Contre le communautarisme, la circulaire Castaner fait feu de tout bois 

Hygiène, sécurité, fraude… Les préfectures peuvent désormais s’en prendre par des moyens détournés aux lieux jugés problématiques sur le plan religieux. Lancée en 2018, l’expérimentation s’est généralisée depuis novembre. 

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À l’issue d’un déplacement à Mulhouse, ce mardi, Emmanuel Macron a commencé à dévoiler comment il entend s’attaquer au communautarisme religieux. Ou plutôt, comme il le dit désormais, au « séparatisme islamiste ». Le président s’engage ainsi sur le terrain glissant où il semblait ne pas vouloir s’attarder au début de son mandat : se focaliser sur l’islam, sa place dans la République et son poids dans les quartiers. Ces « annonces » présidentielles, prévues de longue date mais sans cesse retardées, doivent s’étaler jusqu’après les municipales. En attendant, le ministère de l’intérieur fait office de laboratoire de ce nouvel interventionnisme. 

Le 28 novembre 2019, un séminaire consacré à « la lutte contre l’islamisme et le repli communautaire » se tient place Beauvau. Christophe Castaner accueille cinq membres du gouvernement – Laurent Nuñez, Nicole Belloubet, Marlène Schiappa, Jean-Michel Blanquer, Julien Denormandie – et 125 préfets. Avant d’assister à l’intervention du chercheur Bernard Rougier, directeur de l’ouvrage Les Territoires conquis de l’islamisme, l’assemblée écoute le ministre de l’intérieur leur présenter la prochaine « offensive républicaine » qu’ils devront mener ensemble. 

« Le terrorisme et la radicalisation sont bien souvent les parties émergées de l’iceberg », démarre Christophe Castaner qui, sous l’impulsion du président de la République veut s’en prendre à « un mal plus profond » : « l’islamisme et le communautarisme ». Balayant d’un revers de main les soupçons « d’islamophobie » ou de dérive « liberticide », il demande aux préfets « d’en faire une mission prioritaire ». De « garder les yeux ouverts ». De se montrer « attentifs, vigilants ».  

La veille, le ministre de l’intérieur a signé une circulaire de « lutte contre l’islamisme et contre les différentes atteintes aux principes républicains » (document ci-dessous) au ton martial : « Nous constatons sans pouvoir l’accepter, en plusieurs points du territoire national, que certains, au nom d’une conception dévoyée de la religion, tentent de soumettre l’espace social et politique à des règles particulières qui ne sont pas celles de la République. » Le « séparatisme » n’étant pas encore dans l’air du temps, Christophe Castaner préfère emprunter une autre expression au chef de l’État : « Les tentatives de sécession. »

Circulaire du 27 novembre 2019 relative à la «lutte contre l'islamisme et contre les différentes atteintes aux principes républicains». © Mediapart

Pour les « combattre », les préfets sont invités à approfondir leur collaboration avec d’autres administrations : endiguer, avec l’Éducation nationale, « les stratégies d’évitement scolaire » ; travailler sur l’égalité entre les hommes et les femmes, avec le secrétariat d’État ; signaler à la justice tout ce qui pourrait constituer une infraction pénale. Dans une circulaire du 10 janvier 2020 « relative à la protection de la laïcité et à la lutte contre la radicalisation et le communautarisme », Nicole Belloubet livre d’ailleurs aux magistrats du parquet une sorte d’aide-mémoire. La ministre de la justice leur rappelle qu’il convient de lancer des poursuites lorsqu’ils constatent des délits en rapport avec la religion : dérives sectaires, profanations de cimetières, vols dans des enceintes religieuses, tags antisémites, outrages sexistes, propos faisant l’apologie du terrorisme, provocation à la haine, etc. 

Au-delà de ces évidences interministérielles, la circulaire de Christophe Castaner incite aussi les préfets à user généreusement de leurs pouvoirs de police pour sanctionner des personnes physiques ou morales – commerces, associations, écoles, lieux de culte, clubs de sport – susceptibles de participer au « repli communautaire », sans se fonder explicitement sur ce soupçon pour motiver leur action. 

Il était déjà possible, depuis la loi SILT du 30 octobre 2017, de fermer des lieux de culte sur décision administrative parce qu’ils auraient diffusé des appels à la haine ou des propos relevant de l’apologie du terrorisme. Sept mosquées ont été fermées dans ce cadre en deux ans, selon le bilan dressé par Christophe Castaner mardi dernier

Mais la circulaire Castaner va plus loin. « Dès qu’il existe des doutes » sur le caractère islamiste ou communautariste d’un lieu, explique le ministre dans son discours du 28 novembre, les préfets sont encouragés à multiplier les inspections et autres contrôles sur le respect des normes en matière d’hygiène, de sécurité, de droit du travail, de droit des étrangers, de paiement des cotisations sociales (CAF, Urssaf) et autres impôts. 

