Emmanuel Macron, dernier défenseur de la théorie du ruissellement

Malgré l’abandon officiel par les États-Unis de la théorie du ruissellement, Emmanuel Macron s’acharne à faire un lien entre fiscalité, emplois et industrie. Et devient un des dirigeants les plus conservateurs au monde sur le plan économique.

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Le contraste est impressionnant. Le même jour, le 30 avril 2021, le président des États-Unis Joe Biden proclamait devant le Congrès que « la théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné », tandis qu’Emmanuel Macron, lui, défendait, dans une interview à la presse quotidienne régionale, la baisse des prélèvements, et surtout son grand œuvre, la fin de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) pour les patrimoines mobiliers, au nom de l’exigence de réindustrialisation. Pour lui, les échecs de la France pendant la pandémie s’expliquent en grande partie par le fait que l’on « aurait dû faire cette réforme fiscale il y a 10 ou 15 ans ».

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Emmanuel Macron lors de l'entretien avec la presse régionale le 29 avril 2021 © Yoan VALAT / POOL / AFP

Certains ne voient cependant pas dans cette divergence une contradiction. La France taxera en effet formellement davantage les plus riches que ne le font les États-Unis, même après la réforme Biden. Aussi devrait-on voir dans la divergence de directions entre les politiques fiscales états-unienne et française une forme de convergence vers un point d’équilibre fiscal rationnel et idéal. On retrouve là l’obsession de l’équilibre des pensées néoclassiques en économie, mais, concrètement, ce point d’équilibre ne signifie pas grand-chose.

Il est effectivement très difficile de définir ce qu’est une taxation trop élevée. Le niveau de fiscalité correspond à un choix de société et est adossé à la nature des structures publiques en partie financées par l’impôt et qui bénéficient à ceux qui paient ce dernier. Un taux d’impôt sur les sociétés à 25 % n’a donc pas la même « valeur » dans des pays où les infrastructures technologiques, routières, éducatives et sanitaires sont différentes. En clair : pour un même taux, les entreprises n’en ont pas « pour leur argent » au même niveau. Une convergence autour d’un taux fixe n’a donc aucun sens en soi, à moins de considérer que l’état de ces infrastructures est le même dans tous les pays.

C’est la grande faiblesse de la fameuse « courbe de Laffer » qui a été une des bases de la théorie du ruissellement et qui n’est que la traduction graphique naïve du proverbe « trop d’impôt tue l’impôt ». Mais l’essentiel est de savoir où se situe ce « trop ». Or Laffer et les néolibéraux ont considéré que ce « trop » était absolu et non relatif, et ont renversé la sagesse populaire en un « moins d’impôt signifie plus de recettes fiscales car plus d’activité économique ». La justification de cette vision est celle d’une liberté absolue de circulation des capitaux, qui iraient là où ils sont le plus protégés, donc le moins taxés.

Cette vision est clairement celle d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. Lorsqu’il avance, comme dans l’entretien avec la presse quotidienne régionale du 29 avril, que le fruit de la baisse des impôts est « l’attractivité », autrement dit la capacité du pays d’attirer les capitaux, il est dans cette logique. Le discours qui est le sien depuis la campagne électorale de 2017 est toujours le même de ce point de vue : le développement économique du pays dépend de l’attraction de capitaux étrangers et cette attraction dépend d’un niveau plus faible des impôts. Dans cette vision, le bon niveau de taxation est naturellement le plus faible. La compétition fiscale fait partie de l’ordre du monde et les États doivent s’y soumettre afin de favoriser la création d’emplois, l’investissement et l’innovation qui, tous, dépendraient des flux de capitaux. D’où les réformes fiscales de 2018 et, plus récemment encore, la baisse des impôts sur la production. Certes, le discours présidentiel a un peu évolué avec le sens du vent. Jadis, il s’agissait d’abord de favoriser l’innovation, maintenant, il s’agit davantage de la « réindustrialisation », mais ce ne sont là que des détails de communication. La logique est toujours la même : plus les impôts sont faibles, plus l’économie est dynamique.

Or c’est précisément cette logique que le président des États-Unis a remise en cause. Joe Biden parle d’un pays où cette logique néolibérale a été poussée à son extrémité. Donald Trump avait achevé le mouvement avec son plan fiscal de 2017 qui avait réduit encore l’imposition des plus riches et le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 %. Ce mouvement est évidemment comparable à celui du quinquennat Macron, qui a porté ce même taux de 33,3 % à 25 %. Bien sûr, Joe Biden ne ramène pas ledit taux à 35 %, il s’arrête même à 25 %, renonçant au taux prévu de 28 % sous la pression de la droite démocrate au Sénat. Mais il relève l’impôt sur les plus riches et sur les revenus du capital.

