A Calais, la vie «avec et contre» les migrants

En un an, le nombre de migrants a doublé dans la «New Jungle»: six mille personnes y vivent dans des conditions épouvantables. Dans cette région où Marine Le Pen est tête de liste, la maire LR de Calais, Natacha Bouchart, n'hésite pas à dire que les migrants sont une «richesse culturelle» tout en les reléguant dans une ancienne décharge. Entre gestes de solidarité quotidiens et manifestations bras tendus, la ville est pleine d'ambivalences.

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Illustration 1
© 

Calais, de notre envoyée spéciale. - Le jour, ils croisent leurs silhouettes dans Calais. La nuit, ils savent qu'ils tentent leur chance pour passer en Angleterre. Que pensent les Calaisiens de ceux qu'ils appellent les migrants ? Dans cette cité portuaire de 75 000 habitants, communiste jusqu'en 2008 et désormais à droite, ces voyageurs sont devenus un enjeu, mais presque tous ignorent ce que ces quelque 6 000 exilés de passage, relégués dans la boueuse « jungle » à l'écart de la ville vivent vraiment.

Sur la route de Gravelines, à quelques centaines de mètres de la new jungle, le bidonville des exilés de Calais, Ghislaine se gare devant sa petite maison blanche. Les migrants ? « On n'a pas de problème avec eux », dit cette retraitée, ancienne auxiliaire de vie. Il y a quelques années, elle a donné « des vêtements, de l'eau, des chaussures, à manger ». Pas de problème, mais elle refuse de laisser sa petite fille prendre le bus vers le collège, parce que sur la ligne qui va du bidonville au tunnel, « ça pullule d'étrangers ».

Son mari Robert, ancien cadre dans la sidérurgie, a remarqué, lui, des attroupements devant sa haie certains soirs. Tous le nez dans leur smartphone. « J'ai fini par comprendre qu'ils utilisent mon wifi. Ça ne me dérange pas, mais ils parlent fort. Alors j'éteins, ils finissent par partir », dit-il un peu gêné. Ghislaine a l'impression d'être à la fois « avec et contre ». Comme beaucoup de Calaisiens, elle est pleine d'ambivalences. D'abord, elle est « contre le système qui ne trouve pas de solution ». Ensuite, elle trouve que les migrants « se croient un peu trop chez eux », par exemple « quand ils tâtent le pain » au Lidl de la rue Molien. Elle se tourne vers Robert. « Comment s'appelle leur pays, où il y a la guerre ? » « La Syrie ? » dit l'homme. « Oui, la Syrie. Ils devraient rester là-bas. Les gars, il faut qu'ils prennent les armes, qu'ils ne laissent pas tout tomber. »

Illustration 2
La « New Jungle » de Calais, le 1er octobre 2015 © Pascal Rossignol / Reuters

Ils sont soudanais, érythréens, afghans, syriens, iraniens. Les Calaisiens les perçoivent de loin. Depuis l'autoroute, ils voient les cabanes de plastique bleu, et les barrières de quatre mètres surmontées de barbelés-rasoirs qui enserrent la rocade et l'accès au port et lui donnent une allure de camp retranché. Ils croisent ceux qui marchent sur les bandes d'arrêt d'urgence, ou roulent à vélo dans la ville. Ils ont des nouvelles à la télévision, ou sur les réseaux sociaux : des poids lourds pris d'assaut sur la rocade, des migrants nez à nez avec un ours polaire dans un camion, des bagarres dans la jungle.

Il y a des rumeurs d'agressions, de vols, et puis la litanie des morts qui tentent le passage, comme un voile de malheur sur la ville. Le 15 octobre, c'était une Syrienne de 26 ans, Nawal, rapporte Le Monde, percutée sur l'A16 par un taxi qui ne s'est pas arrêté. Le lendemain, un Afghan de 16 ans mis en pièces par un train de marchandises près du tunnel. En tout 19 morts en 2015, dont trois femmes, et quatre mineurs. Fauchés ici par nos trains, noyés dans nos ports, et écrasés sous nos poids lourds, mais plus la liste s'allonge, plus ils semblent désincarnés.

