Sous la terre battue de Roland-Garros, la galère des intérimaires

Une armée de précaires s’active dans les coulisses du tournoi qui s’achève ce week-end. Ils ont souvent été obligés de travailler au-delà des heures payées. La pratique a été tolérée pendant plusieurs jours par l’entreprise d’intérim Adecco, par la direction du tournoi et par la Fédération française de tennis.

Andres Perez

5 juin 2022 à 10h45

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Traditionnellement, Roland-Garros ouvre ses portes aux fans de Rafael Nadal ou de Coco Gauff, défaite samedi face à Iga Swiatek en finale, à 10 heures du matin. Mais, en ce dimanche 5 juin, dernier jour de l’édition 2022 du fameux tournoi parisien de tennis, comme les 20 jours précédents, c’est dès 5 heures du matin que des centaines d’intérimaires commencent à envahir les allées du complexe de la Porte d’Auteuil, pour s’engouffrer sous les courts Philippe-Chatrier et Suzanne-Lenglen.

À cette heure très matinale, les précaires courent vers la lingerie récupérer leur tenue de cuisine ou de vente, avant de foncer vers le vestiaire pour s’habiller, puis d’intégrer leur poste, parfois situé à des centaines de mètres dans une autre direction. Toutes et tous doivent badger pour enregistrer le début de leur journée de travail. Mais pendant les deux premières semaines du tournoi, la « badgeuse » n’a pas toujours fonctionné.

Ces intérimaires œuvrent en cuisine, à la plonge, ou sur des chaînes de production de sandwichs, dans des locaux parfois situés sous la terre battue. Ce sont les invisibles de Roland-Garros. Elles et ils travaillent sous la houlette du géant de l’intérim Adecco, qui dit gérer environ 900 personnes sur le site.

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Un travailleur du tournoi, sur le court Suzanne-Lenglen, le 24 mai 2022. © Photo Anne-Christine Poujoulat / AFP

Les intérimaires disposent de contrats d’une seule journée, envoyés au jour le jour via l’application Adecco&Moi, généralement quelques heures avant le début de leur travail : parfois à minuit, voire plus tard. Ces contrats prévoient des heures de travail qui sont régulièrement dépassées dans les faits, sans que les heures supplémentaires ne soient toujours rémunérées.

Dès le début du tournoi, Adecco a mis en place un système de prises de décision et d’ordres donnés au personnel qui, de facto, a permis pendant plusieurs jours de faire travailler les intérimaires au-delà des heures inscrites sur les plannings. Cela sans que ne soit conservée la trace exacte des heures travaillées, du site exact où l’intérimaire a travaillé, ni même, parfois, de son nom.

Les organisateurs du tournoi, la direction de Roland-Garros, la Fédération française de Tennis, et leur prestataire principal pour la restauration, Sodexo, ont semblé s’accommoder de ce système, au moins pendant la première semaine du tournoi. Aucun des protagonistes du dossier n’a répondu aux demandes d’explication de Mediapart, malgré nos relances répétées par mail, par SMS et par téléphone.

L’organisation mise en place à Roland-Garros ressemble pourtant beaucoup à un orchestre de centaines de musiciens qui serait dirigé par une escouade de chefs d’orchestre dont le but ne serait pas la symphonie mais la cacophonie délibérée.

Pour une responsable d’Adecco sur le site – qui se présente à l’intérimaire récalcitrant sous ces mots : « Je suis la directrice ! » –, « c’est la badgeuse-pointeuse électronique qui fait foi » pour comptabiliser les heures travaillées. Certes. Mais les témoignages sont nombreux, et majoritaires parmi les intérimaires, pour rapporter que pendant au moins une dizaine de jours au début du tournoi, il a été impossible de badger.

Tantôt parce que la machine ne marchait pas, son écran tactile étant bloqué, tantôt parce que le numéro identifiant de l’intérimaire n’était pas reconnu, ou bien parce que son mot de passe était invalide. Ou alors, la machine était en cours de réinitialisation.

Sans preuve de son arrivée en poste, et mis sous pression par les horaires et un travail à flux tendu, l’intérimaire devait alors se signaler à toute vitesse à son chef d’équipe direct. C’est ce dernier, au contact direct de chaque équipe – plonge, cuisine, service, vente, production salades, production sandwichs, manutention... – qui donne les ordres. Or, ce responsable n’a pas le pouvoir de noter les heures travaillées. Et il ne dispose même pas d’une liste recensant les noms de famille des travailleuses et travailleurs sous ses ordres selon les jours.