Joe Biden : « la théorie du ruissellement n'a jamais fonctionné » © DR

Ce qui compte ici, ce ne sont pas les taux, qui effectivement ont plutôt tendance à converger entre États-Unis et France, mais plutôt les directions, qui, elles, divergent. Or les directions sont plus parlantes que le niveau des taux. En acceptant de remonter les taux d’imposition, Joe Biden reconnaît précisément que les hausses d’impôts ne sont pas des entraves à l’investissement, à la création d’emplois et à la croissance. Et il n’a pas dit que la théorie du ruissellement ne marchait plus ou qu’elle pouvait marcher ailleurs qu’aux États-Unis. Son message est clair : elle « n’a jamais fonctionné ». C’est donc une supercherie. À Washington comme à Paris.

Mieux même, en faisant participer davantage les entreprises et les plus riches à l’amélioration des structures sociales et des infrastructures du pays, il reconnaît que la liberté donnée aux capitaux ne permet pas d’organiser correctement la société et de procurer le bien-être collectif. Joe Biden a même reconnu que les impôts faibles appauvrissaient l’État, au lieu de le renflouer comme le veut la pseudo-théorie de Laffer. De là sa critique de la théorie du ruissellement : baisser les impôts en espérant que les capitaux privés organisent le bien-être présent et futur par une forme d’ordre spontané est un leurre.

Et c’est bien ici que se situe la divergence profonde entre Joe Biden et Emmanuel Macron. La question n’est pas alors celle du taux, mais celle de la logique de baisse continuelle des impôts sur le capital qui est celle du gouvernement français. Ce que dit le président états-unien, c’est que son pays a expérimenté in situ cette logique selon laquelle baisser les impôts sur le capital procurerait l’abondance. Sa conclusion est sans appel : c’est un désastre. Certes, le taux de chômage peut statistiquement baisser et la croissance être plus forte, mais la réalité sociale et productive est tout autre.

Emmanuel Macron rejette profondément ce constat. Il l’a martelé le 29 avril en faisant un lien très douteux entre le déclassement industriel « révélé par la crise sanitaire » et le niveau des impôts : « On a eu raison de stopper cette aberration qui conduisait nos entrepreneurs à s’installer à l’étranger ; on aurait dû le faire 10 ou 15 ans plus tôt. Nous avons malheureusement vécu à plein l’absurdité d’un modèle économique qui n’existait plus. » Le lien que fait le président de la République française est exactement celui que faisait Donald Trump pour les États-Unis lors de sa réforme fiscale : les États-Unis se sont désindustrialisés et ont laissé le champ à la Chine à cause d’une fiscalité confiscatoire.

Emmanuel Macron sur l'ISF pendant son entretien avec la PQR © Le Parisien

Et l’on voit bien ici que le problème n’est pas le taux mais bien la direction, puisque Donald Trump pouvait tenir le même discours que celui que tient aujourd’hui Emmanuel Macron dans un pays à la fiscalité déjà plus généreuse. La rupture de Joe Biden avec la pensée trumpiste met donc aussi le gouvernement français face aux limites de sa logique économique. Car, finalement, la question du niveau du taux est ici différente : si les États-Unis ont des taux d’imposition plus faibles, leur niveau de prestations publiques l’est aussi. Ce que dit l’actuelle administration Biden, c’est que cette situation est nocive et qu’il vaut mieux des impôts plus élevés pour obtenir de meilleures prestations publiques et, in fine, une dynamique économique plus saine.

Pourtant, Emmanuel Macron continue à croire, comme Donald Trump, que l’on atteindra la croissance en abaissant à la fois les impôts et le niveau des prestations publiques (d’où les réformes des retraites et de l’assurance-chômage, et l’annonce d’une norme de dépenses publiques dans l’avenir). Idéologiquement, la divergence avec Washington semble donc immense sur le plan fiscal.

Qu’il le reconnaisse ou non, Emmanuel Macron reste donc adepte de la pseudo-théorie du ruissellement. Évidemment, pas de sa version la plus basique qui veut qu’enrichir les riches permet, par leur consommation, de développer le bien-être. Lui passe par l’investissement. Mais il ne faut pas s’y tromper : c’est cette version qui a toujours été la plus utilisée politiquement parce qu’elle permet de jouer sur le chantage à l’emploi du capital. Face à des capitalistes qui menacent de détruire des emplois si on les taxe, la réponse est de dire qu’il faut baisser les impôts pour sauver ou créer des emplois. C’est cette antienne que ne cesse de rechanter l’hôte de l’Élysée et qu’on a cessé de chanter à la Maison Blanche.

