« Circonscrire les combats, c’est se condamner à les perdre. » Gérard Balbastre, militant historique contre la pollution au plomb dans la vallée de Salsigne, dans l’Aude, ne pourrait être plus clair. Invité à Paris début novembre 2021 par l’association Terres de luttes (qui vise à soutenir les mobilisations contre les projets polluants et écocides), l’homme est un parmi d’autres à revendiquer une double ambition : celle de remporter localement des batailles, mais aussi de constituer un réseau militant plus vaste, pour changer globalement le cours des choses.
Longtemps considéré comme une addition de points chauds, le mouvement social né des revendications climatiques poursuit sa structuration afin de faire face aux stratégies de conquêtes souvent similaires des aménageurs et des industriels. Un mouvement social en croissance, et « qui s’ignore de moins en moins », considère Kevin Vacher, auteur d’une étude sur le sujet, commandée par le Groupe de diffusion, de recherches et de veille citoyenne, les associations Terres de luttes, Notre affaire à tous et ZEA, consacrée à la défense des océans.
La formule fait référence au livre écrit en 2018 par le collectif « Des plumes dans le goudron », Résister aux grands projets inutiles et imposés, qui faisait déjà le constat d’un seul et même mouvement dans des projets d’apparence disparate, du refus de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes au combat contre Stocamine à Bure en passant par la lutte contre la ferme-usine des mille vaches. « Après les NIMBY, Not In My Back Yard, un localisme replié sur lui-même, voici venu le temps des NINA : Ni Ici Ni Ailleurs », résumait Lucile Leclaire à propos de l’ouvrage dans la revue Projet.
Après avoir interrogé longuement près de soixante-dix collectifs un peu partout en France sur les 370 repérés par le site Reporterre, Kevin Vachet va plus loin. Se dessine selon lui une « écologie patrimoniale », qui permet, « spontanément et en creux », à des activistes disséminés un peu partout sur le territoire de développer un discours « global, économique, social et démocratique ».
La dégradation absolue de la planète est telle que nous n’avons plus le luxe de ne pas faire l’effort de relier les choses entre elles.
La tentative de passer à la vitesse supérieure se concrétise dans les faits en juin 2020, après un court instant de suspension lié au confinement forcé de nombreuses activités industrielles. Quatre journées d’actions communes « contre la réintoxication du monde » se sont déroulées depuis, pour protester contre la remise en route du « monde d’avant ».
Le principe est simple, il s’agit de se compter et de s’unir, de manière autonome : « Nous appelons en ce sens les habitant·e·s des villes et campagnes à déterminer localement les secteurs qui leur semblent le plus évidemment toxiques, dit l’appel fondateur contre la réintoxication du monde. Nous invitons chacun·e localement à dresser de premières cartographies de ce qui ne doit pas redémarrer, de ce qui doit immédiatement cesser autour d’eux, en s’appuyant sur les cartes et luttes existantes [...] Nous nous appuierons sur la ténacité des zads, la fougue des gilets jaunes, l’inclusivité et l’inventivité des grèves et occupations climatiques d’une jeunesse qui n’en peut plus de grandir dans un monde condamné. »
Dans la foulée, plusieurs associations, collectifs, syndicats, zads (zones à défendre) ou lieux autogérés ont travaillé à la création des « soulèvements de la terre », où il s’agit cette fois-ci de concentrer les forces militantes, les moyens et l’attention médiatique sur un conflit en particulier. Sur du plus long terme, l’ambition est la même : mutualiser les contacts, les expertises juridiques, les compétences, comme « faire face à un cordon de CRS par exemple », glisse un activiste.
Le collectif « Non aux méga-bassines », qui lutte contre la mise en chantier d’immenses réservoirs artificiels pour répondre aux phénomènes de sécheresse dans les Deux-Sèvres, a clairement bénéficié de cette impulsion, le 22 septembre et le 6 novembre 2021.
« L’effet concret, c’est 3 000 personnes qui débarquent le même jour pour envahir le chantier, c’est de voir un chapiteau et des techniciens qui arrivent de l’autre bout de la France pour donner un coup de main, des cantines autogérées capables de nourrir mille personnes en une heure… Tout ça est assez stupéfiant », raconte Julien Le Guet, l’un des membres actifs du collectif contre les bassines.

« Après avoir fait le bilan mitigé des grandes marches et incantations pour le climat, des actions globales un peu éthérées, beaucoup ont eu envie de se réinvestir dans des manifestations plus concrètes, note de son côté Victor Vauquois, ancien scénariste de l’équipe de Partager c’est sympa et l’un des animateurs de l’association Terres de luttes. De plus en plus de groupes locaux prennent aussi en main des dynamiques globales sur des thématiques communes comme les fermes-usines, la lutte contre Amazon ou l’aérien. »
Depuis le début, les habitants mobilisés contre l’extension du terminal 4 de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, en Île-de-France, ont eu conscience qu’il fallait « absolument nationaliser la lutte, ne pas en faire un objet local », confirme Audrey Boehly, membre du collectif « Non au T4 ». À l’image de l’une de leurs actions les plus spectaculaires, en octobre 2020 : l’envahissement simultané, à Roissy comme dans une vingtaine d’aéroports français, des tarmacs par plus de 350 citoyens. Pour cette action, Audrey Boehly et six autres militants ont failli être incarcérés, avant d’être relaxés des principaux chefs d’accusation le 12 novembre dernier. Le projet d’extension de Roissy a, lui, été abandonné par le gouvernement.