« Si des manquements sont établis, poursuit Christophe Castaner, je vous demande de décider des fermetures administratives sans hésiter. Je pense aux débits de boisson qui deviennent des lieux de rassemblement islamiste. Je pense à certains lieux de culte, à certaines écoles et certains centres culturels et sportifs qui se transforment en incubateur de haine. » Puisque le bandit Al Capone a été coincé grâce à la fraude fiscale, ne serait-il pas possible de combattre l’islamisme en chassant les extincteurs manquants dans les mosquées ? 

Avant que la circulaire ne généralise ces mesures à l’ensemble du territoire français, une expérimentation se déroulait déjà depuis février 2018 dans treize départements, dont la liste complète n’a jamais été rendue publique. Contactés, le ministère de l’intérieur et le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), chargé de piloter l’opération, refusent de la fournir. 

En tout, quinze quartiers « particulièrement sensibles » ont été sélectionnés. Ils ont en commun, selon le ministère, d’avoir constitué des viviers de départs vers le djihad en Syrie et d’être marqués par le communautarisme.  

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Christophe Castaner en déplacement à Strasbourg, le 14 février 2020. © Abdesslam Mirdass / Hans Lucas

Après presque deux ans d’expérimentation, Christophe Castaner a livré un premier bilan en novembre. « 1 030 contrôles d’établissements recevant du public » ont été réalisés, aboutissant à la fermeture administrative de « 133 débits de boissons, 13 lieux de culte, quatre écoles et neuf établissements culturels ». Certains ont rouvert, à condition d’avoir montré des changements. Le ministre ajoute avoir « attaqué le mal au porte-monnaie » : « 7 083 opérations de contrôle contre l’économie souterraine ont été menées et nous avons pu redresser pour plus de 17 millions d’euros. » Ces chiffres ont légèrement augmenté depuis : à ce jour 150 débits de boisson, 15 lieux de culte, cinq écoles et 12 établissements culturels ont été fermés en France, tandis que les recouvrements atteignent 20 millions d'euros. 

À l’approche du plan promis par Emmanuel Macron, aucune des autorités impliquées n’accepte de détailler davantage les résultats obtenus, de citer des exemples de lieux fermés ou d’esquisser des conclusions qualitatives sur ces mesures. Mediapart a contacté les préfectures de dix départements cités par Le Figaro comme abritant l’expérimentation : la Seine-Saint-Denis, les Yvelines, les Alpes-Maritimes, la Haute-Garonne, le Bas-Rhin, le Haut-Rhin (où Emmanuel Macron est en visite ce mardi), les Bouches-du-Rhône, le Rhône, l’Hérault et le Doubs. Des réunions mensuelles, présidées par le préfet et le procureur dans chaque département, examinent les cas particuliers et les transmettent au CIPDR, un organisme interministériel placé sous l’égide de Matignon et dirigé depuis octobre 2019 par le préfet Frédéric Rose. 

Une seule préfecture, celle du Bas-Rhin, a accepté de communiquer spontanément un bilan local du plan, mis en place dans deux quartiers de Strasbourg depuis l’an dernier. Dans le département, l’expérimentation a débouché sur « près de 3 millions d’euros de recouvrements divers, six fermetures administratives ou injonction de travaux pour des établissements commerciaux, deux fermetures de lieux de culte pour manquement grave à la législation sur les établissements recevant du public (ERP) et l’engagement de poursuites pour un cas de scolarisations clandestines ». On ignore de quels établissements il s’agit et si ces décisions ont fait l’objet de contestations. 

Ce vendredi, Christophe Castaner s'est rendu en Seine-Saint-Denis pour installer officiellement la « cellule de lutte contre l'islamisme et le repli communautaire » (CLIR) du département, dans lequel trois quartiers participent à l'expérimentation depuis deux ans.

À cette occasion, la préfecture a livré ses chiffres : en Seine-Saint-Denis, 143 établissements ont fait l'objet de contrôles sur la foi de signalements venus soit des services de renseignement – s'intéressant principalement aux lieux fréquentés par les personnes qu'ils surveillent – soit d'autres « capteurs » (Éducation nationale, associatifs, élus...). Ces contrôles ont débouché sur 30 fermetures administratives temporaires (dont quatre mosquées et une église évangéliste), aucune d'entre elles n'ayant été annulée par le tribunal administratif. Un tiers de ces lieux ont rouvert depuis, après avoir procédé à une mise aux normes ou changé de gérants.  

La préfecture de Seine-Saint-Denis a insisté sur l'exemple d'une « école clandestine » découverte à Aulnay-sous-Bois, dans laquelle une cinquantaine d'enfants de 3 à 6 ans partageaient « une promiscuité effrayante » dans des locaux « à la sécurité très sommaire ». Encadrés par des femmes « qui n'avaient aucune formation pour s'occuper de très jeunes enfants », ces enfants n'avaient « aucune activité en plein air », selon la préfecture, et ne recevaient aucun enseignement conforme aux canons de l’Éducation nationale. La fermeture administrative date du 14 janvier dernier. 

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