Un peu plus loin, voici Jean-Charles, boucher intérimaire, en treillis, occupé à étaler du sable devant chez lui, sous l'averse. Matin et soir, il les voit passer par dizaines, vers le tunnel et retour. Il les croise quand il chasse, près de l'ancien centre aéré Jules Ferry, devenu le lieu des repas, les douches, et d'une partie des soins, où on peut charger son portable, et où logent une partie des femmes. « Ils m'embêtent pas », dit Jean-Charles avec chaleur. « Je dis bonjour, ils disent bonjour. » Mais il a du mal à les comprendre. « Ils marchent sur la moitié de la route, c'est à nous de nous pousser. Même à vélo ils sont dangereux. Si on les fout en l'air, qui c'est qui sera en tort ? C'est nous. Il y en a même qui traversent l'autoroute. »

Ils traversent pour aller au tunnel, en coupant à travers les espaces verts entre les voies. Il sait qu'on a trouvé le corps d'un Marocain dans la mer à Gravelines. « Je l'ai lu dans le journal. » Il a dérivé après s'être noyé dans le port de Calais. Il tentait de rejoindre un ferry à la nage. Jean-Charles n'en revient pas. « Vous allez sauter dans l'eau par ce temps-là, vous ? À 6-7 degrés ? Vous êtes tétanisé ! Je pêche la crevette, je ne vais pas à l'eau sans combinaison. »

Comme beaucoup, il met tous ces drames sur le dos des passeurs. « Ils vendent du rêve. Ils font croire qu'on peut aller en Angleterre comme une lettre à la poste. [Les migrants] paient pour se faire tuer. » Mais ceux qui se jettent à l'eau ou sur les trains n'ont plus d'argent pour un passeur. « Ils sont entassés là-dedans, avec des enfants. » Il montre la direction de la jungle, derrière le pont. « Je suis pas raciste, mais c'est pas un endroit pour les gosses. » Une fois, sa fille adolescente s'est fait « agresser » à l'arrêt de bus. Ils étaient quatre ou cinq, ils avaient bu. « Elle est partie en courant. Ça s'est arrêté là, heureusement. » Il laisse des palettes et des chaises devant sa maison pour les exilés. « Je n'aime pas qu'ils se servent. Il y en a qui sonnent chez moi, ils me demandent. Là, je dis d'accord. » Quand il rénovait sa façade en briquettes blanches, certains le complimentaient. « Ils me disaient “good, good”. » Il lève le pouce.

La New Jungle, troisième ville du Calaisis

En ville, ils sont devenus presque invisibles. Carole, commerçante, les voit à peine dans sa boutique de Calais-Nord, un des deux « centres-villes » de Calais. Sauf pendant les manifs. « C'est le seul souci. Il y en a eu pas mal. Ça bloque la ville, ça nous empêche de travailler. » Elle aussi donne des habits, des chaussures. Et des palettes, pour les cabanes. Mais « ils sont trop nombreux. On est dépassé ».

Dépassé aussi par l'image de souffrance que Calais renvoie au monde. « Les journalistes donnent beaucoup de négatif. Cet été, on a eu moins de touristes, ça a fait mal. » Un week-end, aux Pays-Bas, on lui a dit : « Calais? Ah là là, qu'est-ce que vous devez en voir ! » Elle soupire. « Comme si la ville était un coupe-gorge ! C'est vrai que quand on voit les CRS, les migrants, les camions, dans l'esprit des gens, la ville est en guerre. » Elle jette un œil dans la rue : personne, juste des rafales de vent qui secouent son enseigne. Elle a perdu 30 % de son chiffre d'affaires.

Même chose pour Mireille, une autre commerçante. Celle-ci ne se plaint pas. Elle parle d'eux avec tendresse. Elle trouve que les exilés ont des « bonnes bouilles ». Elle leur fait des « coucou » en voiture dès qu'elle en croise, et adore les sourires qu'ils lui rendent. « Quand les gens râlent, je leur dis “imaginez que ça vous arrive”. » Elle ne comprend pas qu'on détruise l'ancien hôpital de Calais en centre-ville, où il y aurait « de quoi loger du monde ». Claude, commerçant aussi, n'a rien non plus contre les migrants – « ce qu'ils vivent est inhumain » –, mais contre « les passeurs, qui s'en mettent plein les poches, et paradent en ville ». Ce qui l'inquiète surtout, ce sont les Calaisiens. « On était ancré à gauche, communiste pendant des années, et voilà que le Front national a failli emporter un canton, à quelques voix, contre la droite, et avec une candidate inconnue, pas charismatique. »

Dans le quartier populaire du Beau Marais, ancien bastion communiste, quartier le plus pauvre du département selon l'Insee, le FN était majoritaire aux départementales, avec des pointes à 65 % dans certains bureaux, et des appels au meurtre raciste en réponse aux questions de La Voix du Nord au soir du second tour, le 30 mars. Sur le canton de Calais 2, pour les seuls quartiers de Calais, le FN est à 54,8 % des suffrages exprimés face au candidat socialiste. Dans le canton de Calais 3, le FN a failli l'emporter, à 49,5 % des exprimés. Le chômage vient d'enregistrer une hausse, à 16,5 % selon la maire, avec, entre autres, les pertes d'emplois chez MyFerryLink.

