée constituante.

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À Tunis, un policier gréviste harangue les manifestants © Pierre Puchot

Le visage entouré du drapeau tunisien, Nacera, 22 ans, brandit fièrement sa petite pancarte anti-RCD. Ces manifestations de janvier sont ses premières : «Je suis heureuse, car il y a de la place pour tout le monde aujourd'hui.» Militant de Nahda (Renaissance), le principal parti islamiste qui a compté, dit-on, jusqu'à 30.000 membres avant son interdiction, son père a passé plusieurs années en prison, où il a perdu son œil droit. C'est une histoire devenue presque banale ces derniers jours, depuis que les militants islamistes se mêlent peu à peu aux manifestations. C'est aussi ce qui a changé dans cette Tunisie nouvelle : la place de l'islam.

La pratique du culte est toujours strictement encadrée, les manifestations de militants islamistes n'ont pas déferlé avenue Bourguiba de Tunis. Mais il paraît déjà loin le temps de l'exil, de la clandestinité, des procès et des geôles...

En 2006, ce fut la première affaire plaidée par l'avocat Nasser Aouini, qui venait d'être admis au barreau. Avec ses cheveux gominés et ses lunettes violettes aux verres fumés, cet ancien militant de l'Union générale des étudiants (Uget, affiliée à l'UGTT), est lui aussi passé par la case prison à la fin des années 1990. Aujourd'hui en pointe dans le mouvement des avocats, il se souvient de son premier dossier, un groupe de trois jeunes militants accusés d'appartenir à un obscur groupuscule islamiste depuis longtemps dissous, et tous condamnés à quatre ans de prison ferme.

«Ben Ali n'a rien inventé, dit-il. Depuis 1967, le fait de se réunir à trois pouvait constituer un délit. Mais il a usé de cet article jusqu'à la corde. Pour ces trois jeunes, le pouvoir avait pris le prétexte du complot islamiste, alors que le groupe politique auquel ils étaient censés appartenir ne se réunissait plus depuis des années. La plupart du temps, les dossiers étaient vides, c'est le cas aujourd'hui de bien des personnes qui ont été condamnées, comme ceux que l'on nomme les salafistes, et contre lesquels ne pèse bien souvent aucune charge sérieuse.»

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Nasser Aouini, avocat à Tunis © PP

Cette période a laissé des traces : «Face à cette répression, les islamistes sont ceux qui ont payé le prix le plus élevé, explique Moktar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme. Des dizaines de milliers ont été emprisonnés, ou condamnés à l'exil. La loi d'amnistie qui vient d'être annoncée doit leur permettre de retrouver leur place au sein de la société tunisienne.» Samedi soir, malgré l'annonce par le gouvernement de la libération d'au moins 1.800 détenus politiques, peu de prisonniers avaient retrouvé leurs familles. «Retrouver une place dans la société, d'accord, souffle Nasser Aouini. Après ce que nous avons vécu depuis Bourguiba, nous sommes immunisés contre tout type d'aventurisme politique. Sommes-nous prêts pour autant à accepter le retour en politique de ces gens ? Qu'avons-nous à y gagner ?»

Que pèse l'islamisme?

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Manifestation à Tunis contre le RCD © PP

«Quand tout cela sera fini, on aura besoin de tout le monde, des communistes comme des militants islamistes.» Sur le carrelage de l'aéroport, Zyed, 29 ans, tente de grappiller quelques heures de sommeil. Ce lundi 17 janvier, le couvre-feu est encore imposé dès 17h. «Tout bouge tellement vite en ce moment, explique le jeune homme, natif du Kef, au nord-ouest de la Tunisie. Ce qui importe cependant, c'est de ne pas perdre de vue l'objectif : préserver cette nouvelle cohésion nationale, et avancer ensemble.»

Trois jours plus tard, on le retrouve en chemise blanche et costume à carreaux discret dans un petit café de la zone urbaine nord de Tunis. Les barricades dressées par le comité de quartier local ont été démantelées mais peuvent être remontées en quelques heures. Il y a deux jours, des miliciens ont attaqué le poste de police local, sans faire de victimes. La violence quitte peu à peu les quartiers.