L’échec de la vision macronienne de la fiscalité

Le problème, c’est que la réalité donne plutôt raison à Joe Biden qu’à Emmanuel Macron. D’abord, il suffit de faire quelques constats simples : la désindustrialisation a touché des pays à la fiscalité très avantageuse, à commencer par le Royaume-Uni ou les États-Unis, précisément. Selon l’OCDE, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée est passée entre 1995 et 2018 de 19,65 % à 13,6 % en France et de 22,03 % à 13,9 % au Royaume-Uni. Autrement dit, la désindustrialisation britannique, dans un pays où la fiscalité du capital est très faible, a été plus rapide que celle de la France. Elle a été à peine plus lente aux États-Unis, avec une part de l’industrie dans la valeur ajoutée qui est passée de 20 % en 1997 (un niveau proche de celui de la France) à 14,9 % en 2008.

Evolution de la part de l'industrie dans la valeur ajoutée dans l'OCDE © OCDE

Mieux même, la Suède, pays qui a inspiré, pour des raisons de réindustrialisation, le prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital, a été avec cette fiscalité du capital un des pays à se désindustrialiser le plus rapidement : entre 1995 et 2018, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée est passée de 26,23 % à 18,12 %. La chute est de plus de huit points, contre six pour la France… Autrement dit, avec sa fiscalité décourageante, la France a réduit son écart industriel avec la Suède potentiellement si attractive fiscalement ! La conclusion va de soi : le maintien de l’industrie dépend peu, voire pas du tout du niveau des impôts sur les plus riches et le capital. Il n’y a pas de ruissellement.

Au reste, les bilans sur « l’attractivité » dont ne cessent de se vanter les partisans d’Emmanuel Macron sont très incertains et biaisés. D’abord parce que ces « baromètres » réalisés par des grands cabinets de conseil comme EY sont fondés sur des « nombres de projets d’investissement » et que cela ne signifie pas grand-chose. On peut être peu attractif et créer beaucoup d’emplois industriels par ailleurs, comme cela a été le cas de l’Allemagne pendant longtemps. On peut aussi être très attractif pour les capitaux étrangers et se désindustrialiser, comme cela a été le cas au Royaume-Uni. Du reste, s’il fallait achever de détruire la pertinence de ces baromètres, on pourrait rappeler que la France a été entre 2005 et 2016 le pays le plus attractif pour les projets industriels, selon le baromètre EY. Ce qui n’a pourtant guère été un frein à la désindustrialisation. Il faut donc le dire clairement : ces baromètres ne mesurent rien d’utile mais sont des outils politiques.

On pourrait en dire autant de l’investissement. Malgré son statut d’enfer fiscal, la France a toujours affiché un taux d’investissement élevé, plus élevé qu’en Allemagne par exemple. On constate qu’entre 2017 et 2019, l’écart franco-allemand en matière d’investissement, selon Eurostat, s’est réduit de 2,1 points à 1,9 point. Le taux d’investissement français est passé de 22,5 % du PIB à 23,6 %, tandis que celui de l’Allemagne passait de 20,4 % à 21,7 %. Alors même que la France cessait d’être un enfer fiscal…

Mais on voit bien que le soutien à « l’investissement » est problématique et n’est pas gage d’emplois, de développement du tissu productif ou même de croissance. Le problème est bien la nature de cet investissement, sujet qui n’est pas pris en compte par une réforme fiscale qui se contente de donner des « moyens » nouveaux d’investir sans traiter de la nature de l’investissement. Rien d’étonnant donc à ce que, selon l’OCDE, la baisse de l’industrie dans la valeur ajoutée en France n’ait pas été stoppée entre 2017 et 2020, puisqu’elle est passée de 13,83 % à 12,97 %. La baisse est même la plus rapide de ces dix dernières années !

Au reste, il suffit de lire le dernier avis du comité d’évaluation de la réforme de la fiscalité du capital, en octobre 2020,  pourtant largement constitué d’économistes favorables à la politique gouvernementale, pour se convaincre de la vanité du ruissellement macroniste. Le comité peine à identifier des effets concrets sur l’investissement et l’emploi ex post, c’est-à-dire après la réforme. On accuse le manque de données, mais on a vu qu’il en existe quelques-unes assez parlantes. Bref, le comité est fort gêné et ne se prononce pas. Le seul fait concret constaté est l’enrichissement des détenteurs de capitaux, qui ont bénéficié de versements de dividendes. Bref, l’assurance d’un Emmanuel Macron quand il fait le lien entre baisse de la fiscalité, emploi et réindustrialisation n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux.

