L’esprit critique Podcast

Déborder le musée

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Le podcast culturel de Mediapart est aujourd’hui consacré à trois expositions et à un livre qui remettent en question, chacun à sa manière, le cadre muséal.

Aujourd’hui, « L’esprit critique » vous propose de déborder le musée, à travers deux lieux et un ouvrage.

On se rend d’abord au musée de l’Orangerie, non pas pour admirer les Nymphéas de Monet mais l’exposition consacrée à l’Américain Robert Ryman, ancien gardien de musée devenu peintre.

On ira ensuite au musée du Quai Branly, où se tiennent deux expositions temporaires, la première cherchant à « déborder l’anthropologie » à travers les portraits de trois femmes africaines-américaines qui furent anthropologues mais pas seulement ; la seconde étant consacrée au travail de Myriam Mihindou, qui vise à convoquer des « sens trop souvent atrophiés au sein des espaces muséaux ».

Enfin, on discute du nouveau livre de la professeure d’histoire de l’art Bénédicte Savoy, intitulé À qui appartient la beauté ?, qui revient sur la question des restitutions d’œuvres d’art conservées dans les musées occidentaux mais s’intéresse plus généralement aux « translocations » d’objets d’art d’un espace à un autre, y compris à l’intérieur de l’espace européen.

« Robert Ryman. Le regard en acte »

Le musée de l’Orangerie vient d’ouvrir une exposition qui se tiendra jusqu’en juillet et qui est dédiée à l’artiste américain Robert Ryman, né en 1930 et décédé voilà cinq ans.

Intitulée « Robert Ryman. Le regard en acte », cette exposition aurait pu s’appeler plus prosaïquement « carrés blancs sans fond blanc » puisque c’est essentiellement sous cette forme et cette couleur que s’est exprimé Robert Ryman, même s’il n’a revendiqué le terme de « blanc » pour désigner sa peinture qu’à la fin de sa carrière.

Pour lui, « les cadres ont une raison d’être, c’est de faire sortir la peinture et non de l’y enfermer ». Et la scénographie de l’exposition incarne à la perfection les exigences d’un artiste pour qui la façon d’accrocher les peintures, la matière qui accueille la peinture et l’éclairage sont aussi importants que ce qu’on voit sur la toile elle-même.

Le commissariat de l’exposition est assuré par Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie.

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« Ilimb, l’essence des pleurs » et « Déborder l’anthropologie »

Au musée du Quai Branly-Jacques-Chirac se tiennent deux expositions sur les mezzanines de la galerie principale du musée, deux expositions petites par leur taille mais ambitieuses par leur propos.

La première tourne autour de l’œuvre de l’artiste Myriam Mihindou et s’intitule « Ilimb, l’essence des pleurs ». Elle est consacrée au travail de cette artiste franco-gabonaise qui a choisi pour titre un mot issu de la langue punu, désignant la trace des larmes tissée par la résine qui se consume : une manière d’évoquer pour elle le décès de son père et les rites d’accompagnement du mort par les pleureuses. Pour l’artiste, il s’agit « d’engager les corps des visiteurs à ressentir une expérience qui prend ses sources dans une pratique de catharsis collective » en convoquant des « sens trop souvent atrophiés au sein des espaces muséaux », qu’ils soient olfactifs, tactiles ou auditifs. Le commissariat de cette exposition, visible jusqu’au mois de novembre, est signé Sarah Ligner et Nathalie Gonthier.

La seconde, intitulée « Déborder l’anthropologie », est centrée sur trois figures féminines, africaines-américaines, qui furent anthropologues mais pas seulement : Zora Neale Hurston (1891-1960), qui fut aussi romancière et dramaturge, et est devenue une référence importante pour beaucoup d’autrices féministes noires ; Eslanda Goode Robeson (1895-1965), militante anticoloniale et antifasciste, et enfin Katherine Dunham (1909-2006), qui fut aussi danseuse et chorégraphe. Toutes trois cherchèrent à « déborder » une discipline, l’anthropologie, dont l’origine coloniale pesait alors encore de tout son poids. Le commissariat de cette exposition, visible jusqu’au 12 juin, est assuré par Sarah Frioux-Salgas.

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« À qui appartient la beauté ? »

Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à Berlin, publie aux éditions La Découverte un nouvel ouvrage intitulé À qui appartient la beauté ?. La chercheuse est aussi la co-autrice, avec l’intellectuel sénégalais Felwine Sarr, du rapport remis à l’Élysée sur la restitution du patrimoine africain. Elle a signé l’an dernier au Seuil un livre intitulé Le Long Combat de l’Afrique pour son art. Histoire d’une défaite postcoloniale.

Elle propose cette fois un ouvrage plus large et grand public qui reprend ses recherches et son travail en suivant le parcours d’œuvres qui se sont retrouvées dans les musées occidentaux mais ne sont pas toutes issues de conquêtes coloniales, parfois venues des spoliations nazies, voire achetées dans le cadre d’un marché de l’art légal bien qu’inégal.

On suit ainsi, d’un lieu à l’autre, le buste égyptien de Néfertiti exposé à Berlin, l’autel de Pergame transporté à Berlin dans le cadre d’un accord avec l’Empire ottoman et réclamé aujourd’hui par la Turquie, les « têtes de bronze » du Palais d’été de Pékin, la statue de la « reine Bangwa » du Cameroun, le Portrait d’Adèle Bloch-Bauer de Gustave Klimt, ou encore les « trésors royaux » récemment restitués au Bénin.

« La dispersion de l’art africain aux XIXe et XXsiècles ne résulte pas uniquement de la guerre ou de la colonisation. Après la décolonisation, elle est aussi le fait du marché de l’art. Reste que tous ces objets qui ont été pris, déplacés, arrachés par la force, sont au bout du compte arrivés au même endroit, dans le même réceptacle : les musées dédiés à la conservation du patrimoine », constate la chercheuse.

Bénédicte Savoy préfère ainsi employer le terme de « translocation » pour y faire entrer tous les types d’appropriation d’œuvres d’art et du patrimoine au détriment du plus faible, économiquement ou militairement, sachant qu’à l’origine « translocation » est un terme de chimie génétique désignant un « échange entre chromosomes provoqué par cassure et réparation », donc un échange impliquant des mutations.

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On parle de cela avec : 

  • Magali Lesauvage, rédactrice en cheffe de l’Hebdo, le numéro hebdomadaire spécial enquêtes du Quotidien de l’art ;
  • Margot Nguyen, travailleuse de l’art indépendante.

« L’esprit critique » est un podcast réalisé par Samuel Hirsch et enregistré dans les studios de Gong par Karen Beun.