Après des mois «en apnée profonde» et des milliers d'heures de discussions très techniques à Genève, au siège de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le cycle de Doha est réapparu soudainement lundi soir 19 mai sur les écrans radars de l'actualité. Les textes révisés déposés par les présidents des groupes de négociation sur l'agriculture et sur les tarifs industriels, les deux champs sensibles de la négociation, contiennent des précisions et clarifications significatives par rapport aux versions antérieures de l'été 2007 et de février 2008. A Genève, les métaphores et les formules ont repris du service. « Nous approchons de la dernière partie» , a lancé le directeur général de l'OMC Pascal Lamy . Pour Crawford Falconer, ambassadeur néo-zélandais qui préside aux travaux sur l'agriculture, «ce document signifie que chacun peut voir le sommet» . Mais, a-t-il aussitôt averti, «nous manquons de plus en plus d'oxygène».
Lancé fin 2001 à Doha (Qatar), dans un climat international encore profondément marqué par les toutes récentes attaques du 11 Septembre sur les tours jumelles du World Trade Center à New York, le cycle de Doha de négociations commerciales multilatérales, qui a manqué l'une après l'autre les échéances devant permettre sa conclusion, a été donné comme mort à reprises plusieurs reprises. En France notamment, où cet exercice très ambitieux de libéralisation des échanges commerciaux, y compris dans le domaine agricole, a été regardé dès l'origine avec suspicion.
La publication des deux textes révisés ouvre la voie, à bref délai, à une réunion restreinte de ministres de commerce et de l'agriculture, qui prendront le relais des négociateurs. Cette «mini-ministérielle» , rassemblant les principaux acteurs du cycle dans les pays développés et en développement, devrait se tenir à partir du 16 juin sur les rives du lac Léman, selon une source proche de l'organisation.
«La négociation a progressé de manière souterraine. Si cela ressort, le cycle va redevenir un objet politique» , relève un expert.
Pour les responsables politiques du monde entier, cela signifie que le temps des décisions cruciales revient. Favorable par principe à une conclusion positive du cycle, l'administration Bush quitte la Maison-Blanche à la fin de l'année et la relève, surtout si elle est démocrate, ne garantit pas le même niveau d'implication. Dominé par les démocrates, le Congrès des Etats-Unis vient de passer une loi d'orientation agricole ( Farm Bill) qui ne pèse pas directement sur la négociation de Genève mais adresse un signal préoccupant aux partenaires commerciaux de l'Amérique.
Pour comprendre la signification de ces textes, il faut revenir rapidement sur la méthode de négociation à l'OMC.
La dernière poupée russe
Compte tenu de la complexité des enjeux, lesquels impliquent la réduction de milliers de lignes tarifaires dans chaque pays ou entités régionales (l'Union européenne qui négocie globalement au nom des 27 pays membres), un accord doit d'abord être trouvé sur les «modalités», sur chacun des grands chapitres (agriculture, tarifs industriels, services). Il s'agit en fait de définir les paramètres et les formules de réduction tarifaire qui seront appliqués par les 180 pays membres de l'OMC, les critères ou catégories ouvrant droit à des exemptions (produits «sensibles» ou spéciaux), les compensations qui en découlent, etc. Une fois les modalités admises, il faudra encore compter des mois de travail pour y faire entrer les données chiffrées. Au nom du principe de l'engagement unique, «rien n'est acquis tant que tout n'est pas acquis» : autrement dit, chaque pays juge de l'équilibre global de la négociation avant de donner son accord sur le document final. Et à l'OMC, le principe «d'un pays, une voix» règne et, dans une organisation «conduite par ses membres» , le rôle du petit secrétariat, autour du directeur général, est de fabriquer du consensus, de faciliter les choix, en aucun cas de les imposer.« Les textes clarifient les options, simplifient les questions» , a résumé Crawford Falconer devant la presse à Genève. «Nous approchons de la dernière poupée russe. Il ne reste plus grand-chose avant que le bois ne manque» , a-t-il ajouté.
Souvent présenté, par facilité, comme le terrain d'un affrontement Nord-Sud, le cycle de Doha met en mouvement des intérêts beaucoup plus complexes : les intérêts agricoles de l'Inde ne sont pas ceux du Brésil, nombre de pays en développement redoutent que la baisse généralisée des tarifs industriels bénéficie avant tout à la Chine, les pays africains s'inquiètent de l'érosion inévitable des conditions d'accès préférentielles dont leurs produits jouissent sur les marchés des pays développés, surtout l'Union européenne.