Il se paie donc de mots et s’enferme dans sa bulle idéologique. Cela n’est guère étonnant, tant sa logique du ruissellement est à la fois naïve et déconnectée de la réalité du capitalisme contemporain. Naïve, on l’a vu, parce qu’elle prétend tirer un lien direct entre prospérité, et, singulièrement, prospérité industrielle, et niveau de la fiscalité. Joe Biden et les chiffres disent le contraire, le président français en reste à ses certitudes.

Déconnectée ensuite parce que le capitalisme contemporain n’est pas constitué par ce lien simple entre épargne, finance et industrie. Dans la vision macronienne, le détenteur de capital utilise son épargne pour investir dans des activités qui créent des emplois et de la richesse. Cette vision pose déjà un problème concernant le choix des investissements et leur dépendance aux cycles. Mais le capitalisme contemporain est financiarisé. Autrement dit, la sphère financière capte une partie de la richesse pour sa propre utilité. L’idée que l’achat d’une simple action sur les marchés peut conduire à créer des emplois industriels est évidemment fausse. Les marchés financiers sont moins des outils de financement de l’économie que des bulles autonomes de valorisation de patrimoines. 

Dans un contexte où les gains de productivité se font plus rares et où les investissements industriels peinent à être rentables rapidement, la compétition entre la finance et le reste de l’économie est redoutable pour les tissus productifs. La finance attire les capitaux et les attire d’autant plus qu’elle semble aujourd’hui garantie par les banques centrales, qui subventionnent les marchés et semblent leur assurer qu’aucune crise financière ne saurait se produire.

Dans ces conditions, à quoi bon aller investir dans l’économie réelle ? Cette « malédiction de la finance », pour reprendre le titre de l’auteur britannique Nicolas Shaxson, pourrait bien expliquer en partie pourquoi l’Allemagne, moins financiarisée, a su mieux conserver son industrie que la France et le Royaume-Uni.

Mais cette différence est aussi le fruit du comportement des élites économiques. Lorsqu’au-delà du Rhin il existe une vision patrimoniale de l’entreprise, de ce côté-ci, on y voit surtout une vision financière, un moyen de pouvoir très vite réaliser une fortune que l’on ira investir sur les marchés. D’un côté, on investit pour le long terme, de l’autre, on fait des « coups ». La fiscalité n’a pas grand-chose à faire dans ces différences. En revanche, lorsqu’on défiscalise les patrimoines et les revenus financiers, on encourage encore cette tendance à la financiarisation. Logiquement, le taux d’investissement croît et la part de l’industrie recule. En revanche, le nombre de milliardaires et leurs patrimoines progressent. C’est ce que l’on constate depuis 2017…

La théorie du ruissellement ne constitue donc pas une politique industrielle. Comme le souligne l’économiste Nadine Levratto dans un entretien au Figaro du 3 mai, cette dernière ne peut s’appuyer sur une seule baisse des impôts non ciblée et sans contrepartie. Il faut diriger les soutiens, mais l’on pourrait même dire qu’il faut souvent, surtout dans les industries de pointe ou dans celles jugées essentielles, agir par de l’investissement public. On peut attendre que le capital privé remplisse les besoins sociaux par la bénédiction de la main invisible, mais on ne doit pas alors s’étonner de certains désastres. On peut aussi décider que la puissance publique agisse directement. C’est, du reste, ce que prévoit le deuxième plan Biden. Et c’est là encore une divergence fondamentale avec l’exécutif français.

Reste que si les fondements économiques de la théorie du ruissellement ne tiennent pas, cette dernière n’est plus qu’une politique de redistribution à l’envers, où l’État est mis au service de l’enrichissement des classes aisées. C’est une simple politique de classe. Et c’est bien pourquoi Emmanuel Macron s’accroche à ses fausses évidences pour éviter une remise en cause qui est partout à l’œuvre.

Emmanuel Macron est donc désormais accroché à une théorie du ruissellement qui n’est plus qu’une idée zombie. Cette posture le place dès lors parmi les gouvernements les plus conservateurs du monde actuel. Même la droite britannique a accepté de relever l’imposition sur les entreprises, pour des raisons, il est vrai, de financement du déficit. Certes, l’administration Biden reste attachée à des éléments clés du néolibéralisme et à une sauvegarde du capitalisme, mais elle prend acte du sens de l’histoire qui balaie le ruissellement. Elle reconnaît dans cette dernière sa seule réalité, celle d’une politique de classe.

Ce n’est pas le cas d’Emmanuel Macron, pour qui la fin de l’histoire semble être contenue dans le rapport Attali. Dès lors, la position française en matière fiscale apparaît désormais comme une relique de la vision économique de Donald Trump. Plus que jamais la « révolution » d’Emmanuel Macron s’affirme comme une contre-révolution visant à sauvegarder un néolibéralisme en déclin.

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