À un arrêt de bus du Beau Marais, deux « mères au foyer » s'énervent quand on leur parle des migrants. « Ils nous emmerdent », lance la plus âgée. Comment ? « Ils nous regardent des pieds à la tête. » Et puis aussi : « Quand ils vont à la poste, ils retirent 200 euros, alors que nous, on fait nos courses au centime près. Ils poussent des caddies remplis de bière, et nous on galère à donner à manger aux gosses. » Les chariots remplis de nourriture et de bière, qu'ils poussent jusqu'à la jungle, sont les denrées vendues au détail ensuite dans les échoppes.

La jungle est désormais une petite ville, avec ses lieux de culte, ses restaurants, ses écoles, sa bibliothèque, même quelques petites boîtes de nuit. Le nombre de migrants sur le bidonville a grimpé à plus de 5 000, voire 6 000, selon les chiffres de la préfète, Fabienne Buccio, annoncés à Reuters vendredi. Ce qui ferait de la jungle, remarque au passage La Voix du Nord, « la troisième ville du Calaisis ».

Illustration 3
Une boutique dans la « New Jungle », le 16 octobre 2015 © Philippe Wojazer / Reuters

Pour combattre les idées reçues et les rumeurs, Julien Saison, photographe, a organisé une rencontre avec des collégiens dans la Bibliothèque universitaire de Calais et des Soudanais du Darfour, des Afghans, des Érythréens, en novembre 2014. Il raconte : « Ces collégiens étaient le reflet spontané, naïf de ce que pensent leurs parents. Par exemple, ils ont demandé “pourquoi on leur donne 80 euros par jour et par personne ?” » Il a fallu expliquer que les exilés de Calais ne perçoivent rien. Mais aussi qu'ils vendent tout pour venir jusqu'ici, ou s'endettent. Et que seuls les demandeurs d'asile touchent un peu moins de 12 euros par jour.

Les migrants ont raconté les raisons de leur départ, les compagnons de voyage morts de soif en Libye, leur vie d'avant. Les jeunes ont évoqué des agressions, des vols, dont ils n'avaient pas été témoins, mais dont on leur avait parlé. Le photographe a noté la réponse d'un exilé : « Parmi nous, certains boivent parfois un peu trop d'alcool et deviennent agressifs, mais j'ai aussi vu des jeunes Français se battre un soir à la sortie d'un bar. » Le photographe conclut : « À la fin, les jeunes leur ont dit “bonne chance, on vous comprend”. »

Comment créer le contact ? « On voudrait informer les gens, rétablir certaines vérités », dit Coline, de l'association Le Réveil voyageur. On ne sait pas comment s'y prendre. Des rencontres, des apéro-débats, des apéro-quelque chose...». Le Réveil voyageur a tenté un stand sur le marché un jour, avec du thé et des madeleines, ça n'a pas marché. « Il faisait froid et gris, ça n'a peut-être pas aidé. »

« L'essentiel des vols et agressions a lieu dans la jungle »

L'ambiance s'est tendue il y a deux ans. En octobre 2013, quelque 350 migrants vivaient dans les squats de la ville, soit 17 fois moins qu'aujourd'hui. La maire de Calais poste sur Facebook un appel à « signaler » toute présence de squat, par un mail dédié. Elle a voulu « provoquer un peu », explique-t-elle à l'AFP, « comme c'est en centre-ville, il y a aussi la population qui a du mal à appréhender ces squats ».

Philippe Wannesson, blogueur, qui préside à l'époque l'association La marmite aux idées, réplique le lendemain sur son blog que la « délation » entre voisins existe déjà : « Les exemples concernant des personnes (…) recevant chez elles des exilés sont multiples, entraînant des démarches de la police auprès du voisinage et des propriétaires, parfois de manière répétée et insistante. » Depuis, la sénatrice-maire LR a réussi à faire adopter une proposition de loi anti-squat à l'unanimité au Sénat, et à l'Assemblée, qui met fin au délai des 48 heures au-delà desquelles on ne pouvait plus invoquer le flagrant délit pour expulser des squatteurs.