« Pour nous, c’est une immense victoire, mais ça ne veut pas dire qu’il faudrait s’arrêter, rappelle Audrey Boehly. D’abord parce que de nouveaux projets sont dans les cartons pour Roissy et pour d’autres aéroports, et plus fondamentalement parce qu’il n’est plus possible de continuer à penser l’aérien comme on le fait aujourd’hui en France. »
Dolores Mijatovic, l’une des figures autour de la bataille contre la bétonisation des jardins ouvriers d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, est sur la même longueur d’ondes. « Qu’on gagne à Aubervilliers ou que l’on perde, nous voulons faire en sorte que nulle part ce genre de projet ne soit possible. » « Faire école », dit aussi Gilbert Balbastre, depuis l’ancienne vallée aurifère de Salsigne, animateur du site gratte-papiers.org, où l’on peut parcourir trente ans d’archives accumulées pour documenter les contours de la lutte menée pour faire reconnaître la pollution des sols et des eaux dans ce petit coin de l’Aude.
Benoît, qui réside sur l’ancienne zad de Notre-Dame-des-Landes, très actif dans les soulèvements de la terre, estime lui aussi qu’une certaine forme de « nihilisme » en vogue les décennies passées semble bel et bien révolue. « La dégradation absolue de la planète est telle que nous n’avons plus le luxe de ne pas faire l’effort de relier les choses entre elles. Des gens qui vont dire “pas d’éolienne au pied de ma ferme et point”, il en reste, mais c’est de plus en plus difficile à assumer. »
L’occupation du blocage de Notre-Dame-des-Landes, puis la transformation du lieu en zone d’expérimentation écologique et sociale, agit à ce titre à la fois comme point de mémoire, de fixation et de centrifugeuse. Beaucoup de militants d’autres mouvements en France y passent, s’y forment, y reviennent, trimballant avec eux la mémoire de la bataille et ses méthodes.
« C’est l’une des grandes leçons de la zad, indique Benoît. En s’appuyant sur la construction d’un aéroport, on a réussi à toucher tout un tas d’enjeux : le climat, les terres vivrières, la protection des zones humides, l’aménagement du territoire... » Depuis l’Acipa, association historique constituée contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, jusqu’à la génération de militants plus autonomes arrivés en masse sur le bocage nantais à partir des années 2000, le credo a toujours été « contre l’aéroport et son monde », rappelle Benoît.
En face, « la frousse est telle de se retrouver dans des rapports de force similaires que les aménageurs y pensent désormais à deux fois avant de se lancer », insiste Benoît, prenant l’exemple des projets de construction de nouvelles bases de loisirs gourmandes en sol et forêts telles que le Center Parcs de Roybon en Isère ou d’entrepôts Amazon en Loire-Atlantique, finalement suspendus.
Les soulèvements de la terre fonctionnent par saison, chacune étant rythmée par le soutien à telle ou telle mobilisation locale. Au risque d’une forme de mise en concurrence et d’amertume pour les petits poucets du mouvement climat ? « Quand le groupe Extinction Rebellion bloque depuis deux ans des sites du cimentier Lafarge, et que rien ne bouge, on doit réfléchir à la manière de passer un palier, explique Victor Vauquois. Cela ne veut pas dire qu’on va oublier tout le reste. Mais quand ça devient charnière, on tente de mettre en défaite. »
Arrivé à maturité stratégique, le mouvement climat peut aussi se targuer de plusieurs victoires. De nombreux projets, tels qu’Europa City dans le nord de Paris, la vente du domaine de Grignon dans les Yvelines, le surf park de Saint-Jean-de-Luz au Pays basque, ont été stoppés ou suspendus grâce à la guérilla menée par les activistes du climat, ouvrant la voie aux autres et à l’hypothèse crédible d’un autre mode de production et de consommation possible.
Sans naïveté, assure Victor Vauquois. « Bien sûr, ce n’est pas seulement avec des luttes locales qu’on gagne mais une partie des amendements et des textes de loi proposés par la convention citoyenne pour le climat ou dans le cadre de la loi Climat ces dernières années sont directement issus de ces batailles… C’est bien pour ça que l’on doit faire état de ces victoires. »
Le sentiment est forcément « mitigé », confesse Julien Le Gué, militant à temps plein depuis quatre ans pour épargner à son Marais poitevin les mégabassines. « Nous sommes aux premières loges pour sentir le frémissement de quelque chose de fort. Mais en même temps, alors que se déroulait cette année à Glasgow la Cop26, le rapport de force aurait dû être très puissant, or il n’a pas pris… »
Le mouvement climat, et en particulier celui d’une écologie radicale ancrée dans un territoire, sait qu’il ne peut pas encore se passer complètement du filtre institutionnel et politique. Parfois même dans un rapport gagnant-gagnant. « Les syndicats, les partis, et même les candidats à la présidentielle savent parfois s’effacer et sortir du jeu de l’autopromotion, quand les circonstances l’exigent, raconte Julien Le Gué, fort de l’expérience de l’arc très large constitué contre le projet de mégabassines. Ce n’est pas complètement désintéressé, nous sommes devenus un mouvement populaire, et à un moment, il leur faut monter dans le train. »
Le réseau fédéré autour des soulèvements de la terre envisage par ailleurs une série d’actions autour de la mi-mars 2022, juste avant le premier tour de la présidentielle. L’objectif est clair : ne plus s’ignorer, et même peser.