Entre pays avancés, les Européens veulent être certains que les concessions qu'ils seront conduits à accepter sur l'ouverture de leurs marchés agricoles trouveront leur équivalent de l'autre côté de l'Atlantique. Etats-Unis et Union européenne sont unis dans l'attente d'un meilleur accès pour les produits industriels dans quelques grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil, etc.), le «cycle du développement de Doha» devant être «gratuit» pour les pays les plus pauvres.
A l'aune de ces objectifs, les nouveaux textes reflètent une situation «incomparable» par rapport aux versions précédentes, selon le spécialiste européen.
Situation clarifiée sur l'agriculture
«Je ne pense pas qu'il reste de nombreuses questions laissées de côté concernant l'agriculture» , a estimé M. Falconer. Le travail de ces derniers mois a permis de préciser des points clefs comme la protection des produits sensibles (dans une limite de 4 à 6% des lignes tarifaires agricoles), la compensation à payer via des quotas tarifaires (avec une méthodologie de désignation partielle qui éviterait de devoir ouvrir tout un secteur), etc.Cette clarification est essentielle car, comme l'a dit sans ménagement le président du groupe de négociation sur les tarifs industriels, l'ambassadeur canadien Don Stephenson, «il y a eu très peu de choses ressemblant à une négociation, très peu d'implication» dans ce domaine, parce qu'il était «clair que certains membres ne voulaient négocier qu'à la fin, en attendant d'y voir plus clair sur l'agriculture» . «Cette excuse a de moins en moins de consistance. Nous sommes de plus en plus près du point où il règne une clarté suffisante en agriculture» , a-t-il ajouté.
Le document soumis par Don Stephenson fait état d'un consensus sur la formule utilisée pour la réduction des tarifs (dite suisse) mais il offre «au menu» le choix entre trois options, la flexibilité étant d'autant plus grande que la réduction tarifaire est importante. La formule suisse conduit à des baisses plus importantes sur les tarifs douaniers les plus élevés. Un coefficient élevé signifie des réductions tarifaires plus réduites.
Le même coefficient (de 7 à 9) sera appliqué à tous les pays développés mais les pays en développement pourront choisir entre trois options (19-21, 21-23, 23-26). Plus le coefficient de baisse des tarifs sera ambitieux, plus le pays en question pourra placer des produits industriels «à l'abri» de la formule (avec un maximum de 10%). «Nous avons mis le centre de gravité sur les coefficients les plus bas» , indique une source proche de la négociation. « C'est crucial à l'égard de la Chine qui est la principale cible pour les Européens» , ajoute-t-elle.
S'agissant de la Chine, le texte apporte une autre avancée, relative à la période de grâce réclamée par ce pays «en développement» en raison de son adhésion récente à l'OMC. Dans les pays émergents membres de longue date, il existe souvent un écart important entre les tarifs consolidés à l'OMC et les tarifs (plus bas) appliqués dans la réalité. Ce qui autorise des concessions à bon compte dans la négociation multilatérale. Mais la Chine, au terme d'une négociation d'adhésion ardue, ne dispose pas de cette «eau» (dans le jargon OMC). Pour elle, toute baisse tarifaire est une concession dès le premier jour. En réponse à la demande de Pékin d'une période de grâce, le texte lui accorde un délai supplémentaire pour mettre en œuvre les réductions tarifaires additionnelles qui découleraient de l'accord final.
Les puissances montantes du commerce mondial
Pour les Européens, qui ont accepté des concessions importantes (mais compatibles avec la Politique agricole commune actuelle) dans le domaine agricole, la clef d'un accord réside précisément dans le traitement de ces grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil, etc.), les puissances montantes du commerce mondial. Selon Bruxelles, il faut que ces pays aillent au-delà d'un simple consolidation des tarifs affichés à l'OMC et mettent sur la table une véritable ouverture de leurs marchés non agricoles.
«Les pays membres ont tout l'espace nécessaire pour négocier mais ils vont devoir négocier», a lancé Don Stephenson. «Comme toujours, je suis leur président et je les suis», a-t-il dit, dans une allusion directe au fonctionnement de l'organisation. Alors, rempli d'espoir, optimiste, confiant ?
«Désespéré, a-t-il répondu aux journalistes, mais je suis né comme cela!»