Autre nouveauté de l'automne 2013 : le groupe d'extrême droite Sauvons Calais, mené par Kevin Rèche, un militant d'une vingtaine d'années qui met Alexandre Gabriac (le fondateur des jeunesses nationalistes, exclu du FN après avoir été pris en photo faisant un salut nazi) sur la liste de ses « idoles » et s'est tatoué une croix gammée sur la poitrine. En février, le collectif entraîne avec lui quelques habitants de Coulogne, près de Calais, et crée un groupe qui se présente comme « riverains en colère ». Des crânes rasés surtout, déchaînés contre l'installation d'un « squat de migrants » dans une maison abandonnée.

Il n'y a aucun migrant, mais deux Français et un Britannique, raconte Nord Littoral. Quelque 70 personnes menacent, insultent, jettent des pierres. La grille de la maison est forcée, des vitres cassées. Sur la page Facebook de Sauvons Calais, on lit : « Pour un Kosso tué, une boîte de cartouches offerte. » (« Kosso », raccourci de Kosovar :  à la fin des années 1990, les premiers migrants fuyaient la guerre du Kosovo.) La grange est incendiée. Les squatteurs partent. Un autre groupe naît, en réaction : “Calais, ouverture et humanité”, animé entre autres par Séverine Mayer, blogueuse sur Mediapart.

L'heure de gloire de Sauvons Calais arrive le 7 septembre 2014, avec une manifestation. Bras tendus devant l'hôtel de ville, écussons de la division Charlemagne repérés sur certains manifestants venus de toute la France. Des appels au meurtre de migrants fleurissent sur le net. Le procureur de Boulogne-sur-Mer a ouvert une enquête pour incitation à la haine raciale. Aujourd'hui, un autre collectif est né, les Calaisiens en colère, parmi lesquels quelques riverains de la jungle. Le collectif, censé être « apolitique » et « non raciste », rapporte La Voix du Nord, donne la parole à deux anciens candidats FN aux municipales, lors d'une manifestation le dimanche 4 octobre, interdite par la maire Natacha Bouchart, mais autorisée par la préfecture. Les slogans : « Calais aux Calaisiens », « La France aux Français », « On est chez nous ».

Illustration 4
4 octobre 2015, manifestation anti-immigrés à Calais. © Pascal Rossignol / Reuters

Le mois suivant, des policiers manifestaient et dénonçaient dans Nord Littoral ce qu'ils qualifiaient de « nouveaux comportements de la part de migrants », pour réclamer des effectifs supplémentaires. Il y a un an, la ville avait connu plusieurs témoignages d'agressions sexuelles et de vols de téléphones portables. Les victimes désignaient des migrants. Une nouveauté, qui peut s'expliquer par la multiplication du nombre d'exilés. Les migrants étaient alors plus de 2 000 dans la ville. La patronne d'un salon de coiffure avait expliqué s'être fait voler une centaine d'euros et des shampooings par cinq migrants. Un des hommes avait poussé la vendeuse, elle était tombée.

La patronne a témoigné tout en nuances au micro de l'émission Les Pieds sur Terre, sur France Culture : « Comme ils ne doivent plus rien avoir, ils commencent à voler. Je ne vais pas dire que je les comprends, parce que c'est pas normal. Mais je peux pas être contre eux parce que c'est quand même de la misère de voir comme ça des gens déambuler dans les rues sans rien. » Aujourd'hui, elle ajoute : « Je pense que c'était une mauvaise équipe qui était là à l'époque. »

François Guennoc, de l'association l'Auberge des migrants, relativise : « L'essentiel des vols et des agressions a lieu dans la jungle, entre réfugiés. Des vols de papiers, des vols de chaussures, et du racket. On peut réclamer 200 euros à quelqu'un pour lui rendre des papiers. » Et des cas de violences contre les femmes, difficiles à évaluer. Il y a en ce moment 1 300 policiers et gendarmes dans le Calaisis, dont des patrouilles dans la jungle. La maire, Natacha Bouchart, a réclamé lundi 19 octobre sur RMC la présence de l'armée. « Il ne serait pas inopportun que l’armée puisse venir surveiller, rassurer, peut-être aussi démanteler certains réseaux. » Et le soir dans un communiqué, elle demandait qu'un texte, « voté au Sénat, et qui permet d’obliger les migrants à s’identifier par photographies ou par le prélèvement de leurs empreintes, soit rapidement mis en place ».

