Sur les bancs des parties civiles, quelques yeux se ferment subrepticement. Certaines bouches peinent à retenir un bâillement. « On raisonne toujours sur la question des attentats comme si on savait quelle modalité le terroriste allait utiliser, souligne Bernard Cazeneuve. Mais ça ne se passe pas comme ça. » Voilà plus de deux heures que l’ancien ministre de l’intérieur s’exprime devant la cour d’assises spéciale de Paris qui juge l’attentat survenu le 14 juillet 2016, à Nice (Alpes-Maritimes).
Comme François Hollande avant lui, il est venu répondre, lundi 10 octobre, aux nombreuses questions que se posent les victimes sur le dispositif de sécurité mis en place ce soir-là, sur la promenade des Anglais, où 86 personnes ont été tuées par Mohamed Lahouaiej Bouhlel, au volant de son camion. Comment un tel drame a-t-il pu se produire alors que la France était encore sous état d’urgence ? Personne ne le saura. Car Bernard Cazeneuve parle (longtemps), détaille (beaucoup), répète (souvent). Mais rien, dans ses propos, n’apporte un début de commencement d’explication.

Le président de la cour d’assises spéciale de Paris, Laurent Raviot, rappelle d’emblée qu’une autre information judiciaire, « ouverte à Nice pour déterminer d’éventuelles responsabilités », est toujours en cours d’instruction. Pour autant, « de nombreuses parties civiles se sont fait l’écho de ce qu’elles avaient vécu le soir de cet attentat et notamment, elles ont fait part de leur surprise quant à la sécurisation de cet événement, dit-il. On est sur une ligne de crête un peu particulière ».
L’ancien ministre de l’intérieur en convient : « Cet exercice de vérité et de transparence, nous le devons aux familles qui en ont exprimé la nécessité. Nous le devons à tous les représentants des forces de sécurité. » C’est la raison pour laquelle, assure-t-il, il a accepté de venir témoigner aujourd’hui, à la demande de deux avocats des parties civiles. « Chaque attentat qui survient, chaque tragédie qui se produit, est pour les responsables de la sécurité intérieure un échec. Je veux donc dire ce que je sais sur les dispositifs de sécurité qui ont été arrêtés ce soir-là. »
Une bataille aussi politique qu’indécente
Dans son propos introductif, Bernard Cazeneuve détaille les éléments qui ont été portés à sa connaissance par les services de la Place Beauvau, les jours et les semaines qui ont suivi l’attentat. À l’époque, répète-t-il plusieurs fois, « une polémique avait surgi », le poussant à saisir l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) d’une évaluation portant notamment sur les effectifs présents sur la promenade des Anglais. En vain. « La polémique sera poursuivie puisqu’on parlera de “mensonge d’État”. »
L’ancien ministre de l’intérieur cite, sans le nommer, l’actuel maire de Nice, Christian Estrosi, alors premier adjoint chargé de la sécurité. L’édile, qui témoignera devant la cour d’assises spéciale de Paris le 20 octobre, s’était lancé, quelques heures seulement après le drame, dans une bataille de responsabilités avec l’État. C’est cette bataille, aussi politique qu’indécente, qui a ressurgi, lundi, devant la cour d’assises spéciale, par le biais de petites phrases malvenues.
Les deux témoignages n’étaient pourtant pas si mal partis. En début d’après-midi, François Hollande parle d’ailleurs d’« échec collectif ». « Chaque fois qu’il y a un attentat, c’est un échec », est-il contraint de reconnaître dans un premier temps. Mais rapidement, l’ancien président de la République adopte un tout autre ton. Il insiste sur le fait que son gouvernement n’a pas grand-chose à se reprocher. Lui. « Je ne vais pas avoir ici la cruauté de rappeler qu’il y avait eu 10 000 postes supprimés entre 2010 et 2012 », glisse-t-il, sourire aux lèvres, en référence à son prédécesseur Nicolas Sarkozy.
Moi, je ne souhaitais pas qu’on introduise dans le droit commun les mesures de l’état d’urgence.
En face, Laurent Raviot n’a qu’une seule question. Si elle ne concerne pas directement la cour d’assises spéciale, elle s’impose depuis l’ouverture du procès, début septembre. « Est-ce que, rétrospectivement, on ne peut pas se faire cette réflexion qu’on a raté quelque chose en termes de prévention de risques ? », demande le magistrat à l’ex-chef de l’État. « Je partage cette interrogation. Elle est dans tous les esprits, elle était dans le mien le soir même où l’attentat a été hélas commis », répond celui-ci.
