À l'occasion de la sortie en salle ce mercredi 12 juin de son superbe Inconnu du lac – loué ici au moment de sa présentation à Cannes, où il a remporté le prix de la mise en scène au sein de la section Un certain regard, ainsi que la Queer Palm –, Alain Guiraudie revient pour Mediapart sur l'ensemble de ses films. Depuis vingt ans, le maître de Villefranche-de-Rouergue en a réalisé une petite douzaine, courts, moyens et longs. En regard d'une sélection d'extraits trouvés en ligne, il évoque l'intime et le politique, les vieux rêves qui bougent, les bourgeois adolescents et les mythes ouvriers, Bernard Lavilliers et Jean-Marie Straub. Mais aussi son génie des titres, sa passion de la dialectique parlée, les brigands et les cow-boys. Et sa recherche du plaisir, ce qu'on appelle vivre, son goût des hommes mûrs et l'« angoisse du jour où ça s'arrêtera ».
- Tout droit jusqu'au matin (1994)
Visible ici en intégralité, Tout droit jusqu’au matin est le troisième des quatre courts-métrages que vous avez réalisés, entre 1990 et 1997. Il y est question de rêves futurs et d'espoirs avortés. Quel “jeune cinéaste” étiez-vous il y a vingt ans ? Avec quelle culture, quels rêves et quels refus ?
Tout droit jusqu’au matin est déjà un film au fort contenu existentiel. J’avais envie de parler de moi, de ma vie, de mes rêves, de filmer ça en bas de chez moi dans un film très concentré. J’ai conçu Tout droit jusqu’au matin d’une façon très dogmatique et avec de vrais partis pris, que ce soit au niveau de la direction d’acteur ou du découpage. Je m’interdisais tout mouvement de caméra, je m’étais donné un cadre fixe et des comédiens qui bougent à l’intérieur. Je voulais faire un film plein avec un comédien dont l’interprétation n’explique pas ce qu’il faut penser de ce qu’on voit.
J’ai proposé à un jeune homme (Stéphane Valgalier) que je voyais de temps à autre au café ou chez d’autres copains, de jouer dans le film. On a fait un essai. Il correspondait exactement à ce que je cherchais. C’est aussi sur ce point que je m’opposais fortement au cinéma classique. Je pensais même qu’il était impossible d’amener des comédiens professionnels vers un jeu très dépouillé. J’étais à ce moment-là sous forte influence straubienne. Beaucoup de courts-métrages que je voyais me semblaient raconter des choses simples de manière trop compliquée. J’ai essayé de faire l’inverse.
- Du soleil pour les gueux (2001)
« … On doit se demander pourquoi on vit et qu'est-ce qu'on fait là », dit Nathalie Sanchez à Djema Gaouda Lon, dans cet extrait tiré de votre premier moyen-métrage, Du soleil pour les gueux. L’interrogation est fréquente dans votre travail : qu'est-ce qu'on appelle vivre ? Juste passer le temps, prendre du plaisir ou davantage que cela ? Et davantage, qu'est-ce que ce serait ? Ce sont des questions qu'on entend encore distinctement, et presque à l'identique, dans L'Inconnu du lac, où le problème du plaisir est central : sa durée et son sens, sa possible prolongation loin du lac, son dépassement au sein d'une « histoire ».
Pour moi, ce sont des questions inhérentes à la vie. Je sais que tout le monde se les pose au fond de soi. Et ça m’intéresse de mêler mes problèmes intimes à la grande expérience du monde. C’est peut-être ma façon à moi de faire politiquement du cinéma.
- Ce vieux rêve qui bouge (2001)
Vous êtes un génie des titres : Ce vieux rêve qui bouge, dont on peut voir ici le début, en est l'une des illustrations les plus éclatantes. Comment les trouvez-vous ? Quelle importance a le titre d'un film, à vos yeux ? Est-ce qu'il faut comprendre avec celui-ci que tous les rêves sont vieux, aujourd'hui ? Ou inversement, que bouge seulement ce qui est ancien ?
Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge sont deux titres qui viennent de chansons. Le premier vient d’une chanson réaliste : « Tant qu’il y aura des étoiles, sous la voûte des cieuuuux / Y’aura dans la nuit sans voiiiiile, du soleil pour les gueux. »
Le second est tiré des Barbares de Lavilliers… : « Bourgeois adolescents aux mythes ouvriers / Militants acharnés de ce rêve qui bouge / Qui seraient un beau jour de gauche ou bien rangés / Tricolores et tranquilles, la zone c'était rouge. »
J’ai juste rajouté VIEUX avant RÊVE. Ça sonnait mieux et dans mon esprit, ça réunissait un rêve politique et un rêve intime… L’autre. Ça réunit le désir et l’utopie. Ça n’a rien de vieux, dans le sens de « suranné » ou « désuet », c’est juste que ça vient de loin et que ça va nous tenir longtemps cette histoire.