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Le plan des postes de travail des intérimaires, à Roland-Garros en 2022. © Document Mediapart

« Je ne sais pas, j’obéis moi aussi. Il faut aller voir “Jojo”, le “responsable de zone” », a ainsi expliqué Louis, chef d’équipe lui-même intérimaire, à un précaire se plaignant de ne voir apparaître nulle part la trace du nombre d’heures travaillées la veille. Il existe donc un « Jojo » quelque part au secteur Plonge, sous les travées du court Philippe-Chatrier. C’est là que le salarié avait été envoyé travailler la veille, en dehors des heures prévues à son planning, loin du site auquel il était officiellement rattaché.

C’est ce « responsable de zone » qui détient le sésame pour pouvoir noter les heures. Mais allez donc le chercher, alors que 200 plateaux-repas sales doivent être nettoyés par les trois collègues de la plonge, tandis que le chef cuisinier exige qu’on assure aussi la « plonge batterie », saturée de casseroles et de gigantesques plaques de cuisson à laver de toute urgence.

Interdiction de refuser les heures supplémentaires

« Tu vois, Antonio, moi, mon excuse est toute prête : payée 8,6 euros de l’heure, je ne peux pas financer de nounou. J’ai donc une excuse pour dire non aux heures hors planning. De toute façon, ils ne les paient pas, faut pas les faire. » Fatoumata s’y connaît. Intérimaire depuis des décennies, elle arrive Porte d’Auteuil à 5 heures depuis sa banlieue de Seine-Saint-Denis.

Elle est proche de la soixantaine, difficile donc de croire à l’ histoire de bébé et de nounou qu’elle raconte à Antonio, le jeune marmiton péruvien. Surtout qu’elle reconnaît avoir quatre enfants âgés d'une vingtaine d'années à la maison. En revanche, son insistance sur « l’excuse nécessaire pour dire non aux heures hors planning » est crédible. Car une excuse est indispensable. Le contrat de travail d’un jour, que les intérimaires reçoivent sur leur smartphone, est en effet accompagné d’une petite notice indiquant que « sauf motif légitime, le salarié ne peut refuser d’effectuer des heures supplémentaires demandées par l’entreprise utilisatrice ».

Et c’est la « directrice » qui juge de la légitimité des motifs. Réclamer la preuve que les heures supplémentaires du jour précédent ont été notées avant d’en faire de nouvelles n’est pas légitime. Selon nos informations, au moins un intérimaire de ce Roland-Garros 2022 a été licencié de facto pour avoir réclamé ce papier dès les premiers jours. Son contrat d’un jour n’a pas été renouvelé.

Mais les intérimaires peuvent être coriaces. Il est possible de chercher le responsable de zone « Jojo » afin de lui faire pointer les heures supplémentaires. Quitte à le traquer en dehors des heures de travail. Santos, un Congolais, l’a fait. Il a effectué un marathon dans la gigantesque enceinte de Roland-Garros, pour finalement retrouver « Jojo » – prénommé en fait Joseph.

Peine perdue : l’application de la plateforme informatique « Time Target », nécessaire pour effectuer la démarche, n’a pas permis à Joseph de noter les quatre heures supplémentaires que l’intérimaire a effectuées dans son équipe, car il était officiellement rattaché à une autre zone. C’est pourtant sur ordre du chef d’équipe Louis qu’il a changé de zone. Cacophonie parfaite.

Un « planning prédictif » de trois semaines, des contrats d’un jour

Trois catégories très différentes se croisent dans la fourmilière des invisibles de Roland-Garros. Les intérimaires expérimenté·es et fatigué·es, qui connaissent la chanson. Comme Fatoumata. Comme Hussein, qui rêve de se reconvertir dans la fabrication de fromages de chèvre en montagne et attend le financement de sa formation par Pôle Emploi. Et comme Louis, le chef d’équipe résigné à la précarité après l’échec de son restaurant en province.

Deuxième catégorie : des jeunes primo-arrivants en France. Certains, logés en foyer de travailleurs, utilisent la traditionnelle technique de survie des sans-papiers en s’appuyant sur d’autres, titulaires d’un permis de séjour : ces deux semaines, aux moins deux intérimaires travaillaient pour Adecco sous alias. Parmi eux, également, des étudiants en sociologie ou histoire de l’art, maliens, sénégalais, guinéens, congolais, fraîchement arrivés.