Pour la maire, les migrants sont une « richesse culturelle »

Il y a des violences de la part d'une poignée de locaux, d'une autre ampleur, contre les migrants. Depuis juin, au moins neuf Africains ont été tabassés par trois personnes, deux hommes et une femme, circulant dans une voiture noire, rapporte Libération. L'un d'entre eux a été laissé inconscient. Sept ont déposé plainte. L'enquête de police n'avance pas vite. Gilles Debove, secrétaire de FO Police à Calais, s'agace : « Les victimes ne répondent pas aux convocations ! Il paraît qu'elles ont peur qu'on leur prenne leurs empreintes. Est-ce qu'on prend les empreintes des gens qui déposent plainte ? Personne ne leur dit ? »

François Guennoc se souvient avoir essayé en vain de convaincre une victime. « On lui a bien dit qu'il ne risquait rien, on a insisté, il n'y a rien eu à faire. » D'autres victimes ont accepté de témoigner. En juin 2014, Frédéric D., vigile, avait tiré avec une carabine à plombs perforants sur un Soudanais et un Érythréen, qu'il avait blessés. Il a été condamné à six mois de prison ferme.

Des manifestations de 300 à 400 personnes, Syriens, Iraniens, Afghans, Soudanais, ont traversé la ville plusieurs fois ces derniers mois pour réclamer le passage en Angleterre sans risquer de mourir et enrichir les mafias. Place d'armes, au port, devant la mairie, parfois le samedi au moment des mariages, ce qui exaspère la maire. Elle parle de « trouble à l'ordre public », accuse les militants No Border de manipuler les migrants, ce qu'ils contestent. « Les manifestations démarrent toujours à l'initiative d'un groupe d'exilés. Les activistes impriment des flyers, et communiquent l'info aux autres groupes d'exilés », dit une femme, membre de l'association Le Réveil voyageur, et proche des No Border. « C'est décrédibiliser les exilés de laisser croire qu'ils ne pensent pas par eux mêmes. »

La maire renvoie dos-à-dos d'un côté les No Border et de l'autre les collectifs Sauvons Calais et Calaisiens en colère, interdisant leurs manifestations, parfois contre l'avis de la préfecture. En même temps, Natacha Bouchart (tête de liste LR aux régionales pour le Pas-de-Calais derrière Xavier Bertrand, dans une région que brigue Marine Le Pen qui fait son miel du chaos) multiplie les déclarations anti-FN, et répète à l'envi que les migrants sont une « richesse culturelle exceptionnelle » pour sa ville.

Illustration 5
Janvier 2015, Calais. Philippe Wannesson, militant et créateur du blog « Passeurs d’hospitalité ». © Olivier Jobard/MYOP

C'est aussi elle qui a souhaité, et obtenu de l'État, de faire déplacer les migrants hors de la ville, sur une ancienne décharge à côté de trois usines chimiques en activité – dont l'AFP indique ce 19 octobre qu'elle est en partie située en zone Seveso –, près de l'ancien centre aéré Jules Ferry, en bordure de la ville, en mars 2015. Fin mars, le sous-préfet en personne a fait le tour des squats et indiqué aux exilés qu'ils ne seraient tolérés que dans cet espace. Malgré les cris d'alarme d'associations qui réclamaient depuis longtemps « des petites unités, gérées par des organisations de type HCR », la New jungle est devenue la jungle officielle. Une étendue de sable et de dunes battue par les vents, où on patauge dès qu'il pleut, et qui devrait se révéler dure cet hiver.

En début de semaine, déjà, les nuits sont descendues à 5 degrés. En attendant, parmi les humanitaires, on estime qu'il passe chaque jour entre 15 et 100 migrants en Angleterre, et qu'il en arrive entre 100 et 200 sur la jungle. Avec les difficultés du passage, les tarifs ont augmenté : 1 000 à 1 500 euros pour un passage classique, et autour de 6 000 euros avec camion aménagé et complicité du chauffeur.

En attendant de passer, ils sont là, ces exilés méconnus du Calaisien. Avec leurs douleurs, dans un lieu qui ne fait que les aggraver. Lou Einhorn Jardin, psychologue à Médecins du Monde, suit 20 à 25 migrants en consultation sur le camp. Elle soigne les traumas récents – la guerre et les tortures au pays, mais aussi les tortures sur la route, surtout dans les prisons libyennes –, et les traumas plus anciens qui se réveillent à la faveur de ce qui se passe à Calais – violences policières, expulsion d'amis vers le Soudan. Elle accompagne les endeuillés à chaque fois qu'il y a un mort. Avec en toile de fond le stress de cette vie absurde, dans le froid et la boue, à quelques dizaines de kilomètres du but. « C'est étrange de recevoir des gens en consultation dans un camping-car, dans un bidonville, et de se dire que leurs problèmes psychologiques sont en partie dus aux conditions de vie dans ce même bidonville. » Si proche de Calais, et si loin.

Voir la Une du Journal