Zyed, lui, voit sur le long terme. Sollicité pour occuper le poste de secrétaire d'Etat à la jeunesse et aux sports, il a refusé tout net, sans regret : «Je ne suis pas pressé, et surtout pas de me retrouver dans une administration remplie d'ancien cadres du RCD.» Issu de la classe moyenne d'une région ignorée par le pouvoir de Ben Ali, Zyed est le portrait-type du jeune technocrate surdiplômé et hostile à l'ancien régime.

«En Tunisie, nous avons les bonnes structures, mais également un gros problème de casting. Avant la révolution, le choix des postes se faisait en fonction de l'appartenance ou non au RCD, explique cet administrateur-conseiller à la Caisse nationale d'assurance-maladie, également membre de la commission financière de la Fédération nationale de football tunisien. Cela va changer, mais nous n'en sommes pas encore là. Il faut purifier les administrations et mettre à la place ceux qui possèdent les compétences. Avec les islamistes, et Nahda, c'est la même chose. Il faut discuter avec eux, voir ce qu'ils ont à proposer.»

Autre avis, celui de la puissante Association tunisienne des femmes démocrates. «Vous savez, renchérit Ahlem Belhaj, son ancienne présidente et toujours militante, les problèmes, actuellement, ne viennent vraiment pas des islamistes. Ben Ali nous a servi cet argument pendant 23 ans, pour justifier une oppression toujours plus grande, y compris contre les femmes. Notre association, comme les autres, n'a pas été épargnée et a vécu une répression très dure : peines de prison, harcèlement, intimidations... Je ne nie pas que, sur le long terme, le risque salafiste se pose, mais nous en sommes très loin. Le danger, aujourd'hui, c'est que le RCD fasse le gros dos et demeure en place.»

Personne ne sait ce que pèse aujourd'hui l'islam politique en Tunisie. Pour l'heure, tout le monde se tourne vers le parti Nahda, pourtant «presque complètement démantelé par la répression» selon l'avis même de son secrétaire général et porte-parole, Hammadi Jebali.

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Hammadi Jedali © PP

En campagne dans l'optique de la future présidentielle, l'ex-exilé Moncef Marzouki, déjà candidat en 1994, l'a rencontré vendredi. Une rumeur insistante voudrait que le parti islamiste soutienne Moncef Marzouki à la prochaine élection. Ce qui fait sourire Jedali. «C'est un peu tôt pour le dire, et il n'y a pas que Moncef, affirme-t-il. J'ai vu aussi mon ami Hamma Hammami (porte-parole du Parti communiste ouvrier tunisien), et d'autres. D'ailleurs, si les Tunisiens se choisissent un régime communiste, nous accepterons leur choix.»

Acceptation du principe de séparation de la religion et de l'État, comme du pluralisme politique : sur le papier Nahda n'a rien de l'épouvantail islamiste. «Ce dont la Tunisie a besoin, c'est de s'installer dans la démocratie, et de développer un programme social. Trop de régions ont été marginalisées, sans transports en commun, sans route. C'est de cela dont nous discutons. Et nous avons besoin de tout le monde.»

Assis sur une petite chaise en plastique, dans son nouvel appartement encore vide de la Marsa, en périphérie de Tunis, Hammadi Jebali insiste sur l'importance du facteur temps, qu'il a appris à dominer toute sa vie, après avoir passé seize années en prison, de 1990 à 2006. Un responsable du parti a récemment annoncé que Nahda ne présenterait pas de candidat à la présidentielle ? «C'est prématuré, ce n'était pas officiel.» Le parti n'a-t-il pas choisi cette ligne pour ne pas faire peur ? « Oui, sans doute, sourit-il. Mais croyez-vous que les Tunisiens aient vraiment peur de nous?» Solder les comptes des années Ben Ali, voilà pour l'heure tout ce qui leur importe.