« Tout en espérant que ça n'arrivera pas »
- Voici venu le temps (2005)
« Des guerriers », « des bandits », « des révolutionnaires », « des bourgeois », « des bergers », « des amours » : les cartons de la bande-annonce de votre deuxième long-métrage, Voici venu le temps, insistent sur la dimension de fable, d'affabulation héroïque et politique propre à votre cinéma. Cette dimension semble avoir quelque peu disparu avec L'Inconnu du lac. Du moins s'est-elle atténuée. Qu'est-ce qui vous attirait, dans la fable ou dans le conte ? Et pourquoi cette évolution ?
Ça m’attire toujours. J’ai toujours aimé les films d’aventures, de corsaires, de brigands, de Romains, de cow-boys… Leurs costumes, leurs décors, leur dimension épique et mythique. J’avais envie de renouer avec ça en y injectant des éléments du réel, du quotidien, et bien sûr la lutte des classes. Avec Voici venu le temps, j’ai peut-être eu les yeux plus gros que le ventre, je me suis retrouvé à devoir réduire mes ambitions. Ça m’a calmé pour quelque temps, mais je ne perds pas de vue cet aspect des choses et du cinéma pour autant. J’y reviendrai un jour.
Disons qu’à ce moment-là, le cinéma était pour moi une façon de refaire le monde. Sachant que c’est aussi une illusion et que je ne suis pas plus malin que les autres… Je ne fais que reproduire l’expérience collective. Ce n'est pas un mal. Je ne suis pas sûr que ça m’intéresse tant que ça de livrer un monde refait de toutes pièces. Du coup, avec L’Inconnu du lac, j’ai pris le contre-pied, je suis revenu tranquillement à un univers que je connais, qui m’est même familier. De toute façon, c’est de notre monde qu’il s’agit et c’est notre monde qu’il s’agit d’observer, de comprendre et de changer.
- Le Roi de l'évasion (2009)
Ces trois extraits enchaînés le montrent assez bien : il y a dans vos dialogues un mélange de bonhomie et d'utopie, de prosaïsme et de légendaire. L'air de rien, sans paraître y toucher, vos personnages traitent toujours de sujets fondamentaux. Comment écrivez-vous ? Quelle est pour vous l'importance des dialogues au cinéma ? Est-ce que la référence à la façon à la fois fruste et sage qu'ont les cow-boys de parler dans les westerns vous paraît pertinente ?
Les dialogues, c’est ce que je préfère. Jusqu’à en truffer mes scénarios pour ensuite élaguer, jusqu’au montage. Je fais même avancer mes scénarios, les situations, les personnages en les faisant parler. Pour moi, le cinéma et le récit passent beaucoup par la parole, parce que je suis plein de questionnements et que j’avance d’une façon dialectique. L’un pense ça, l’autre pense autrement, et de la confrontation des points de vue (qui ne sont pas forcément si éloignés) le raisonnement s’affine.
En fait, je n’ai pas décelé dans mes films une façon de parler propre aux westerns. Mais cette comparaison revient régulièrement au sujet de mes dialogues. Et comme j’ai savouré pas mal de westerns, ça doit être pertinent. Je ne sais pas de quelle manière les choses que je vois ou que je lis influent sur moi.
- L'Inconnu du lac (2013)
Vous êtes depuis longtemps un des rares cinéastes à filmer le rapport des hommes mûrs au désir, et particulièrement au désir homosexuel. Quels commentaires vous inspire cette particularité de votre travail ?
C’est marrant que cette question vienne sur ce film où j’ai rajeuni mon monde. Justement, ici Henri – joué par Patrick d’Assumçao, qui n’a que quatre ou cinq ans de plus que moi – cherche un moyen terme entre le sexe et l’amitié… Qui serait un amour désexué.
Sinon, je fais aussi du cinéma pour raconter des choses que personne ne raconte, je cultive ma singularité, je vais chercher dans mes désirs et mes préoccupations intimes. Il y a aussi une raison plus politique à ça. Dans un monde qui exclut de toute sensualité tout ce qui est pauvre, pas beau ou vieux, je mets un point d’honneur à érotiser les laissés-pour-compte du glamour. Enfin, je vis aussi avec l’angoisse du jour où ça s’arrêtera… Du jour où je n’aurai plus envie… Tout en espérant que ça n’arrivera pas.