Une réponse sans réponse, donc. À l'image de toutes celles qui s’ensuivent. Certes, François Hollande concède qu’il avait annoncé, quelques heures avant l’attentat de Nice, que l’état d’urgence serait levé le 26 juillet. « J’ai dit que nous arrivions dans une période où on avait moins besoin de l’état d’urgence tout en maintenant une protection élevée », nuance-t-il, ajoutant qu’en tout état de cause, aucune perquisition n’aurait permis « d’éviter le crime odieux » perpétré sur la promenade des Anglais.
« Après les attentats du 13 novembre 2015, nous avions estimé que nous devions continuer à vivre. Nous aurions cédé au chantage terroriste si nous avions renoncé à sortir, à aller sur les terrasses ou dans les spectacles », souligne encore l’ancien président de la République, avant de lâcher une autre petite phrase, cette fois-ci destinée à son successeur Emmanuel Macron. « Moi, je ne souhaitais pas qu’on introduise dans le droit commun les mesures de l’état d’urgence. » C’est chose faite depuis novembre 2017.
Des réponses en forme d’esquive
Pour François Hollande, les choses sont claires : « L’État a fait son devoir, tout son devoir. » Selon lui, « la seule question » qui pourrait éventuellement se poser concerne l’organisation même des festivités du 14 Juillet à Nice. Fallait-il maintenir un tel rassemblement, alors que la menace terroriste était encore très élevée, partout sur le territoire ? « La réponse de leur part [du préfet et de la mairie qui ont participé aux réunions préparatoires – ndlr] a été “oui”. Ensemble. » Lui n’y est pour rien.
L’ancien chef de l’État affirme, en outre, qu’« il n’y avait pas plus ou moins qu’ailleurs de vigilance sur la ville de Nice ». « C’est partout que nous devions être attentifs », dit-il. Sans surprise, Bernard Cazeneuve confirme : « Il n’y avait pas, le 14 Juillet, à Nice et en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, de matérialisation particulière de ce risque qui aurait justifié de la part du ministère de l’intérieur la mise en place d’un dispositif particulier. […] S’il avait fallu, au nom d’une menace générale terroriste, annuler cet événement, il aurait fallu annuler toutes les manifestations. »
Pressés de questions, les deux hommes esquivent. « Ce n’est pas le président de la République qui inscrit au fichier S », fait valoir le premier, en réponse à une interrogation sur le profil du terroriste Mohamed Lahouaiej Bouhlel. « Il y avait, le soir du 14 Juillet, 15 000 manifestations organisées en France. Là, on rentre dans un niveau de détails qui ne peut pas être maîtrisé par le ministre de l’intérieur », indique le second au sujet de l’absence de plots en béton sur la promenade des Anglais.
À la barre, Bernard Cazeneuve multiplie les chiffres de telle façon qu’on ne sait plus auquel se référer pour comprendre combien de policiers nationaux étaient réellement affectés sur place, le soir de l’attentat. « On parle bien de 64 agents ? », demande Laurent Raviot. Pour des milliers et des milliers de personnes, précisent plusieurs avocat·es. « Oui », répond l’ancien ministre de l’intérieur, assurant que « les effectifs de la police nationale ce soir-là étaient de 20 % supérieurs à ceux de l’année précédente ».
Dans ce cas, poursuit le magistrat, comment expliquer que la plupart des parties civiles ont noté « une nette différence » entre le dispositif de sécurité mis en place pour les festivités du 14 Juillet et ceux de l’Euro, organisé quelques jours plus tôt ? « Je pense que la différence d’appréciation entre les deux dispositifs s’explique par le fait que les deux événements n’étaient pas de la même nature, tente Bernard Cazeneuve. Quand vous sécurisez une fan zone, vous sécurisez un espace clos. Là, c’était un espace de circulation sur un périmètre beaucoup plus large. »
Cette réponse, comme toutes celles qui ont été formulées lundi après-midi, ne paraît guère convaincre la salle d’audience. À plusieurs reprises, des soupirs d’agacement se font entendre depuis le banc des parties civiles. Maintes fois, leurs conseils rectifient les assertions lancées à la barre. Après plusieurs heures de déposition, toutes les questions des victimes restent en suspens. François Hollande avait prévenu : « Le procès n’éteindra pas leurs souffrances et leur chagrin. »