La troisième composante de cette population de travailleurs et de travailleuses est constituée par la jeunesse française née dans les quartiers populaires d’Île-de-France. Post-adolescentes ou adolescents naïfs ou romantiques, fasciné·es par les feux de la célébrité, certain·es confient ne pas se préoccuper de leurs conditions de travail : « Je m’en fous. De toute façon, ce qui me plaît, c’est d’être à Roland-Garros. »

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L’annonce Adecco qui a circulé pour recruter les intérimaires de Roland-Garros. © Document Mediapart

L’immense majorité de ces travailleuses et travailleurs a été recrutée par Adecco pendant la deuxième quinzaine d’avril. La promesse d’embauche est arrivée par mail. Puis, entre fin avril et début mai, une grande partie des 900 intérimaires a reçu un « planning prédictif » de travail, couvrant la totalité ou la quasi-totalité du tournoi, du 16 mai au 5 juin.

Ce n’est que bien plus tard qu’elles et ils ont découvert que les contrats ne couvrent en fait qu’une journée de travail, qu’ils sont renouvelés – ou non – au jour le jour, et qu’ils sont envoyés la nuit précédant le début de mission, labélisée « renfort ».

La CGT a mené plusieurs actions aux portes de Roland-Garros, sous l’égide d’Ouahiba Brickx, Caroline Gaujard et Galien Mauduit, élu·es du personnel chez Adecco Île-de-France. Les syndicalistes ont aussi saisi les autorités de contrôle, leur remettant des témoignages décrivant l’organisation sur place supervisée par Adecco. Selon nos informations, l’inspection du travail s’est saisie du dossier et étudie d’éventuelles entorses au droit du travail commises durant le tournoi.

En réaction à ces actions et à l’intervention de l’inspection du travail, une haute dirigeante d’Adecco s’est déplacée dans l’enceinte du tournoi le 24 mai. Elle a affirmé avoir mis de l’ordre et avoir réussi à retracer toutes les heures travaillées. En revanche, la seule défaillance qu’elle a reconnue est celle de la pointeuse-badgeuse électronique, qui serait responsable du désordre général.

Réunion entre la direction du tournoi et une haute responsable d’Adecco

L’intervention de la responsable d’Addeco a en effet permis de restaurer l’ordre, en apparence au moins. De source syndicale, Adecco a annoncé vendredi 3 juin la mise en place d’une cellule de crise, qui sera censée garantir, a posteriori, le paiement de tous les salaires dus. Ce qui revient à reconnaître qu’ils ne seront pas tous automatiquement honorés.

À la suite du passage de cette responsable, les témoignages des intérimaires se sont taris, sans que l’on ne sache précisément si tous les problèmes ont été résolus. Par ailleurs, l’intérimaire remercié du fait de ses protestations n’a pas été rappelé, bien qu’il possède une promesse d’embauche en bonne et due forme et un « planning prédictif » couvrant généralement plus de deux semaines. Il n’est peut-être pas seul dans ce cas.

À Roland-Garros, le problème du paiement aux intérimaires des heures travaillées n’est que la version concentrée de ce qu’ils vivent tous les jours.

Ouahiba Brickx, CGT Adecco Île-de-France

Des sources proches de l’organisation du tournoi ont signalé l’organisation d’une réunion d’urgence vendredi 3 juin. La direction de Roland-Garros y aurait remonté les bretelles des prestataires impliqués dans la gestion des intérimaires. La direction du tournoi, dans son unique réponse aux questions de Mediapart, n’a pas nié l’existence d’une réunion avec Sodexo et Adecco, mais n’a pas confirmé qu’elle avait concerné le travail des intérimaires.

Ouahiba Brickx, de la CGT Adecco, résume ainsi la situation : « À Roland-Garros, le problème des heures sup, et plus généralement du paiement aux intérimaires des heures travaillées, n’est que la version concentrée de ce que vivent tous les jours, année après année, ces travailleurs. Se faire payer, une fois les événements ou la prestation terminée, c’est parfois un chemin de croix. »

La syndicaliste indique que les représentants du personnel dénoncent ce fait depuis des années. « Mais visiblement le problème perdure », souffle-t-elle. Pour la syndicaliste, élue du comité social et économique d’Adecco Île-de-France, « l’usage intensif et exclusif des applications et des systèmes informatiques est venu aggraver la situation ».

« Le salarié part sans un document reconnaissant ses heures travaillées. Il peut écrire ce qu’il veut – s’il y arrive – sur son espace dans l’appli, mais c’est toujours la version client ou la version Adecco qui primera, insiste-t-elle. C’est la firme qui valide, pas l’intérimaire. La surprise arrivera le lendemain de paie, et les élu·es sont souvent submergé·es par les réclamations. »

Pour les précaires de Roland-Garros, la prochaine étape du combat se déroulera à partir du 13 juin, jour où leur salaire doit arriver sur leur compte bancaire. « Cellule de crise ou pas, on verra alors si Adecco a tenu ses promesses », anticipe Ouahiba Brickx.

Andres Perez

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