Les mesures fournissent au personnage du romancier suédois Pär Thörn des certitudes auxquelles adosser son existence, et le monde tout entier : « Le jour de mes seize ans, j'ai une espérance de vie de soixante-treize ans, cent cinquante jours et neuf heures. Je reçois une montre en cadeau d'anniversaire. Une montre-bracelet suisse à remonter moi-même. Elle a un cadran brillant. La Suisse a une frontière avec l'Allemagne de l'Ouest, la France, le Liechtenstein, l'Italie et l'Autriche. Dans vingt-quatre ans et quatre-vingt-dix-sept jours, la Suisse aura une frontière avec l'Allemagne, la France, le Liechtenstein, l'Italie et l'Autriche. » Grâce à divers recoupements, ces indications permettent aussi de calculer que l'action du roman s'étend de la naissance du narrateur, le 28 juin 1950, à peu après sa mort, en 2025. Du moins, si l'on suppose que la date du changement de frontière est bien le 3 octobre 1990, jour officiel de la réunification de l'Allemagne, et non le 9 novembre 1989, jour de la chute du mur de Berlin. Les chiffres ne suppriment pas toute incertitude, une ambiguïté subsiste, et pourtant, le personnage ne croit qu'en eux. Il choisit un emploi pour lequel il est hyperadapté : contremaître chargé d'évaluer la productivité. Des enchaînements de phrases simples découpent son existence en tranches d'objectivité apparente, dont la normalité, l'extrême platitude et la mise à distance des émotions finissent par faire jaillir de la singularité : un humour impassible et un univers déroutant, qui font passer sur le front du lecteur le vertige de l'absurde et tous ses possibles. Ainsi, le chef du héros, cuirassé de la logique imparable de l'évidence, affirme : « Il y a une chose que j'ai oublié de te dire avant, donc je la dis maintenant. » Et d'énoncer aussitôt la chose. Or, il l'a déjà dite six pages plus haut.
Deux romans féroces signent la fin du travail
Le thème a fait un flop durant la campagne présidentielle. Pourtant, deux romans brefs et percutants, aux tons très différents, Le Chronométreur, de Pär Thörn, et La Disparition de la chasse, de Christophe Levaux, se rejoignent pour constater, non sans ironie, la vacuité du travail.
Sébastien Omont (En attendant Nadeau)
29 avril 2017 à 18h17